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20 février 2023 1 20 /02 /février /2023 17:26

 Pour son deuxième long-métrage, Léonor Serraille tisse une fresque familiale autour d'une femme émancipée et ses deux fils. Touchant, même si l'ambition romanesque parait trop large.

 

 

 

Un petit frère

 

Film de Leonor Serraille

 

Avec Annabelle Lengronne, Stéphane Bak, Kenzo Sambin, Ahmed Sylla, Laetitia Dosch, Etienne Minoungou

 

 En racontant une histoire ancrée sur une longue période partant de la fin des années 80, Leonor Serraille affirme, pour son deuxième long-métrage, une ambition narrative. Véritable fresque, « Un petit frère » installe une intention sociologique en rythmant la trajectoire de ses personnages de moments spécifiques (une télé où une présentatrice parle des lois Pasqua). Si cet aperçu historique, finalement assez ténu, scande le scénario, l'amplitude romanesque est véritablement rendue par la façon qu'à la cinéaste de relater l'évolution de la famille constituée d'une mère et ses deux garçons.

 

 Si la grande histoire n'est qu'une toile de fond, elle ne peut manquer de faire penser à un autre film français, « La bataille de Solférino », de Justine Triet (qui marquait déjà la présence de Laetita Dosch, actrice principale de « Jeune femme », héritant d'un petit rôle lumineux dans « Un petit frère ») où l'approche de l'intimité se cristallisait avec un moment historique palpable, le deuxième tour des élections présidentielles de 2012.

 

 En somme, Leonor Serraille, loin de prendre l'Histoire comme moment charnière, s'en sert comme motif de propulsion de ses personnages dans une fiction au romanesque revendiqué. Si cette forme a longtemps été éprouvée dans le cinéma américain, elle reste rare en France, où le vieillissement des protagonistes s'accommode peu d'une approche réaliste intimiste. Et, sans doute par crainte de donner une lisibilité romanesque trop évidente, Leonor Serraille tord un peu le cou à la linéarité que suppose ce genre de fiction, en fractionnant son film en chapitres, au centre desquels figurent la trajectoire des deux fils de Rose, Jean et son cadet Ernest.

 

  Cette option surprend quelque peu, malgré l'intérêt que représente la torsion d'un récit linéaire. Car, avec l'amorce du film, c'est bien Rose qui représente le centre du film, son moteur narratif. Une femme forte, dont la volonté d'indépendance est attelée à une vie qu'on imagine soumise, réduite à l'acception des conventions de la culture africaine (un mari mort, qui était « trop vieux », expédie-t-elle, deux enfants restés en Afrique). À la fois désireuse d'être maîtresse de son destin, tout en voulant tracer pour ses fils un parcours de réussite, l'amenant à mettre en avant le travail et la persévérance. Mais dès lors que Serraille suit les trajectoires des fils, enfants à adolescents, puis jeunes adultes, Rose reste en retrait, comme si c'est d'elle que les fils cherchaient à s'émanciper.

 

 Si « Un petit frère » reste un film attachant tout le long, c'est en évitant de sombrer dans un pathos qu'implique parfois les fresques au long court. Serraille multiplie les approches, déplace les cadres (la virée d'Ernest en bord de mer), courant le risque de vouloir ratisser trop large, au point de confondre excès et dénonciation post-coloniale (le patron et propriétaire de château dont l'invitation faite à ses employés se termine en partouze). Les différents comédiens incarnant les fils, par un jeu inégal, déséquilibrent l'ensemble du film. On se prend à trouver assez cruelle la scène des retrouvailles entre Rose et Ernest, devenu prof de philo, comme si était confirmée l'émancipation du fils au détriment de la mère.

 

Cette très curieuse option (faire de Rose une figure émancipatrice pour, au bout du compte la reléguer, physiquement et moralement, dans les bords de la fiction) accentue cette dispersion des personnages. Là où l'on attendait une assomption d'une figure féminine, on se trouve plutôt face à un film qui, dans sa volonté de mener ses protagonistes au bout d'une série de circonvolutions narratives, sacrifie son élément principal sur l'autel d'une résolution dramatique.

