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11 avril 2015 6 11 /04 /avril /2015 20:27

 

 

 

A la folie

Film de Wang Bing


 

Au vu de ce qu'on peut considérer comme son chef d'œuvre, l'immense "A l'ouest des rails", on imagine aisément la patience qu'il a fallu à Wang Bing pour aller filmer les pensionnaires d'un hôpital psychiatrique dans la région du Yunnan. Pour le cinéaste chinois, patience et discrétion vont de pair. Il lui en faut autant pour filmer en plan fixe "Fengming, une femme chinoise" - jusqu'à ce que le plan, peu à peu, imperceptiblement, nous conduise à la nuit - que pour braquer sa caméra dans cet espace particulier.

 Du plan fixe de "Fengming" à l'agitation induite par des personnes psychiquement imprévisibles, les défis de Wang Bing témoignent de sa capacité à explorer des champs du réel toujours renouvelés, bien que la matière humaine qui travaille son cinéma l'oriente vers les déshérités, la pauvreté. En restant dans la région du Yunnan, à la suite des "Trois soeurs du Yunnan", le cinéaste révèle son attention aiguisée à la réalité.

 Enjeu difficile donc que d'introduire sa caméra dans un hôpital psychiatrique, aux sujets nombreux, mouvants. L'ouverture initiale du film, sur un mode symbolique, se concentre sur une chambre baignée de lumière. Il s'agit moins pour Wang Bing d'y signifier sa volonté de percer à jour les lieux que de nous faire sentir son désir d'y chercher un peu de lumière. Durant les 3H47, on ne verra d'ailleurs plus un plan aussi lumineux, comme si, en définitive, ce plan inaugural informait le spectateur qu'il devra laisser son désir de clarté à la porte, une fois franchis les espaces intérieurs de cet hôpital.

 On ne s'étonnera pas de l'approche minimaliste de Wang Bing, consistant, à mesure que des malades entrent dans le champ, prennent la parole, à mentionner leur nom en incrustation, et la durée de leur internement. Cela va d'une vingtaine d'années pour les plus anciens à quelques semaines pour les plus récents. On n'en saura pas plus sur les raisons qui les ont amenés ici. Pour cela, il faudra attendre la fin du film. Par cette position, Wang Bing accorde au spectateur une liberté totale, évitant que toute désignation d'un individu n'oriente son jugement de manière uniforme.

 Pour autant, la démarche de Wang Bing ne consiste en rien à donner une perception floue de la réalité. La puissance de "A la folie" est avant tout cinématographique et Wang Bing, inexorablement, pour éviter une distance par rapport à ces corps multiples, opère une sélection. Elle peut reposer sur ce qu'on suppose être une sympathie avec certains malades. Cela paraît patent avec le jeune homme très à cheval sur les principes, qui donne des avis tranchés sur la façon dont l'institution devrait fonctionner. S'il regarde rarement frontalement la caméra, sa faconde a bien pour destinataire Wang Bing, par rapport auquel il initie une sorte de séduction histrionique.

 Cette complicité supposée ne conduit pas pour autant, chez le cinéaste, à une domestication de son sujet. Tout peut basculer dans "A la folie", et la scène ahurissante où le jeune homme décide de faire un jogging en est la preuve. Nous sommes en plein hiver, et le voir ôter pull, sous-pull, blouson avant de se retrouver torse nu, indique la volonté du sujet d'épater un peu la galerie. Dans la course qu'il entame - avec l'intention d'effectuer 20 tours dans le couloir de l'étage, qu'il révisera à 15 -, il y a un désir d'être suivi que le cinéaste honore en restant derrière lui avec sa caméra. Lorsqu'il accélère, la caméra tremble par l'effort de rester dans son sillage.

 Mais Wang Bing n'a pas besoin de se coller à ce point à un personnage pour qu'une scène bascule. Le film fourmille de longues séquences simplement remplies d'individus avec leur singularité propre et qui, subitement, peuvent orienter le tracé de la prise de vue vers des voies inattendues. Il y a encore, à cet égard, cette scène d'un homme tout nu, quittant soudain son lit et, après s'être emparé d'une cuvette, se précipite vers un lavabo dans le couloir. On a cru un temps que, mu par une pudeur paradoxale, il cherchait à aller uriner à l'écart de la vue de ses compagnons de chambre - les internés disposent d'une cuvette dans leur chambre dans laquelle ils urinent directement.

 On passera sur la chute de cet épisode, surréaliste, pour voir l'homme nu réintégrer la chambre, se coucher, alors qu'un autre entame un autre ballet : tenant dans la main une sandale, il se déplace d'un lit à l'autre en frappant contre le mur, à la recherche d'un ennemi invisible au spectateur (manifestement des mouches), en proclamant, en un battement ternaire digne d'une tragédie shakespearienne : "Meurs ! Meurs ! Meurs !" Une animation du plan qui procède d'une patience et d'une humilité, d'une confiance à laisser jaillir l'évènement, en ne craignant pas que des creux ne s'y installent.

 L'un des aspects les plus forts de "A la folie" tient, en plus d'un resserrement spatial - on quittera peu les chambres et le couloir - au climat hivernal qui informe littéralement les corps, accentuant à la fois leur solitude, tout en les engageant sur une autre voie : l'approche de l'autre. Des leitmotiv visuels parsèment le film, entre les malades disparaissant sous leur couette à ceux qui investissent le lit des autres, en quête de chaleur humaine. Tentative d'approche qui rend parfois délicate la rencontre amoureuse quand un homme, tentant de séduire une des rares femmes de l'hôpital, finit par se décider à aller regarder... la télé.

 Difficultés liées aux problèmes psychiques des uns, à des résistances farouches d'autres (comme cet homme qui refuse tout ce que lui propose sa femme). Quand on n'est pas assommé par les médicaments (réitération des froides séquences d'ingestion contrôlée des pilules), on peine quand même à asseoir dans ce contexte une identité. La régression guette, notamment lors d'une scène extrêmement émouvante d'un homme, nouvellement arrivé, dont les pleurs se transforment en hurlements. Errant contre les grilles, le regard au loin, comme cherchant une sortie, c'est par lui que se concentre cette impression d'une inhumaine condition. Des êtres humains parqués comme des animaux, initiant comme ils peuvent des gestes de survie.

 Wang Bing orchestre ce ballet tragique avec cette économie remarquable qui lui sied, jusqu'à ce qu'au sein d'une des séquences les plus rudes, intervienne un peu d'humour amer : une femme, à la force morale impressionnante, qui amène à son mari interné des clémentines qu'il pose sur le lit, engoncé dans son refus ; ce sont alors d'autres patients, un par un, qui viennent timidement se servir, et la femme laisse alors échapper ces mots : "On dirait un buffet ici". Parfois résonnent d'étonnants chants d'amour, aux paroles d'une douceur mélancolique, apaisant la dérive humaine. "A la folie" a la force d'une oeuvre qui laisse surgir la surprise d'un évènement et, dans son confinement spatial, fait résonner tout un monde.

 

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