« Tordre » © Patrick Imbert
Tordre
Conception et chorégraphie de Rachid Ouramdane
Avec Annie Hanauer et Lora Juodkaite
Elles sont deux. Cela suffit pour tisser tous les échanges possibles, les élans, les écarts, les transmissions. Pour le chorégraphe Rachid Ouramdane, le seul fait de proposer la présence de ces deux corps de femmes, au physique à priori dissemblables, permet d'échafauder des scénarii excitants. L'une, Annie Hanauer, fine, légère, attrape l'attention du spectateur avec son bras gauche, inachevé, prolongé par une prothèse. Quand à Lora Juodkaite, plus robuste, son vêtement noir ne masque pas un physique musculeux, mollets et cuisses en particulier.
"Tordre" est censé être un duo, pourtant la prestation des deux danseuses s'offre dans un écart manifeste, tout simplement parce qu'elles ne jouent pas dans la même cour. Lora Juodkaite danse depuis sa plus tendre enfance et, chorégraphe elle -même, s'est fait une spécialité des figures tournoyantes. C'est par elle que cette pièce se révèle une proposition singulière, puisque le même Ouramdane a déjà utilisé ses potentialités dans d'autres pièces ("Sfumato" et "Les témoins ordinaires").
Cet écart, au fond, génère une histoire secrète, souterraine, malgré le risque qu'encourt la pièce de ne pas créer d'harmonie entre les danseuses. Il y a même au fond quelque chose d'écrasant dans la prestation éprouvée de Lora Juodkaite : les longues séquences pendant lesquelles elle investit le plateau en tournoyant sont proprement envoûtantes, car si la répétitivité est essentielle dans "Tordre", il y est aussi question de variation de rythmes, d’espace parcourus, de gestes progressivement accélérés. "Tordre" arrive ainsi à créer les possibilités d'une rencontre, malgré la disparité de ses interprètes, l'accent mis sur l'équilibre plastique et chorégraphique de Lora Juodkaite. Il y a ainsi ce beau moment où Annie Hanauer, revenant sur la scène, s'interpose devant Lora Juodkaite pour en arrêter l'étourdissant rythme. Mais celle-ci repart à chaque fois.
Cet inaltérable mouvement n'accomplit pas l'écart, il dit au fond ce que ces tentatives de rapprochement contiennent comme promesses. "Tordre" en devient au fond une sorte de balade rêvée sur deux solitudes, dont la fragilité est du côté d'Annie Hanauer. Étendue sur une barre à droite de la salle, elle renforce par sa position alanguie cette dimension onirique. Moment étonnant qui voit la pièce basculer vers un aspect narratif, quand Lora Juodkaite, toujours en tournant, se met à dire un texte explicitant justement ce lien à déplier. Vraie prouesse de la part de cette danseuse d'origine lituanienne, où l'extériorité du mouvement crée un décalage avec cette voix qu'elle maintient dans un état suspensif de monologue intérieur. En dépit d'un manque d'équilibre de l'ensemble, ce seul passage troublant instille à "Tordre" une poésie et une grâce qu'on a envie de prolonger, même après un final en forme de retour dynamique à une réalité partagée.