 

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9 février 2023 4 09 /02 /février /2023 10:37

 Dans une mise en scène cursive, Paul Vecchiali filme les retrouvailles d'un homme et d'une femme, au travers d'un prétexte, symbole de relations retorses.

 

 

 

Trous de mémoire

 

Film de Paul Vecchiali (1984)

 

Avec Françoise Lebrun, Paul Vecchiali


 

 Conçu dans un cadre qui unifie temps, lieu, action, « Trous de mémoire » revêt à priori les attributs d'une œuvre aux caractéristiques théâtrales. Mais en mettant en présence, dans un cadre naturel (parc boisé) un homme et une femme qui se retrouvent (Paul Vecchiali et Françoise Lebrun), le film glisse imperceptiblement vers une autre dimension. Son ouverture, où la parole prend pied, en la personne de l'actrice, parlant seule, inaugure une forme de monologue, alors que l'homme à qui elle s'adresse, de dos, ne répond pas à ses questions précipitées. Une allure à priori durassienne, où les mots proférés, dans leur flux inaltérable, dépasse la dimension du dialogue pour s'imprégner d'une aura renvoyant à un hors-temps. Mais l'inquiétude qui perce dans le questionnement de la femme, sa précipitation hoquetante, installe une sorte d'immédiateté palpitante. Une parole se heurtant au mur de l'homme mutique, pourtant à l'origine de cette rencontre (il la fait venir pour qu'elle l'aide à retrouver une chanson qui l'obsède). Une mise en présence inaugurale qui ne révèle que deux solitudes apparemment irréconciliables.

 

 Dans ce cadre réel, mais pourtant irréaliste, la nature perd d'emblée son aspect idyllique (on y entend nettement le bruit des voitures, au loin) pour créer une tension entre une volonté de raviver des souvenirs et l'espace dans lequel les anciens amants se retrouvent. Dans ce décalage entre nostalgie des retrouvailles et battements de la ville, on pense aux Straub, où les paroles, dans la rectitude de leur contenu mythologique, se paraient d'un environnement sonore des plus immédiatement banals et quotidiens.

 

 Mais le lieu proprement dit, s'il a des allures de no man's land, n'est pas choisi au hasard. L'homme, en organisateur manipulateur, y a disposé ses pions et, comme pour que la mémoire ne lui échappe pas encore et encore, désigne ici et là des points de reconnaissance. Manière d'enfermer subtilement la femme dans un cadre dont les limites ne sont pas définis. Vecchiali n'a pas choisi par hasard de jouer le rôle de l'homme. Si l'appel aux souvenirs de son ex. se révèle un prétexte pour la reconquérir, il distille les pions qui doivent lui permettre de l'enserrer dans ses rets (les nombreuses étreintes, dont il prend l'initiative, témoignent de cette volonté d'enfermer l'objet du désir dans son cadre à lui, qui sont les limites de son corps). Il faut voir les moments où il lui dit « Viens là ! » (ce qu'elle ne manque pas de lui faire remarquer) auxquels elle répond plus tard, de façon inconsciente, par la même expression, mais qui lui vaut une remarque assassine : « Viens là !.. Comme un chien ».

 

 Cela prend aussi une forme triviale : la bataille navale, moment saisissant dont on voit bien qu'il contrôle toutes les possibilités de jeu, alors qu'elle a tout oublié. S'il compte sur cet oubli pour affirmer son emprise, c'est elle qui finira par dire que pour recommencer, il faut oublier.

 

 Dans sa suprême conscience d'homme qui organise une rencontre, Vecchiali ne se cache pas derrière la réalité de son rôle. En un moment limpide, il définit clairement sa position de cinéaste (il souhaite la faire jouer, pour que le cinéma remplace la réalité) et définit nettement sa démarche ; « j'aime bien la chose artisanale, qui se fabrique petit à petit (…). C'est petit, peut-être, mais petit pour rester profond. En tout cas, pour rester au niveau des choses et des gens». « Trous de mémoire » se nourrit de cette simplicité là et ses hésitations, son sentiment d'improvisation à travers des paroles incertaines, le rire enfantin de Françoise Lebrun, face à la machine désirante de Vecchiali, en font un vibrant impromptu.

