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24 février 2018 6 24 /02 /février /2018 16:39

 

 

Les poupées du diable

 

Film de Tod Browning (1936)

 

Avec Lionel Barrymore, Maureen O'Sullivan, Frank Lawton, Rafaela Ottiano

 

 

 Bancal dans son scénario, conçu comme un précipité d'actions placées sous l'angle de la rapidité, de l'efficacité (voir la scène où le savant meurt d'un malaise sous les yeux de sa femme et de son ami, mais où l'on passe très vite à autre chose), "Les poupées du diable" n'en recèle pas moins des moments passionnants. Dans cette histoire de savant fou cherchant à miniaturiser les animaux et les êtres humains, c'est tout un rapport au monde différencié qui est mise en avant. En effet, là où le savant fou, dans la lignée des Frankenstein, envisage sa création avec une visée mégalomaniaque, extensive, son ami évadé Paul Lavond, injustement emprisonné et pétri de haine, ne l'aborde que d'un point de vue personnel et immédiat.

 

 La façon qu'a Lavond de se servir des poupées, une fois qu'il s'est rendu à Paris avec Malita, la femme du savant, repose entièrement sur une approche chirurgicale : manipuler à distance ces poupées lorsqu'elles sont chargées de s'infiltrer dans l'intimité spatiale des banquiers, tout en étant tout proche, invisible. A distance respectable, mais tel un metteur en scène qui organise les déplacements de ses acteurs, capable de les orienter afin qu'ils réussissent leur mission. A cet égard, cette manipulation, en dehors de son caractère immédiatement fantastique, recèle une puissante métaphore sur l'acte cinématographique : dépouiller un être de sa gangue inaugurale, de sa personnalité, pour lui insuffler une autre aura, le polir pour arriver à le faire jouer un autre rôle.

 

 Ces séquences où Lavond contrôle les poupées contiennent par ailleurs une force cinématographique incontestable, en ce qu'elles instaurent une temporalité différente : la lenteur des déplacements de la servante miniaturisée dans la chambre (elle s'empare d'une chaussure pour grimper sur une commande) impose un rythme où un véritable suspens affleure, à l'inverse de la précipitation inaugurale. Stase du mouvement, avancées et recul (la poupée homme qui se cache dans les escaliers ) : Tod Browning semble dans ces séquences donner toute leur valeur à la notion de montage.

 

 A travers le déguisement de Lavond en femme, investissant les lieux des personnes qui le recherchent, c'est toute une théorie du regard qui est développée. Là où le savant fou avait une vision élargie (paradoxalement fondée sur une miniaturisation du monde, d'où son échec), celle de Lavond repose sur la proximité, et son propre corps qu'il s'applique à engager dans la confrontation avec les autres. S'il y a dissimulation (le déguisement), elle débouche sur un dévoilement émouvant : être face à sa fille dans la scène finale, sans fard, mais comme ultime instance de l'effacement. Personne n'aura reconnu Lavond à Paris et, tel un fantôme, il pourra d'autant plus s'en aller. C'est la morale ultime du film : aller au devant des autres jusqu'à rendre leur vision aveugle pour, in fine, mieux effacer sa propre présence.

 

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13 février 2018 2 13 /02 /février /2018 22:44

 

 

 

Centaure

 

Film de Aktan Arym Kubat

 

Avec Aktan Arym Kubat, Nuraly Tursunkojoev, Zarema Asanalieva

 

 

 Le cinéaste kirghize Aktan Arym Kubat, nous avait offert, en 1998, avec "Le fils adoptif", l'un des fleurons des films venus d'Asie Centrale, alors en pleine effervescence cinématographique. Cet élan ayant été largement désamorcé, Arym Kubat, pourtant, continue de tracer son sillon et, en s'inscrivant comme comédien au cœur de ses films, notamment "Le voleur de lumière" (2010), semble se mettre en première ligne pour impulser un mouvement qu'on qualifierait d'idéaliste.

 

 Idéaliste "Centaure" l'est assurément. Le film, en dressant le portrait d'un mystérieux voleur de chevaux, inscrit la trame non pas dans un schéma contemporain, mais borde la trajectoire de son personnage d'une utopie mythologique qui finira par l'aveugler tragiquement. A cet égard, certains reprochent à Arym Kubat de ne pas parler du monde contemporain dans ses films. Pourtant, "Centaure", bien que drapé dans une posture nostalgique, n'oublie pas de laisser percer quelques interrogations essentielles sur l'évolution de la société kirghize, notamment par le truchement d'une tentative de pénétration d'un islam rigoriste.

 

 On s'amuse, dans "Centaure", de la position de Arym Kubat qui, en tant que Centaure, devenu un paria de la société après que ses forfaits aient été découverts, résiste à toute adhésion. Il arrive au contraire à entraîner un jeune islamiste un peu benêt dans son imaginaire, alors que celui-ci avoue de son côté avoir affaire à des djinns.

