Les poupées du diable
Film de Tod Browning (1936)
Avec Lionel Barrymore, Maureen O'Sullivan, Frank Lawton, Rafaela Ottiano
Bancal dans son scénario, conçu comme un précipité d'actions placées sous l'angle de la rapidité, de l'efficacité (voir la scène où le savant meurt d'un malaise sous les yeux de sa femme et de son ami, mais où l'on passe très vite à autre chose), "Les poupées du diable" n'en recèle pas moins des moments passionnants. Dans cette histoire de savant fou cherchant à miniaturiser les animaux et les êtres humains, c'est tout un rapport au monde différencié qui est mise en avant. En effet, là où le savant fou, dans la lignée des Frankenstein, envisage sa création avec une visée mégalomaniaque, extensive, son ami évadé Paul Lavond, injustement emprisonné et pétri de haine, ne l'aborde que d'un point de vue personnel et immédiat.
La façon qu'a Lavond de se servir des poupées, une fois qu'il s'est rendu à Paris avec Malita, la femme du savant, repose entièrement sur une approche chirurgicale : manipuler à distance ces poupées lorsqu'elles sont chargées de s'infiltrer dans l'intimité spatiale des banquiers, tout en étant tout proche, invisible. A distance respectable, mais tel un metteur en scène qui organise les déplacements de ses acteurs, capable de les orienter afin qu'ils réussissent leur mission. A cet égard, cette manipulation, en dehors de son caractère immédiatement fantastique, recèle une puissante métaphore sur l'acte cinématographique : dépouiller un être de sa gangue inaugurale, de sa personnalité, pour lui insuffler une autre aura, le polir pour arriver à le faire jouer un autre rôle.
Ces séquences où Lavond contrôle les poupées contiennent par ailleurs une force cinématographique incontestable, en ce qu'elles instaurent une temporalité différente : la lenteur des déplacements de la servante miniaturisée dans la chambre (elle s'empare d'une chaussure pour grimper sur une commande) impose un rythme où un véritable suspens affleure, à l'inverse de la précipitation inaugurale. Stase du mouvement, avancées et recul (la poupée homme qui se cache dans les escaliers ) : Tod Browning semble dans ces séquences donner toute leur valeur à la notion de montage.
A travers le déguisement de Lavond en femme, investissant les lieux des personnes qui le recherchent, c'est toute une théorie du regard qui est développée. Là où le savant fou avait une vision élargie (paradoxalement fondée sur une miniaturisation du monde, d'où son échec), celle de Lavond repose sur la proximité, et son propre corps qu'il s'applique à engager dans la confrontation avec les autres. S'il y a dissimulation (le déguisement), elle débouche sur un dévoilement émouvant : être face à sa fille dans la scène finale, sans fard, mais comme ultime instance de l'effacement. Personne n'aura reconnu Lavond à Paris et, tel un fantôme, il pourra d'autant plus s'en aller. C'est la morale ultime du film : aller au devant des autres jusqu'à rendre leur vision aveugle pour, in fine, mieux effacer sa propre présence.