 

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4 février 2023 6 04 /02 /février /2023 18:58

 Dans ce nouvel opus, le virtuose du flamenco, Israel Galván, toujours en quête d'un dépassement de son art, dialogue avec la voix vertigineuse de Niño de Elche. Détonnant.

 

 

 

Mellizo doble

 

Conception, direction artistique, chorégraphie et danse de Israel Galván

Conception, direction artistique et musique de Niño de Elche

 

 

 Dans le champ de la création artistique, Israel Galván continue à occuper une place singulière. Les habitué.e.s, toujours en quête des nouvelles expérimentations du danseur de flamenco, ne manqueraient en rien ses créations. D'autres, découvrant son univers, courent le risque d'être déroutés. Mais, à chaque fois, on ne peut manquer d'être intrigué par une approche finalement peu commune parmi les chorégraphes, qui plus est ceux et celles évoluant dans un champ extrêmement codifié.

 

 Car Israel Galvan, dont le génie artistique n'est plus à prouver, ne cesse de remettre sur le tapis sa technique de flamenco, en la portant vers des strates où, de plus en plus, viennent s'agréger des comportements déviants. Fondée sur une déconstruction permanente, cette démarche n'est pas sans évoquer, sur un mode psychanalytique, un rapport de distanciation avec son propre objet d'épanouissement. Dans cette entreprise analytique où il est à la fois sujet (créateur) et objet (celui sur lequel il expérimente) Galván semble vouloir nous dire qu’un créateur ne peut se cantonner dans une pure jouissance créatrice.

 

 Il faut évidemment une certaine maîtrise pour ne pas arriver, dans ce processus de subversion de son propre objet créatif, à une destruction pure et simple, où le public finirait aussi par se perdre. Aussi, Galván inscrit sa danse dans un format proche du cérémoniel. On aurait envie de croire que les petits tas dispersés dans la salle, sur lesquels le danseur frotte la pointe de ses pieds, sont simplement un outil destiné à polir ses chaussures. Mais dans sa façon d'aller dans les coins, en trouvant une respiration à son déchaînement chorégraphique, Galván semble baliser un espace comme pour tisser des fils à partir desquels il peut se projeter dans sa danse effrénée.

 

 Entrer dans cet univers, en tant que collaborateur, n'est pas chose aisée, et pourtant Niño El Elche, avec qui Israel Galvan a déjà collaboré dans « La fiesta » paraît l'interlocuteur tout trouvé pour suivre les méandres fantastiques du danseur dans "Mellizo doble". La guitare qui traîne sur son socle, verticalement, à l'arrière-plan, pendant la quasi totalité du spectacle, exprime au fond l'abandon d'une forme classique constituée d'un chanteur accompagnant un danseur. El Elche dans ses expérimentations vocales foisonnantes, opère un contrepoint saisissant aux frappes de pieds de Galván, à ses cris (signes d'extériorisation primal). Sa façon d'étirer le son le porte vers des sources dignes de la musique atonale, alors que certaines circonvolutions mélodiques ouvrent sur de la musique orientale. Une panoplie vocale insensée, tour à tour opératique, parfois hoquetante, en tout cas emportant le chant vers des possibilités d'exténuation vertigineuse. Deux individualités fortes qui, lorsqu'on s'y attend le moins, finissent par se rejoindre dans une frappe des mains, un cri, une phase percussive.