 

 Si Arym Kubat prend en charge une grande partie du récit, du haut de son personnage tentant de faire revivre des mythes, il n'est pas pour autant écrasant à l'endroit des autres personnages. Au contraire, le cinéaste brosse avec une belle sensibilité une série de portraits, aux premiers rangs desquels la femme et l'enfant partageant la vie de Centaure. Portraits d'autant plus réussis que la femme est muette, et l'enfant, circonscrit dans cet environnement, ne parle pas. Les scènes intimistes, entre Centaure et son fils notamment, à qui la femme intime de parler, sont réellement réussies, avec une belle délicatesse imprégnant les relations.

 

D'un autre côté, Arym Kubat déjoue toute caricature en faisant notamment du cousin de Centaure un homme bien plus empreint d'humanité que sa tendance à frapper à tout va ne le laisse supposer au départ. Le cinéaste pousse cette qualité de lien jusqu'à tisser une relation quasi amoureuse entre une vendeuse et Centaure, atténuant son aspect dramatique par quelques saillies loufoques (la femme venant annoncer à la muette que Centaure la trompe). Plus encore, en enveloppant ses personnages dans l'immensité typique des paysages arides d'Asie Centrale, Arym Kubat n'installe nulle sécheresse narrative ou émotionnelle dans "Centaure". C'est précisément la veine lyrique du film, sa capacité à dépasser les élans nostalgiques, qui en font une œuvre ouverte, rétive aux résistances ou à l'immobilité, appelant à se laisser porter par la puissance de l'imaginaire.

 

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10 février 2018 6 10 /02 /février /2018 00:13

 

 

 

Les bienheureux

 

Film de Sofia Djama

 

Avec Nadia Kaci, Sami Bouajila, Amine Lansari, Lyna Khoudri, Adam Bessa

 

 

 Après "En attendant les hirondelles", de Karim Moussaoui, la vision du premier film de Sofia Djama, "Les bienheureux", continue de donner des bonnes nouvelles du cinéma algérien. Et cette réémergence, loin de se faire sur de quelconques motifs de séduction cinématographique - Moussaoui, avec le moyen métrage "Les jours d'avant", avait tressé cette patiente accession à un univers cohérent -, à l'opposé de tout ancrage aveugle à l'immédiat, prend pour motif principal une interrogation lancinante et douloureuse du passé.

 

 Pour Sofia Djama, l'appréhension du passé, résolument traumatique, où vibre les palpitations les plus sensibles, s'ancre, à Alger, littéralement en une quelques heures, jusqu'à la nuit profonde. Une poignée d'heures pour se rappeler que les plaies issues de la guerre civile ne se sont pas complètement refermées. Cette tension temporelle, entre la persistance d'une déchirure et la vibration de l'instant, Sofia Djama la rend remarquablement au travers des générations qui parcourent son film.

 

 D'un côté, un couple, Amal et Samir, dont l'appartenance à la classe moyenne bourgeoise n'est pas représentée de la même façon : lui, médecin, assure des avortements clandestins, elle est enseignante. Le film, qui les saisit dans un moment de fragilité relationnelle, témoigne des attentions successives qu'ils tentent de maintenir, au moment où ils comptent célébrer le vingtième anniversaire de leur mariage.

 

 Pour rendre compte de ce trouble, "Les bienheureux" se pare d'un duo d'acteurs au jeu convaincant. Si Sami Bouajila joue avec finesse et sensibilité Samir, jusqu'à la séquence douloureuse de la rupture initiée par Amal, Nadia Kaci révèle toute l'ampleur de son personnage, entre volonté de conserver un lien et lucidité quant à sa fin proche. La comédienne, dès le début du film, distille également ce potentiel d'érotisme marqueur d'une certaine frustration, jusqu'à ce qu'elle arrive en petite tenue devant son fils et un ami.

 

 De l'autre côté, Sofia Djama dépeint avec une particulière attention l'évolution des jeunes, sur lesquels les événements tragiques ont laissé également des traces. Entre Fahim, que son père aimerait voir quitter l'Algérie pour un meilleur avenir, et Fériel, jeune femme énergique s'occupant d'un père traumatisé, se glissent des figures étonnantes, tel ce Reda qui, marqué par les contradictions et l'ouverture de la jeunesse, est tout autant féru de musique occidentale qu'il veut, d'un autre côté, se faire tatouer une sourate du Coran dans le dos.

 

 Lors d'une fameuse scène entre Reda, Fahim et Fériel, Sofia Djama restitue merveilleusement ce bouillonnement de la jeunesse, où la frontière entre provocation, séduction, amitié vibrante devient étanche. Lyna Khoudri, dans le rôle d'une jeune femme enjouée titillant Reda, entre rires et mépris, est particulièrement remarquable. En cela, le prix d'interprétation qu'elle a reçu au festival de Venise est amplement mérité. Elle rend à ce point léger un personnage pourtant chargé de traumatisme, dont une cicatrice révélée au spectateur par inadvertance (un foulard retiré) traduit toute l'horreur.

 

 La tension est encore palpable lors de rencontres quasi clandestines où Réda se fait tatouer. Les figures présentes, dans les oppositions qui se dessinent, trahissent une atmosphère propice à un éclatement des situations, reflet d'une société gangrenée par des plaies pas encore totalement refermées.

