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22 décembre 2018 6 22 /12 /décembre /2018 22:56

 

Après "2666" et ses 11 heures, le trentenaire Julien Gosselin propose un nouveau spectacle monstre (9h), en adaptant trois textes de Don DeLillo. Autour d'interrogations brûlantes sur la violence politique, il propose une mise en scène dont la rigueur formelle, flirtant avec le cinéma, ouvre sur des perspectives rituelles.

 

 

 

Joueurs, Mao II, Les noms

 

d'après Don DeLillo

 

Mise en scène de Julien Gosselin

 

Avec Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Adama Diop, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Antoine Ferron, Noémie Gantier, Carine Goron, Alexandre Lecroc-Lecerf Frédéric Leidgens, Caroline Mounier, Victoria Quesnel, Maxence Vandevelde

 

 

 

 Depuis « 2666 », on a fini par s'habituer à la démarche monstre de Julien Gosselin, consistant à proposer d'adapter des textes non originaires du champ théâtral, mais surtout à s'appuyer sur ces textes pour en faire des propositions fleuves. La trilogie « Joueurs, Mao II, Les noms » ne déroge pas à cette approche par son ampleur : un peu plus court que 2666 (9h !), les trois parties proposant des textes différents de Don DeLillo.

 

 On peut ainsi comprendre la démarche de Julien Gosselin consistant à procéder à une interrogation sur le monde contemporain, en s'appuyant sur « Joueurs » ou « Mao II ». Ces deux textes, qui font surgir une dimension violente, terroriste où revendicative, acquièrent une résonance particulière.

 

 Mais pris dans le moule de la mise en scène du jeune metteur en scène, la dimension littéraire ne se donne pas comme une donnée brute. Le début de « Joueurs », en gommant tout visuel spectaculaire, n'en rend pas pour autant le texte audible. De la bouche d'une comédienne, apparaissant uniquement sur un écran, le texte est proféré plus qu'il n'est dit. Ce n'est pas son sens qui est véhiculé, mais sa puissance d'affirmation. Ici, comme dans les autre volets, dans sa vocalisation exaltée, la parole tient lieu de profération oraculaire. Elle ouvre un champ d'immensité et d'exaltation infinies.

 

 Que les personnages ne soient au fond que des images pendant un bon tiers de ce premier volet en dit long sur la volonté de Gosselin. Si l'usage de la vidéo devient, sur les scènes de théâtre, quasiment une mode – dont Katie Mitchel serait la représentante emblématique – chez Gosselin, depuis «  2666 », il marque cette tendance à vouloir fondre le corps de l'acteur dans un récit où ce n'est pas tant le corps réel qui compte que sa dissolution dans une pure dépense où s’entremêlent sons, image, mouvements, mots.

 

 Cette radicalité dans l'effacement des corps crée une tension palpable entre représentation filmée des comédiens et leur présence effective dans les interstices de la scène : là où un écran, souvent suspendu, prend en charge une forme virtuelle des corps, les comédiens évoluent en contrebas, un rideau venant souvent créer un effet de voile. Là où cette démarche esthétique pourrait créer une sécheresse formelle, l'art du montage cinématographique donne une vivacité constante à la mise en scène. Cela tient aussi à la présence d'un technicien filmant les déambulations des comédiens. Vibration d'une caméra restituant les palpitations, le souffle de chacun ou chacune, jusqu'à créer des moments étonnants comme celui - prestidigitation de montage - où l'on se retrouve projeté à l'extérieur, dans un autre espace, sans que la continuité du filmage soit rompue.

 

 L'animation du langage, portée par des comédiens habités, donne des allures paradoxales aux pièces. Dans « Joueurs », l'engagement politique induit des conversations confinant aux joutes soixante-huitardes : on croirait ainsi plonger dans l'univers du Godard des années soixante, quand ses films interrogeaient, sur un mode marxiste, la société, et enrobaient les échanges entre ses acteurs d'une allure brechtienne.