 

 Il se peut que le moment le plus étonnant de « Mellizo doble » soit celui où, pendant une bonne dizaine de minutes, on ne voit... rien. Dans l'obscurité, on entend Galván piétine un bac rempli de sable noir, et le son de cet acte, amplifié, dessine un paysage auditif que le danseur exploite à foison. Triturer le son, le porter à un point d'exacerbation extrême (jusqu'aux frappes des pieds sur des lattes en bois) marque cette tendance à faire du corps, chez Galván, un pur instrument, en le faisant déborder de ses capacités physiques. Avec ce long moment de piétinement, on ne peut s'empêcher ici d'y voir une forme de rapport infantile aux éléments. Tout comme dans «El Final de este estado de cosas, Redux », Galván se confrontait à un cercueil, telle une métaphore d'une forme à dépasser, ici, le piétinement, geste enfantin par excellence, renvoie à une conduite où, malgré l'incomparable accomplissement de cet artiste, son devenir s'attelle encore et toujours à une interrogation sur son origine. En une modestie frémissante et joyeuse. 

 

À l'Espace Cardin, du 1 au 9 février

 

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30 janvier 2023 1 30 /01 /janvier /2023 16:49

 Dans un geste documentaire singulier, où il privilégie le spontanéité du tournage, Kazuhiro Soda suit au plus près un psychiatre humaniste à l'approche peu orthodoxe.

 

 

 

Professeur Yamamoto part à la retraite

 

Film de Kazuhiro Soda

 

Avec Masatomo et Yoshiko Yamamoto.

 

 

 « Personne n'est à la hauteur d'un patient ». C'est en ces termes surprenants que le professeur Yamamoto, pionnier de la psychiatrie au Japon, résume sa démarche devant la caméra du documentariste Kazuhiro Soda. Si le film surprend, derrière sa simplicité liée à une approche humaniste, c'est bien en raison de cette proximité entre le cinéaste et le psychiatre. Approche inconcevable sous nos latitudes et qui, malgré les 10 commandements auxquels s'astreint Soda – en vue de privilégier la plus grande spontanéité – embarque le public dans une démarche où prime l'immersion du cinéaste. Si « Professeur Yamamoto part à la retraite » touche tant, c'est moins par son approche sensible que par la volonté de Kazuhiro Soda de nous plonger dans un espace documentaire qui s'écarte d'un balisage attendu (histoire, continuité, dévoilement).

 

 Son film est au fond une grande œuvre sur le temps : prendre ses personnages non pas à la crête d'une évolution, mais dans le moment d'une décroissance fictionnelle. Les deux heures du film ne font qu'opérer une approche quasiment à l'envers, où ce qui est offert au regard ne comporte ni acmé, ni tension maximale, mais désamorçage. C'est dans cette « descente » émotionnelle que le meilleur est livré : la tournée, en quelque sorte, du psychiatre rencontrant la plupart de ses patient.e.s avant de les caser. Toute la force de ses face à face tient à la faculté de Soda de nous faire sentir en quelques minutes la longue relation de Yamamoto avec ses patient.e.s (parfois pendant vingt ans). L'immédiateté de la parole, marqué par ce frémissement lié à la crainte de la perte d'un guide, ouvre un pan entier de l'histoire de ces personnes par rapport auxquelles Yamamoto affiche son humilité (il les remercie comme si c'était lui qui avait été aidé).

 

 Dans ce partage humain sidérant où les rapports sont nivelés jusqu'à révéler une dimension sacrificielle (Yamamoto invitait ses patients chez lui), une figure émerge petit à petit : Yoshiko, la femme du psychiatre. Et c'est sans doute en cela que se vérifie la force de la démarche de Soda (ne pas créer de centre dramaturgique à son film) : d'abord apparaissant dans certains plans, comme en bordure de l'histoire, elle peine quasiment à habiter l'espace (voir la scène étonnante où elle n'arrive pas à ouvrir une porte : c'est Soda, l'invité, qui l'aide). Et ce n'est que petit à petit qu'en prenant place plus souvent auprès de son mari dans le plan que les contours d'abord impressionnistes de son personnage se dessinent, au point que Soda ouvre le champ en inscrivant des séquences anciennes filmées en noir et blanc, qui donnent une profondeur historique à cette femme, jadis première de la classe, maintenant vouée à une dégradation physique et psychique inexorable.