 

 Et si "Les bienheureux" est si passionnant et donne confiance en une effervescence du cinéma algérien, c'est que Sonia Djama nous montre avant tout des visages qu'on n'a plus l'habitude de voir, faisant voler en éclat toute notion d'unité ethnique ou politique. En faisant circuler ses personnages dans un Alger mouvant, elle rend la ville fascinante, sa géographie labyrinthique symbolisant le grouillement mental des personnages passant de lieux en lieux. Et même si, vers la fin, on assiste à une succession précipitée de coups de théâtre quelque peu dommageable à la fluidité du film, "Les bienheureux" reste une véritable surprise, coup de maître pour un premier essai.

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8 février 2018 4 08 /02 /février /2018 21:49

      Photo : Chris Van der Burght

 

Blessed

 

Chorégraphie de Meg Stuart

 

Avec Francisco Camacho, Kotomi Nishiwaki, Abraham Hurtado

Abraham Hurtado
Abraham Hurtado

 

 

 A l'heure où, à Paris et dans bien d'autres régions de France ou d'Europe, la météo s'emballe, la neige tel un doux linceul paralysant les routes, les transports, imposant un rythme ralenti, la reprise de "Blessed" (2007) prend une signification ô combien symbolique. Avec les nombreuses pluies de ces dernières semaines et la crue de la Seine, les conditions météorologiques entrent en résonance frappante avec le spectacle de Meg Stuart. Il faut rappeler que la création de "Blessed", au titre éloquent fait écho au passage de l'ouragan Katrina en 2005 à la Nouvelle Orléans, ville natale de la chorégraphe américaine.

 

 C'est dire si "Blessed", indépendamment de cette référence inaugurale tragique, s'avère coller à l'atmosphère actuelle. Pour chaque spectateur, la pluie envahissant le plateau pendant une bonne partie du spectacle, au lieu de l'arracher à la réalité, lui permet au contraire de s'y référer. La frontière entre réel et fictionnel s'abolit un temps, et la trajectoire du danseur Francisco Camacho, loin de lui être étrangère, accentue au contraire sa capacité d'identification.

 

 Car "Blessed", en montrant cet homme seul sur scène, dans ses mouvements mécaniques, bras se levant tel un robot, dresse le portrait d'une condition idéale, à la fois artificielle et auto-satisfaite, où le rapport à l'espace et au temps semble impeccablement régulé. L'homme se déplace, allant vers un palmier ou un cygne, tous deux en carton, comme pour vérifier que leur présence relève de l'évidence. Mouvements d'avant en arrière témoignant de cette aisance à parcourir un espace connu, où ne règne que l'ordre et la paix. Jusqu'à ce que tout cela se fissure avec cette pluie incessante qui ne cesse de tomber, au point de faire ployer ces éléments factices.

 

 La suite, qui voit l'homme se réfugier dans une maison, témoigne de l'effondrement de ce paradis, au sens propre, jusqu'à ce qu'il entame une parade pour conjurer la solitude : s'habiller de vêtements plus chatoyants, tout en faisant en sorte que le corps reste dans une dynamique où s'affirme la pulsion de vie. Et, comme dans un rêve, l'apparition de Kotomi Nishiwaki en majorette facétieuse ajoute un temps une lumière précieuse, mais toute aussi artificielle, au désespoir.

 

 Si "Blessed" reste étonnamment d'actualité, c'est aussi parce, dans sa séquence la plus sombre, les solitudes les plus contemporaines sont convoquées : celle de cet homme cherchant à s'aménager une zone de confort, se recouvrant de ce qu'il peut (étonnantes scènes de Camacho s'engouffre sous des cartons pour former un lit), se levant et repartant inlassablement dans un mouvement répétitif et absurde digne de l'univers de Beckett. Et lorsque Camacho, dans un élan régressif, réduit à l'état d'animal, évolue à quatre pattes, il atteint alors des sommets de maîtrise technique.

 

 Et si par la suite, il se tient devant nous, réduit à l'état de marionnette désarticulée qu'Abraham Hurtado vient animer en l'affublant de différents accessoires et vêtements, ce n'est pas tant pour achever une désincarnation que pour signifier que malgré la dégradation d'un être, il est encore possible de croire au sauvetage. Tout simplement en maintenant la flamme du spectacle, que seul le corps, dans son agitation incontrôlée, peut assurer.

 

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30 janvier 2018 2 30 /01 /janvier /2018 23:34

 

 

Seule sur la plage la nuit

 

Film de Hong Sang-soo

 

Avec Kim Min-hee, Seo Young-hwa, Kwon Hae-hyo, Jeong Jae-yeong

 

 

 Avec l'adagio du quintette à cordes de Schubert qui ouvre "Seule sur la plage la nuit", le ton est donné. S'il est caricatural de rapporter l'essence romantique du compositeur allemand au lieu ou commence le film (Hambourg), la nature profondément mélancolique des premières séquences dessine un territoire mental où prime la notion de solitude.