 

 Le discours à l’œuvre dans « Mao II », est totalement orienté vers ce prisme révolutionnaire, et c'est en cela qu'entendre ces mots aujourd'hui laisse une drôle d'impression : celle de sentir plaquer des paroles d'un autre temps, quand même on voudrait les faire résonner avec des interrogations contemporaines. Pourtant, dans ce volet, on assiste à des prestations remarquables, particulièrement de la part de Frédéric Leidgens, dont l'élan dramatique transforme le moindre discours en flamme sensible. Gosselin, dans cette trituration du langage, aborde la scène d'une façon telle que les évidences s'en trouvent balayées : les paroles ne sont proférées que pour être pris dans le tissu des sons, les corps n'avancent que pour être recouverts d'un voile, toute dynamique est vouée à une sorte d'immobilité (les monologues).

 

 « Les noms » troisième volet de la trilogie adaptée par Julien Gosselin, est sans doute le plus fort. En l'occurrence, la pièce tire son attraction non pas d'une décharge de décibels ou de voix éructantes, comme cela s'est présenté dans les deux volets précédents, mais d'une forme beaucoup plus épurée. La musique, si présente tout au long du cycle, si essentielle dans la tapisserie qu'elle dessine, se déploie lentement, sur un mode mineur, empreinte d'une certaine mélancolie. Très inhabituelle dans le schéma dramatique définie les six précédentes heures, elle contribue à définir l'atmosphère globale de cette dernière partie : crépusculaire, mélancolique, terminale.

 

 C'est que dès l'abord, dans « Les noms », une forme d'épuisement des figures théâtrales apparaît, comme pour en tracer des effets de pureté, d'assainissement. Les corps, masqués par des écrans au début des deux premiers volets, se font plus immédiatement présents. Les comédiens sur scène sont moins nombreux, resserrés autour de quelques figures (Adama Diop, Frédéric Leidgens, Victoria Quesnel). Les seuls véritables éclats de voix se produisent d'ailleurs entre le couple formé par Adama Diop et Victoria Quesnel, et c'est précisément parce qu'on se trouve à hauteur d'homme, dans une intimité intense, que leur dispute prend une allure aussi humaine.

 

 Dans cette partition plus calme, Julien Gosselin redonne une vie supplémentaire au texte de DeLillo, qui est souvent diffusé sur grand écran, parfois alors que les comédiens jouent leur texte. On sent chez le metteur en scène une volonté de donner des pans entiers du texte au spectateur, comme un contrepoint à tout ce qui se trame sur scène où à l'image. « Les noms », au fond, dans sa thématique ésotérique, relie la disparition de corps à une épaisseur mystérieuse du langage. Il fait de la quête des hommes, dans une allure d’enquête policière, le ferment d'une apothéose. C'est ce qui rend la prestation finale de Frédéric Leidgens, dans un quasi monologue de près d'une demi-heure, si émouvante. Clarté du timbre, élans poétiques, installent une impression apaisante, avant le stupéfiant final, où les corps des comédiens, entre convulsions et élans chorégraphiques, composent un tableau proche d'une cérémonie de transe.

 

 Malgré sa forme apaisée, « Les noms » comprend certainement les passages les plus sidérants de la trilogie : au détour d'une scène filmée par le cameraman, un corps, logé dans un coin, se découvre, tel un cadavre en mouvements légèrement convulsifs. Prélude au moment le plus fort de la pièce, ou un comédien, recouvert de sang, répond à l'interrogatoire d'Adama Diop dans des contorsions invraisemblables, la bouche traversée par un mystérieux langage. Et c'est sans doute lorsque se mêlent techniciens et comédiens, dans une circulation effrénée, que le génie de la mise en scène de Julien Gosselin éclate : la disposition des bougies sur la scène participent de la création d'un tableau funèbre, dignes d’œuvres de peintres flamands, sans pour autant qu'un sentiment d'une indicible beauté ne frappe le spectateur, car tout est pris dans une dynamique de mise en scène inaltérable.

 

 

Du 17 novembre au 22 décembre, Théâtre de l'Odéon

En 2020, du 12 au 19 janvier, au Théâtre National de Strasbourg

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