 

 C'est au comble de cette histoire qui se creuse d'une perspective historique – manière pour Soda de lui rendre hommage – que la question de sa disparition devient prégnante. Un contraste saisissant se crée lors d'une séquence hallucinante où une ancienne amie, véritable pile électrique, tenant la main de Yoshiko, évoque avec moult détails leurs années fastes. Cette précipitation de souvenirs, rendus pathétiques par la position ô combien altérée de Yoshiko, opère comme un récit funeste en accéléré, comme si les trous de narration que Soda ne veut pas combler – soucieux qu'il est de saisir le réel comme il vient -, c'est cette femme qui s'en chargeait ; comme si, dans un désir de s’attribuer un rôle dans le documentaire de Soda, elle s'appliquait à faire son propre montage, sans se soucier de la portée de son témoignage devant Yamamoto, réduit tout à coup à un rôle passif. C'est la force du film que d'installer ce moment immaîtrisable, déluge ininterrompu venant briser un temps son précieux terrain non balisé.

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10 janvier 2023 2 10 /01 /janvier /2023 20:03

Les films de Mani Kaul (Un jour avant la saison des pluies, 1971) et de Darezhan Omyrbayev (Poet, 2021), porté par l'élan bressonnien des deux cinéastes, place au coeur de leur intrigue des poètes en porte-à-faux avec le monde qui les entoure.

 

 

 

Le temps des poètes

 

Autour de « Un jour avant la saison des pluies », de Mani Kaul et « Poet », de Darezhan Omyrbayev

 

 

 

 Deux films, sortis à quelques semaines d'intervalle, place au cœur de leur intrigue des figures de poètes. Le premier « Poet » est l 'œuvre de Darezhan Omirbayev, 66 ans, qui a émergé sur les écrans français avec son beau « Kairat » au début des années 90, est lui aussi un jalon essentiel du cinéma kazhak. « Un jour avant la saison des pluies (1971)» est réalisé par Mani Kaul, mort à 67 ans en 2011, est une figure importante du nouveau cinéma indien, formé par le grand Ritwik Ghatak. Si Mani Kaul bénéficie enfin de la sortie de plusieurs de ses films, Omirbayev, lui, en est à son cinquième long-métrage en près de trente ans.

 

 Si les deux films ont été réalisés à plus de cinquante ans de distance, ils contiennent néanmoins des éléments permettant de les faire résonner, notamment par les influences respectives des cinéastes tout comme la nature des personnages qu'ils mettent en scène. En effet « Un jour avant la saison des pluies » et « Poet » présentent des poètes ayant réellement existé : le premier , Kalidasa, la plus fameuse figure de poète indien, aurait vécu en Inde à la fin de la période antique, vers l'an 400. Dans son film, Omirbayev procède à un dédoublement, avec une figure de poète contemporain, Didar, auquel répond, par des lectures successives, celle d'un grand poète khazak, Makhambet Utemisov, ayant vécu au 19e siècle.

 

 Mais plus encore que cette convergence thématique, c'est la communauté d'influence des deux cinéastes qui frappe ; en effet, Mani Kaul, comme Darezhan Omirbayev, sont des fervents héritiers d'un cinéaste bien français, Robert Bresson. Si Omirbayev a été désigné comme le « Bresson kazhak », notamment par Jean-Luc Godard, pour le jeu minimaliste de ses acteurs et actrices, Mani Kaul a poussé sans doute encore plus loin cette référence à un style de jeu où l'expressivité est totalement neutralisée. Paradoxal pour un film comme « Un jour avant la saison des pluies » où la musicalité, moteur essentiel dans la diction poétique, est complètement évacuée.