 

 "Seule sur la plage la nuit" commence par une solitude à deux, où deux personnalités distinctes, Young-he et son amie se confient sur leur rapport aux hommes : l'une qui attend un homme marié, l'autre se retrouvant seule par manque de désir pour celui avec qui elle vivait. Dès le départ, Hong Sang-soo rend palpable ce sentiment d'abandon, particulièrement celui de Young-he, en opérant une inscription dans l'espace, en la plongeant dans le froid mordant de l'hiver, propice à un repli sur soi : les corps recouverts de vêtements, les promenades dans un parc témoignent de l'ampleur de cette mélancolie teintant le film ; tout cela amplifié par les difficultés à parler avec les amis allemands, quand bien même les deux femmes ont des rudiments d'anglais. Le lointain, ici, apparaît comme le lieu favorisant un exil intérieur.

 

 Avec la trajectoire flottante de son personnage principal, Hong Sang-soo accentue sa perte de repère en y injectant une certaine dose d'étrangeté. Elle s'incarne en la personne d'un homme, grande figure inquiétante faisant des apparitions décalées, dans un parc tout d'abord – au point que les deux femmes fuient en le voyant -, puis, lorsque, littéralement, il enlève Young-he, en guise de conclusion de cette période allemande. Cette figure sombre, dans le prolongement de cette veine romantique allemande, n'est pas sans évoquer les êtres solitaires d'un peintre comme Caspar David Friedrich, souvent seul face à la nature.

 

 Lors du retour en Corée – où les lignes géographiques sont elles aussi déplacées, puisque les personnages, témoignant d'une lassitude de Seoul, se retrouvent à Gangneung -, "Seule sur la plage la nuit" permet de retrouver l'inimitable patte de Hong Sang-soo. Si l'hiver y est tout aussi saisissant – manière de maintenir un coloris homogène - , tant les personnages restent emmitouflés, quasiment lovés sur eux-même, l'évocation de cet ailleurs qu'est Hambourg prend, in fine, une allure fantasmée. Il faut entendre Young-he évoquer ses rencontres avec les hommes, à la fois faciles mais l'obligeant à une rétention de peur de se perdre, et surtout le détail relatif à la sexualité ("c'est gros en bas"), étonnante dans cet univers si allusif.

 

 Mais si "Seule sur la plage la nuit" marque un tournant décisif dans l'univers de Hong Sang-soo, c'est bien parce qu'y transparaît cette matière autobiographique, propice à une mise en abîme vertigineuse, autour de son actrice, Kim Min-hee, devenue la compagne du cinéaste alors qu'il était marié. Hong Sang-soo ne manque pas d'injecter des allusions précises concernant cette histoire, comme la rapacité de certains dans la volonté de dénonciation de cette affaire.

 

 Là, dans les incontournables scènes de beuverie, le sujet prend un tour particulier, contribuant à rendre celles-ci encore plus fortes qu'à l'ordinaire, car ce qui s'y joue dépasse le cadre du couple Hong Sang-soo-Kim Min-hee dans la ville réelle. Le cinéaste propose des séquences vertigineuses sur les relations hommes-femmes, à la fois totalement désopilantes (l'homme qui masque la réalité de sa relation avec une femme, qu'on entend en hors- champ lui dire : "appelle-moi ta bonne" avant de lui confier le tri de graines), ou empreinte d'une folie névrotique. Fabuleuse séquence de marivaudage où Young-he, après avoir fustigé les hommes, en vient à embrasser la femme d'un de ses amis, tandis qu'une autre femme tente de dérider son compagnon en essayant aussi de l'embrasser. Une levée des inhibitions favorisée certes par l'alcool, mais qui en dit long sur cette fragilité des relations amoureuses.

 

 Tout cela culmine dans la fameuse séquence où Young-he se retrouve face au cinéaste, dont l'assurance s'effondre après avoir lui avoir lu un texte – qu'au passage une assistante est allé chercher dans sa chambre, mais en se faisant accompagner par un autre collaborateur. A l'heure de l'affaire Weinstein, cette notation dans le film de Hong Sang-soo prend une drôle de résonance. L'extrême tension régnant dans cette longue scène tient à ce battement entre une véritable confrontation et le regard médusé et embarrassé des assistants.

 

 Ainsi, "Seule sur la plage la nuit" s'il témoigne de l'intarissable créativité de Hong Sang-soo, marque peut-être plus que ses derniers films, la capacité du cinéaste à brouiller encore plus les pistes entre imaginaire et réel. Qu'une matière biographique puisse s'y glisser pour rendre le fil entre ces deux pôles encore plus ténu, c'est tout simplement la meilleure nouvelle qu'un cinéaste puisse nous annoncer.

 

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26 janvier 2018 5 26 /01 /janvier /2018 16:11

 

Caroline Guiela Nguyen, metteuse en scène franco-vietnamienne, tisse une histoire à grande ampleur historique, mêlant comédiens amateurs et professionnels. Pour un véritable bruissement de la langue.

