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7 septembre 2021 2 07 /09 /septembre /2021 09:35

 A partir d'une nouvelle de Haruki Murakami, le cinéaste japonais Ryusuke Hamaguchi dresse, avec "Drive my car", le portrait de personnages en quête de vérité sur eux-mêmes.

 

 

 

Drive my car

 

Film de Ryusuke Hamaguchi

 

Avec Hidetoshi Nishijima, Toko Miura, Reika Kirishima, Masaki Okada, Sonia Yuan, Yoo-rim Park,Dae-young Jin

 

 

 Que Ryusuke Hamaguchi soit un cinéaste du langage, son dernier film « Drive my car » vient le prouver avec une ampleur majestueuse. Qui plus est, avec un opus comme « Senses », le déploiement de la parole est accolé à une durée cinématographique hors-norme. Constat évident dès l'entame du film, déjà plein de paroles, et qui pousse cet envahissement du langage jusqu'à lier, tout autant sur un plan fantasmatique qu'imaginaire la parole et la sexualité : les élans d'Oto, la condition de la jouissance, sont étroitement liés à sa capacité à formuler des récits durant l'acte sexuel avec Yusuke Kafuku, son mari.

 

 Une parole conçue comme outil de communication, évidemment, mais loin de sceller par son abondance les liens entre les personnages, elle représente tout autant un trou noir, ou vient se loger un puits de mystère, d'aspect indéchiffrable. Si le début (autant dire le prologue de 40 minutes, avant que le générique n'apparaisse) est marqué par ce flot de mots, il en signale aussi les limites, tant la capacité à dire ne masque pas les manques à dire. Chez Hamaguchi, cette tension entre la verbosité et la part de mystère des personnages est corrélée à ces rituels de communication purement japonais où chaque séquence verbale se fond dans une série de conventions impliquant aussi bien une politesse ritualisée (les fameuses courbettes) que des signaux validant la parole de l'autre. (« Drive my car » fourmille de ces mots approbatifs, courts, parfois un seul, qui viennent valider la parole de l'autre).

 

 Dans cette optique, le langage est loin d'acquérir une valeur performative, où les mots témoigneraient de leur puissance d'acte. Dans « Senses » un personnage, parlant d'un autre, lance cette phrase cinglante : « Il utilise tellement de mots pour dire qu'il ne sait pas ». Sauf que cette profusion de mots, éprouvés dans « Drive my car » balise les conditions pour établir un dialogue, même sur fond d'incertitude. Quand le jeune comédien révèle la fin de l'histoire que Oto racontait à Kafuku, l'incomplétude initiale révélait la faille relationnelle entre le metteur en scène et sa femme.

 

 C'est pourtant à partir de là que « Drive my car » se révèle un grand film de délégation : d'une parole prononcée à celui qui l'accueille – entre Oto et Kafuku, tout repose en effet sur une relation verbale que l'une (Oto) émet et que l'autre (Kafuku) doit combler, en devenant littéralement le porte-voix d'une parole émise dans un moment où l'érotisme atteint un haut degré d'inconscience.

 

 Cette relation entre Oto et Kafuku atteint un degré vertigineux puisque le dialogue, en quelque sorte, se poursuit post-mortem, dans la voiture, lorsque Kafuku répète la pièce de Tchekov. En cela, Hamaguchi renoue avec cette part de la culture japonaise où les morts investissent le champ des humains, pour se placer sur le même plan, à la manière de ce superbe moyen-métrage qu'est « Heaven is still far away », où fantôme et humain occupent une place identique.

 

 En cela, la relation entre Kafuku et son « chauffeur » Misaki Watari trahit le plus, de manière déséquilibrée au départ, à la fois cette présence du langage et le manque qu'il signale. Entre Kafuku et Misaki, point de paroles au départ, puisque la voix d'Oto( d'outre-tombe) s'interpose. C'est dans cette proximité spatiale, associée à des déplacements d'une certaine durée, que cet interstice révèle les écarts entre locuteur et récepteur, rendant saisissant le contraste entre un homme porté sur le contrôle total (au point de ne pas vouloir au départ être conduit) et la disponibilité totale de Misaki, amplifiée par la pure transparence du visage de Misaki, sur lequel rien ne se lit. Surface sur laquelle doit progressivement s'écrire une histoire (qu'elle racontera elle-même), mais qui ne se fera qu'à partir d'une succession d'écarts : Misaki, par sa position, n'est pas seulement hors de la parole, mais littéralement à l'écart spatialement (dans la voiture pour s'effacer devant la voix d'Oto, à l'extérieur lorsqu'elle doit attendre Kafuku), voire existentiellement (Kafuku parlant de sa qualité de conductrice devant le couple l'invitant chez eux).

 

 Les conditions d'accès au dialogue, pour elle, ne se font que lorsqu'elle se rapproche de Kafuku (fumer ensemble à l'extérieur). Précisément, la présence physique est également, dans « Drive my car » l'une des conditions permettant aux personnages d'entrer en contact.

 

 Si « Drive my car » est, sur la durée un film déchirant, en ce que sa pudeur procède d'une intériorisation des émotions, Hamaguchi ne manque pas, comme dans « Senses », de procéder à une forme de déconstruction de son film. C'est ainsi que les répétitions de « Oncle Vania », avec des comédien.ne.s d'origines diverses, jettent une lueur teintée de distance analytique sur la démarche du cinéaste. En préparant une pièce faisant place à des langues différentes (jusqu'à la participation d'une comédienne muette), Hamaguchi relativise encore plus la notion du langage comme moteur essentiel de la relation interhumaine. C'est donc bien entre les mots, dans le secret d'une palpitation humaine, que les les personnages trouvent leur ultime élan.

 

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