 

 Les deux films inscrivent leur personnages dans une tension entre l'épanouissement poétique individuelle et l'appel à un ordre plus grand qu'eux. Pour Kalidasa, dans « Un jour avant la saison des pluies », l'appel de l'ailleurs est représenté par les émissaires venus le chercher pour qu'il aille vivre à la cour d'un roi, son talent étant déjà répandu. Le dilemme face auquel il est placé est de quitter Mallika, qui, consciente de son talent, n'ose rien faire pour le retenir. Le film, adapté d'une pièce de théâtre, est tout entier construit en scène intérieur, l'extérieur étant rendu par quelques percées, de corps (les émissaires, Vilom) et par des plans sur des paysages. Le lointain (la cour royale) est renvoyé à une zone fantasmatique, impalpable. L'aridité formelle du film, rendue par des dialogues totalement dévitalisés, comme prononcés dans un songe, rend d'autant plus l'extérieur inatteignable, tant les personnages, dans cette maison, semblent figés dans une attente, caractéristique des figures féminines des premiers films de Mani Kaul.

 

 « Poet », quant à lui, est totalement hanté par la fameuse question du grand poète allemand Friedrich Hölderlin , « A quoi bon des poètes en tant de détresse ? », issu de l'élégie « Pain et vin ». Si dans le film, on peut sentir chez Didar une tentative de s'accommoder de l'univers consumériste contemporain, au point de vouloir s'acheter une voiture (scène amusante où il essaie les accessoires), ou d'essayer de répondre à une commande de chef d'entreprise, c'est sa posture indéfectible de poète qu'il cherche à privilégier. L’écartèlement entre la prééminence du technologique (l'invasion des écrans) et la pureté créatrice, est signifiée dès le départ, lors de cette réunion d'écrivains ou d'éditeurs dissertant, tel un cercle de poètes disparus, sur les vertus de la poésie. Mais dans sa séquence la plus emblématique (le rendez-vous pour une lecture poétique virant au fiasco), Omirbayev signifie l'implacable recul de l’intérêt pour la poésie. Pourtant, son éloge de cette forme littéraire le pousse à élever la démarche de Didar au rang christique, quand, dans la salle vide, une jeune femme bègue témoigne de la façon dont la poésie de Bidar l'a sauvée (une lecture en voix off la débarrasse de son handicap vocal).

 

 Les deux films mettent ainsi l'accent sur le danger de la compromission avec le pouvoir, politique ou socio-économique. Quand Kalidasa retrouve Mallika, il met ainsi l'accent sur les lieux et les personnages qui l'ont inspiré lors de son séjour à la cour : essentiellement l’espace où il a vécu près d'elle, Mallika lui ayant inspiré son plus beau personnage, Sakuntala. Le refus de Makhambet de suivre une délégation venue l'amadouer pour rejoindre les conquérants russes (contre qui il a levé des forces de résistance), s'il résonne étrangement avec une actualité tragique, témoigne de cette pureté indéfectible du poète face aux sollicitations du pouvoir.Si Bidar, par son refus final de répondre à quelque commande, c'est qu'il cherche, en empruntant le chemin de Makhambet, tou comme Kalidasa en quittant gloire et femme à la cour, à « habiter poétiquement le monde », selon le vœu formulé par Hölderlin.

 

 

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18 décembre 2022 7 18 /12 /décembre /2022 22:42

Adapté du texte de Robert Walser, "L'étang" confirme les obsessions de Gisèle Vienne sur les identités inquiétantes. L'occasion pour Adèle Haenel d'offrir une interprétation remarquable.

 

 

 
L'étang
 
Conception, mise en scène, scénographie, dramaturgie de Gisèle Vienne
 
D’après l’œuvre originale Der Teich (L’Etang) de Robert Walser
 
Avec Adèle Haenel et Julie Shanahan
 
 
 Avec « L'étang », la metteuse en scène et conceptrice de marionnettes assoit une nouvelle fois un univers singulier, tressé d'obsessions autour de la représentation des corps. L'entrée en matière, qui montre une scène envahie par ses fameuses marionnettes, suffit à créer un climat étrange, telle un arrêt sur image de corps saisis dans un moment spécifique, dont l'acte mystérieux serait éternisé, comme ces lunettes gisant à côté d'une marionnette allongée à terre. Un manipulateur, un homme, vient les enlever, les saisissant avec précaution, révélant leur poids certain.
 