 

     Photo © Jean-Louis Fernandez

 

 

Saigon

 

Spectacle de Caroline Guiela Nguyen

 

Avec les Hommes Approximatifs

 

Avec Caroline Arrouas, Dan Artus, Adeline Guillot, Thi Truc Ly Huynh, Hoàng Son Lê, Phú Hau Nguyen, My Chau Nguyen Thi, Pierric Plathier, Thi Thanh Thu Tô, Anh Tran Nghia, Hiep Tran Nghia

 


 

 Avec le début de "Saigon", on est d'ores et déjà prévenus : l'histoire que nous allons suivre sera constitué de larmes. Énoncée par la comédienne Thi Thanh Thu Tô, par ailleurs co-traductrice, la nature du spectacle ne dérivera pas de son programme. Par ailleurs, le personnage incarné par Ti Thanh Thu Tô, prise dans une double position, à la fois décalée spatialement. Elle est cuisinière, positionnée sur la gauche de la scène, devant son arsenal de cuisine fonctionnant tout autant comme un poste d'observation. Elle voit tout ce qui se passe sur scène, témoin privilégié donc, tout en étant, sur le plan dramatique, dans une posture discrète. Décalée et essentielle, comme un relais silencieux de la metteuse en scène.


 

 Constitué d'une seule et ample scénographie – qui n'évoluera qu'à peine tout le long des trois heures de spectacle - "Saïgon" fonde son esthétique principale sur un battement. Pour représenter l'histoire, Caroline Guiela Nguyen articule sa pièce sur un va-et-vient entre deux dates : 1956 et 1996, lesquelles s'affichent tour à tour sur le bandeau des sous-titres. Va-et-vient qui vise à montrer l'évolution douloureuse d'un peuple, à travers quelques figures. Le meilleur de la pièce tient à la complexité de ces relations, dont les déchirures familiales s'ancrent sur un traumatisme liées à l'arrachement au pays d'origine, le Vietnam. Ainsi, Guiela Nguyen rend bien compte de ces phases à travers notamment les relations entre un fils et sa mère, par la résistance de celle-ci aux cadeaux ou à l'affection. Écart amplifié par cette difficulté à mettre le passé de côté et à vivre pleinement le présent.


 

 L’intérêt principal de "Saigon" réside sans doute dans la mise en place soignée et profonde de ces personnages, où les face à face sont marqués par une attention à l'autre, mais souvent traversés de conflit. Tension des êtres prenant appui sur un écart temporel et géographique, dont les effets se ressentent par une trouée dans la prise en charge des événements, comme dans cette très belle scène de banquet de mariage, où ne plane qu'une atmosphère fantomatique (et fantasmatique) liée à l'absence d'invités. Et dans cette durée étirant les personnages dans un temps trouble, la nostalgie trouve une place éloquente, lorsque, vers la fin, un homme âgé, de retour au pays, se rappelle son amoureuse dans le visage d'une jeune fille.


 

 Mais c'est surtout la langue qui, dans "Saigon", marque les frontières entre les personnages : entre ceux qui ne parlent que le français et les autres qui au contraire, ne connaissent que la langue vietnamienne, une distance creuse la difficulté à se rapprocher, et se révèle source de malentendus. En mêlant comédiens professionnels et amateurs, Caroline Guiela Nguyen renforce cette instabilité des identités, tout en donnant une belle saveur à ce frémissement des langues, même si il n'est pas toujours aisé de comprendre les comédiens vietnamiens s'exprimant en français. Mais le trouble de l'écoute se cale sur celui de l'acquisition d'une langue pour les personnages.


 

 Dommage tout même que "Saigon" ne sorte pas de cette histoire des larmes annoncée au départ. Si on se trouve face à un mélodrame revendiqué, avec force séquences lacrymales, la mise en scène en pâtit quelque peu. Monotone, elle n'ouvre sur aucune perspective particulière, n'opérant nul glissement scénographique, alors même qu'on se trouve dans une représentation du temps fondée sur l'alternance. Mais on comprend que ce sujet, très particulier pour Caroline Guiela Nguyen, en appelait à une forme d'apaisement dans la mise en scène, afin de mettre en avant les protagonistes, tous lumineux.

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25 janvier 2018 4 25 /01 /janvier /2018 13:59

      Photo © Stephen Cummiskey

 

La maladie de la mort

 

Adapté du récit de Marguerite Duras

 

Mise en scène de Katie Mitchell

Avec Lætitia Dosch, Nick Fletcher,  Irène Jacob

 

 

 Fait exceptionnel, deux pièces de théâtre mises en scène par Katie Mitchell sont présentées simultanément à Paris. L'occasion de se rendre compte de la parenté de mise en scène entre des œuvres assez éloignées l'une de l'autre, quand bien même elles reflètent la démarche de la metteuse en scène, axée sur un féminisme revendicatif.

 

 Cependant, si avec "Schatten (Eurydike sagt)", Katie Mitchell s'appuyait sur le texte de Jelinek portant sur une relecture iconoclaste du mythe d'Orphée et d'Eurydice, faisant de cette dernière une figure émancipée - et trouvant là suffisamment de matière pour exalter sa démarche féministe -, l'adaptation de "La maladie de la mort" de Marguerite Duras relève d'une approche moins évidente. Car ce court texte, d'une incroyable densité derrière sa forme littéraire suggestive, fondée sur un discours indirect, se prête à beaucoup d'interprétations. Et la manière dont Mitchell l'aborde, en voulant orienter différemment la figure féminine, peut laisser perplexe.

 

 Pourtant, dans "La maladie de la mort", la mise en scène en direct, est toute aussi stimulante. Elle va même plus loin que celle de «  "Schatten (Eurydike sagt)", puisque la performance filmée en direct ouvre sur des horizons dépassant le cadre du théâtre. On assiste ainsi à une très belle scène où Lætitia Dosch emprunte un couloir pour déboucher devant l'horizon infini de la mer. Là perce une vraie magie de la représentation liée à la surprise de cette vision. Katie Mitchell, opère aussi des décalages dans certaines scènes : un acte filmé en direct, alors qu'il se poursuit, cède la place sur l'écran à à une autre scène supposée être la suite de la précédente.

 

 Mais cette mise en scène conçue comme une performance cinématographique, aussi brillante soit-elle, ne colle pasvéritablement à l'enjeu esthétique. Certes, s'il est très stimulant de voir des opérateurs (cameramen et perchmen, femmes et hommes) filmer les déplacements des comédiens, créant un véritable montage cinématographique, la répétitivité de certaines séquences finit par lasser : les incessants déshabillages de Lætitia Dosch, les scènes porno chic appauvrissent considérablement la finesse du texte de Duras.

 

 Il y a une volonté chez Mitchell de surreprésenter "La maladie de la mort" pour arriver au bout du compte à répandre sur la scène une trivialité tournant en boucle. A côté du jeu incertain de Nick Fletcher, celui de Laetitia Dosch, plus intériorisé, paraît quelque peu dévitalisé. Il y a bien la voix d'Irène jacob, souple, enveloppante, qui donne une aura plus tamisée à cette adaptation, mais malgré la prouesse de la performance technique, cette "Maladie de la mort" manque cruellement de subtilité.

 

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24 janvier 2018 3 24 /01 /janvier /2018 13:25

 

 

 

Schatten (Eurydike sagt)

Ombre (Eurydice parle)

 

Texte d' Elfriede Jelinek

 

Mise en scène de Katie Mitchell

 

Avec Jule Böwe, Cathlen Gawlich, Renato Schuch, Maik Solbach

 

 

 Il faut sans doute s'appeler Elfriede Jelinek pour s'emparer d'un mythe tel que celui d'Orphée et Eurydice et procéder à un tel renversement : à la fois orienter la perspective sur la figure féminine et ancrer cette relecture dans une époque contemporaine où trivialité et banalisation existentielle s'imbriquent. Ainsi, l'Eurydice de la romancière est affublée d'un Orphée chanteur de rock à l'aura hypnotique, autour duquel drainent des jeunes fans (jeunes femmes) fascinés par son aura érotique.

 

 On crierait à l'approche iconoclaste si "Schatten (Eurydike sagt)" n'était pas un monologue qui, hormis quelques dialogues, rend compte de l'intériorité d'Eurydice. Et ce monologue, pour en restituer la palpitation la plus immédiate, Katie Mitchell le fait plus lire que jouer : dans une cabine étroite, transparente, en effet, casque sur la tête, Stephanie Eidt prend en charge le texte qu'elle tient entre les mains. D'une voix claire, délicate, d’où ne percent que peu d'émotions, elle tamise une histoire dont la noirceur – quand bien même empreinte de revendication – peut maintenir à distance. Quant à l'impression de spontanéité, elle est amplifiée par la posture de la comédienne incarnant Eurydice, qu'on voit à certains moments écrire le texte en même temps qu'il est parlé.

 

 Il faut dire que s'il est question d'émancipation féministe dans le texte de Jelinek, elle repose pour Eurydice sur la possibilité, outre-tombe, de pouvoir enfin exprimer sa singularité par l'écriture. Se draper dans une figure d'ombre afin d'accéder à un statut plus enviable.

 

 Ce flux verbal, s'il opère sur un même fil vocal entre formules définitives et invectives désespérées, forme un contrepoint avec l'étonnant dispositif adopté par Katie Mitchell. On le sait, la vidéo a pris une place prépondérante dans l'espace théâtral et, en ce début d'année 2018, il suffit de comparer la mise en scène de Katie Mitchell avec celle de Julien Gosselin dans "1993" pour repérer une parenté : un écran disposé en haut occupe la moitié de la scène, alors qu'en bas des cameramen filment les actions des comédiens. Avec Katie Mitchell, ce procédé atteint à un degré de sophistication sans doute inédit, puisqu'il en vient à interroger purement et simplement la représentation théâtrale. Les nombreux techniciens qui vont et viennent autour des comédiens, habillés de noir, deviennent des acteurs à part entière de cette démarche esthétique.

 

 Ainsi toutes les scènes filmées sont automatiquement retransmises sur l'écran, avec de savants effets de montage, rapprochant comme jamais le théâtre du cinéma. Cela contribue à créer des moments troublants, principalement dans la représentation des corps, en particulier celui de Jule Böwe dans le rôle d'Eurydice. La comédienne, qui n'a au fond que quelques mots à dire à l'endroit de son amant, évolue pendant plus d'une heure sans paroles. Au plus près d'elle, les techniciens opèrent en quelque sorte une reconstitution de son corps, en le restituant de manière fragmentaire, rendant la texture de sa peau par des gros plans. Quand son visage occupe tout l'écran, dessinant les plus infimes variations psychologiques (telle la peur lors de la réanimation), c'est tout un univers intérieur qui se déplie devant le spectateur.