 À sa dernière apparition, son pas, plus lent, quasi somnambulique, préfigure une autre allure, celle des comédiennes qui vont entrer petit à petit sur la scène. Bascule souple dans un monde à part, où la lenteur extrême, liée aux mouvements mécaniques, déshumanisés, renvoie à des postures hypnotiques, comme si les personnages se mouvaient dans un infra-monde, portés non par leur volonté, mais par une mécanique inconsciente.
 
 
 Ce monde onirique, étouffé, est paradoxalement traversé par des élans expressifs, dont la musique, souvent tonitruante chez Gisèle Vienne, imprime un tracé angoissant. Ici, il s'agit moins d'éclats vifs que de nappe sonore constante, confortant une traversée particulière, recouvrant les paroles des personnages.
 
 
 « L'étang » contient plus de paroles que les dernières créations de Gisèle Vienne. En incarnant les deux personnages principaux et la plupart des autres, les comédiennes livrent une prestation surprenante. Julie Shanahan excelle dans le rôle de la mère, installant parfois, par la lenteur traînante de sa prononciation, un humour décalé, jusqu'à entrer dans une phase de cris révélant le désarroi d'une mère face à un fils recourant à un acte extrême pour regagner son amour.
 
 
 Adèle Haenel, cheveux courts, est sidérante dans le rôle du fils. C'est elle qui pousse le plus loin ce trouble du personnage propre à l'univers de Gisèle Vienne, où le sentiment de dépossession de soi est exacerbé par les multiples voix de personnages qu'elle joue. Corps littéralement envahie par d'autres, ventriloque possédée, elle n'est pas sans faire penser au monologue du personnage de « Last days », de Gus Van Sant, inspiré de la vie de Kurt Cobain. Éclats d'intériorité renforcées par le sentiment d'être traversée par des voix, des gloussements, des rires incontrôlés, la comédienne porte loin cette dépossession.
 
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6 décembre 2022 2 06 /12 /décembre /2022 18:14

 Avec "Aucun ours", Jafar Panahi, alors en liberté conditionnelle, propose l'un de ses films les plus vertigineux, qui interroge sa position de cinéaste pris entre réalité et fiction.

 

 

 

Aucun ours

 

Film de Jafar Panahi

 

Avec Jafar Panahi, Naser Hashemi, Reza Heydari, Mina Kavani, Bülent Keser

 

 

 Réalisé alors qu'il bénéficiait d'une liberté conditionnelle, « Aucun ours », de Jafar Panahi défie, à certains égards, la notion de tournage en urgence, tant s'y déploie, avec une certaine virtuosité, les motifs les plus prégnants de son univers : l'exil, le rapport à l'image, la position du cinéaste face au monde.

 

 En l'occurrence, si le film ressemble à une somme, c'est aussi en se référant à l'une des figures tutélaires de Panahi, le regretté Abbas Kiarostami. La dynamique spatiale de « Aucun ours », qui conduit Panahi en personne à se réfugier dans un village frontalier avec la Turquie – l'usage de langue turque, aussi bien par Panahi que d'autres personnages laisse penser que le film est tourné dans l'Azerbaïdjan iranien – emprunte ainsi le mouvement du superbe « Le vent nous emportera », de Kiarostami, jusqu'à cette séquence où Panahi monte sur le toit de son hébergement pour tenter de capter le wifi.

 

 Comme chez Kiarostami, « Aucun ours » opère une vertigineuse subversion de la réalité, lié au décrochage initial amorcé par l'ouverture, où une séquence mettant en scène un couple s'avère être un film tourné à distance par Panahi. Là où « Aucun ours » se révèle troublant, et atténue la sophistication de la mise en scène, c'est que le corps de Panahi, renvoyant sans cesse à une réalité proche, intime, tragique, se déploie sur différents versants : dans la fiction qu'il élabore à distance, mais surtout parce que son corps est lui-même plongé dans une fiction qui le dépasse.