 

 C'est sans doute la beauté la plus immédiate de ce dispositif : faire que le monologue intérieur, forme éminemment littéraire, trouve une équivalence visuelle, tout en exaltant les états d’âme d'un personnage dont les seules propriétés sont de passer son temps à se déplacer sur scène ; jusqu'à la nudité complète, ultime phase d'un affranchissement déterminé.

 

 C'est aussi dans la représentation de l'espace que se révèle également la qualité de l'approche de Katie Mitchell : belle restitution des profondeurs, des moindres recoins qui participent à l'élaboration du parcours d'Eurydice. L'espace se creuse, ouvrant des perspectives troublantes, sous une forme labyrinthique. L'ascenseur en particulier, très présent, cristallise ce franchissement des lieux, ce battement entre haut et bas, vivant et mort, ici et ailleurs. Il est la marque du passage, comme la figure du passeur des morts nous renvoie à un personnage inquiétant, digne d'un film muet de Fritz Lang. Dans ce décalage entre texte et image, voix et corps "Schatten (Eurydike sagt)" se révèle une performance aussi surprenante que stimulante.

 

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20 janvier 2018 6 20 /01 /janvier /2018 13:47

 

          Photo © Jean-Louis Fernandez

 

1993

 

Texte Aurelien Bellanger

 

Mise en scène de Julien Gosselin

 

Avec Quentin Barbosa, Genséric Coléno-Demeulenaere, Camille Dagen, Marianne Deshayes, Pauline Haudepin, Roberto Jean, Dea Liane, Zacharie Lorent, Mathilde-Edith Mennetrier, Hélène Morelli, Thibault Pasquier, David Scattolin

 

 

 Au regard des 4 heures des "Particules élémentaires", qui l'a fait connaître et des 11 heures de "2666", qui a consacré son ambition, l'heure quarante cinq de "1993" semble faire office de transition dans la trajectoire de Julien Gosselin. Pourtant, il ne faut pas longtemps pour se rendre compte que cette dernière pièce recèle autant d'ambition que les deux précédentes, aussi bien sur le plan thématique qu'esthétique. Jeune metteur en scène, Gosselin trace déjà un sillon d'une extrême cohérence (pour ne pas dire de maîtrise).

 

 A cet égard, "1993" pourrait parfaitement s'inscrire dans la continuité de "2666", comme un chapitre manquant sur le plan esthétique. Gosselin se veut à ce point ancré dans le contemporain qu'il évacue toute adaptation de texte théâtral. Un pas est franchi avec "1993" puisque Aurélien Bellanger, l'auteur du texte, l'a écrit expressément pour le metteur en scène, en une interrogation sur la construction européenne. Et en faisant appel à de jeunes comédiens (le Groupe 43, issu de l’École du TNS en juillet 2017 ) Gosselin renforce ce désir de faire coïncider les corps de ces jeunes nés à cette époque avec le mouvement historique qui y correspond. Inscrire leur trace dans une vibration événementielle particulière.

 

 Mais au regard de cet ancrage dans un point précis de l'histoire, Bellanger et Gosselin éprouvent le besoin de créer une distance, qui se veut à la fois critique, mais teintée de doute. C'est à travers la figure de Francis Fukuyama - célèbre pour avoir théorisé la fin de l'histoire comme avènement du triomphe du libéralisme, mais dont les thèses, en Occident, ont provoqué une volée de critiques – que les deux artistes traduisent le frémissement historique qui a vu la naissance du tunnel sous la Manche et de Calais.

 

 Le moindre qu'on puisse dire, c'est que cette approche, pour faire résonner avec force des questions qui irriguent encore l'actualité – et dont la figure du migrant serait l'axe emblématique – n'exerce pas une séduction immédiate. C'est que, dans le prolongement de "2666", marqué par une présence abondante de la vidéo, Gosselin poursuit ce que l'on pourrait appeler une esthétique de l'effacement, de la disparition. Si les jeunes comédiens prennent place dès le départ de la pièce, c'est sous une forme ténue, progressive, comme s'il fallait traverser un rideau de lumière avant de marquer l'espace de sa présence. Ce serait sans doute là la métaphore profonde de la pièce, où tout ce qui est voué à la construction, mène inexorablement vers une perte, une disparition.

 

 Et quand ces comédiens s'alignent sur le devant de la scène, en proférant d'une voix haut perchée le texte d'Aurélien Bellanger, ce n'est pas pour révéler une quelconque qualité de jeu. La tonalité est souvent la même, même si ça et là peuvent percer un timbre de voix singulier, à la gravité rauque. Le texte de Bellanger, d'une densité évacuant toute poésie, pris dans l'onde musicale continu propre à la démarche de Gosselin, n'est pas toujours facile à suivre. Tout cela est donné dans une nappe sonore suffocante et le plus frappant reste ce dispositif scénique étonnant, lorsque notamment est évoqué le tunnel avec un grand mouvement de lumière représentant littéralement un gouffre prêt à tout aspirer. Gosselin pousse loin cette désincarnation, aussi déroutante que fascinante, par ce qu'elle signifie de cohérence esthétique.

 

 Bien avant la moitié de la pièce, pourtant, une inflexion s'opère, et les corps, en quelque sorte, prennent forme. Fini la rectitude des alignements frontaux ; la rigueur le cède à une présence là encore prégnante de la vidéo, avec une division de la scène en deux : en haut un écran, où apparaissent les images filmés par un cameraman sur la scène, en bas. Passage en quelque sorte d'un temps théorique, serti dans un discours verrouillé, à une forme vibrante, où l’œil du spectateur navigue entre deux champs, du fixe au fuyant, face à une incertitude visuelle. Présence de la vidéo destinée à rendre compte du flux humain, dans sa dimension paradoxalement la plus palpable : la caméra explore la texture des peaux, les élans amoureux, les tressautements des corps.

 

 Pourtant cette approche plus intimiste, ne déroge pas à la question de la représentation de l'Europe. Simplement, au lieu de passer par la phase oratoire univoque, l'interrogation se déplie dans la relativité des singularités humaines, les jeunes étant là pour symboliser les différents pans des identités européennes. Cela passe par une saisie de l'immédiat amplifiée par la musique techno, décidément très en vogue chez de jeunes metteurs en scène, jusqu'à la représentation caricaturale d'un Vincent Macaigne.

 

Par sa mise en scène sans concession, toute en rupture, "1993" ne manquera pas de dérouter ceux qui découvrent l'univers de Julien Gosselin. Les familiers pourront tout aussi s'étonner, mais de la rigueur implacable d'une forme, tout en se convainquant qu'ils tiennent là un artiste ayant largement dépasser un statut prometteur pour s'ancrer durablement dans le champ théâtral.

 

 

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17 janvier 2018 3 17 /01 /janvier /2018 17:54

 

 

 

We're pretty fuckin' far from okay

 

Conception et chorégraphie : Lisbeth Gruwez

 

Composition, son et assistanat : Maarten Van Cauwenberghe

 

Avec Lisbeth Gruwez et Wannes Labath

 

 

 

 Avec son thème clairement défini, "We're pretty fuckin' far from okay" a tout l'air d'être un spectacle programmatique, avec ce que cela suppose de développement attendu d'une intention annoncée. Pourtant, dans un second temps, et sachant que l'on a affaire à une chorégraphe, la seule interrogation sur la manière dont elle va aborder la représentation de la peur sur scène suffit à lever tous les à-priori.

 

 Il faut en effet de peu de temps pour comprendre qu'avec "We're pretty fuckin' far from okay", on tient une œuvre singulière, moins fondée sur la démonstration que puissamment suggestive, complètement fuyante par rapport à son annonce. Car si la peur est en soi teintée d'irrationnel, Lisbeth Gruwez en propose une exploration fine.

 

 Assis sur deux chaises, de part et d'autres de la scène, à une distance certaine l'un de l'autre, Lisbeth Gruwez et son partenaire Wannes Labath sont présents bien avant le début du spectacle. Immobiles, leur présence revêt plutôt un caractère fantomatique, et ce n'est pas le début de la pièce, une fois la lumière éteinte, qui l'engage vers une expression affirmée. Dans "We're pretty fuckin' far from okay", l'alliance des corps et du son est la marque principale tissant une tension très progressive, au départ totalement impalpable. C'est d'abord par le souffle que se manifeste un son léger chez les deux performeurs, à mesure que se dessine enfin des velléités de mouvement à peine perceptible. A tel point que cette respiration, de lente, avant de devenir haletante, semble se détacher des corps autant qu'elle semble en émaner.

 

 C'est que, dès cette entame, le travail sonore de Maarten Van Cauwenberghe atteint un degré de subtilité tel que les corps ne pourront plus avancer sans être baigné dans l 'écrin qu'il a tissé. Et dès lors que le corps de Lisbeth Gruwez et Wannes Labath, accrochés à leur chaise, se lancent dans cette représentation de la peur, c'est à un spectacle véritablement électrique auquel on assiste. Moins conçue comme danse dans son expressivité chorégraphique que tentative d'incarnation fébrile, la prestation étonne par la vivacité qu'elle atteint. Fi de l'immobilité inaugurale, les corps se livrent à un précipité de gestes vifs secs, de frottements des membres, de regards éperdus, comme en recherche d'une respiration salutaire visant à conjurer la peur.

 

 Dans cette dépense échevelée, Lisbeth Gruwez impressionne réellement, elle qui par sa silhouette mince, donne l'impression d'engager chaque geste vers un point de rupture, tant la rapidité et le caractère survolté se mêlent intimement. Il y a surtout, dans ces mouvements rapides, une fluidité incomparable que Wanna Labath peine à suivre, quand bien même sa prestation est essentielle aux côtés de la chorégraphe. Avec l'intensité sonore à laquelle on parvient dans "We're pretty fuckin' far from okay", le minimalisme initial semble bien loin, laissant la place à une rayonnante performance.

 

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