 

 Dans cette déconstruction de la fiction, le film de Panahi n'est pas sans s'offrir quelques moments de légèreté salutaire, comme lorsque le cinéaste confie son appareil-photo-caméra à son hôte pour qu'il aille filmer une cérémonie. Cette délégation de la maîtrise de l'image fait tout le prix du film qui, en dispersant le rapport à l'image, l'inscrit dans une perpétuelle interrogation sur la relativité de la fiction. En cela, la position de Panahi, de sa multiplicité de points de vue (celui qui filme, celui qui devient personnage de son propre film, celui qui est objet dépossédé de son film – la révolte du couple) tient à une forme de cubisme, rendant le film constamment mouvant.

 

 L'incertitude qui en découle installe « Aucun ours » parmi les films qui interrogent le statut de l'image, entre vérité et illusion, dans le sillage encore de Kiarostami. C'est autour de cette interrogation que l'intrigue se noue, au point de conduire à une intensification dramatique, lorsque Panahi, soupçonné d'avoir filmé des images compromettantes pour une future mariée, est de plus en plus sommé de les donner. C'est l'équilibre de tout un village attaché à ses rites qui en découle. Cette recherche, cristallisant la force d'une image, n'est pas sans rejoindre le « Blow up » d'Antonioni. Mais que Panahi circule dans son propre film, pris entre diverses frontières (celle, littérale, qui lui permettrait de fuir l'Iran, et celles de la fiction et du réel), n'en rend que plus passionnant « Aucun ours ».

 

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23 novembre 2022 3 23 /11 /novembre /2022 17:59

 Explorant une dimension fantastique, en plongeant ses personnages dans une fiction où la réalité se dérobe, le metteur en scène japonais Tomohiro Maekawa mêle approche savante et bouffées absurdes.

 

 

 

À la marge

 

Texte et mise en scène de Tomohiro Maekawa

 

Avec Junpei Yasui, Nobue Iketani, Shinya Hamada, Ryuji Mori, Soh Morishita, Sho Yakumaru, Ellie Toyota, Midori Shimizu, Ryohei Maki

 

 

 Après « Et pourtant, j'aimerais bien te comprendre... » de l'autrice féministe Yuri Yamada, présentée à la MCJP, vient le tour de Tomohiro Maekawa, auteur de « À la marge » dont la thématique pourrait, à l'inverse, tourner autour de ce questionnement : « Comment faire face à ce que nous ne comprenons pas ? ». Si la question de la compréhension peut légitimement être une préoccupation du public face à une telle œuvre – tant elle explore des strates narratives multiples -, Maekawa axe sa pièce sur la valorisation d'une forme d'impensé, fruit de son parcours (études de philosophie, fascination pour le bouddhisme), qui l'amène à mettre sur le même plan sens et non-sens (renvoyant à une forme de « théâtre de l'absurde »), réalité et imaginaire, densité fictionnelle et élans de bouffonnerie. Une exploration dense, où l'onirisme s'appuie sur une profusion de dialogues, rendant difficile la saisie la suture entre réel et imaginaire.

 

 Tout part dans « À la marge » d'une rencontre improbable dans un café entre deux anciens amis (joués avec intensité par Junpei Yasui et Nobue Iketani). En partant de la fonction réaliste d'un lieu propice à la rencontre et à la familiarité, Maekawa introduit d'imperceptibles glissements, inaugurés par l'entrée progressive des comédien.ne.s, allant tour à tour s'installer sur des chaises, dans une allure navigant entre public statufié et postures fantomatiques se levant d'un seul tenant pour s'approcher de Teradomari. À mesure que la pièce avance, Maekawa va arracher ses personnages à leur position décorative pour les faire incarner celles et ceux dont parlent les deux protagonistes principaux : frère, mère, mais pour mieux les baigner dans un bain d'irréalité et d'indistinction, la mère atteinte d'un cancer étant incarnée par une toute jeune comédienne.

 

 Pièce en constante transformation, portée par des épisodes loufoques, « À la marge » est tissé par des moments de glissements marquant la fascination de Maekawa pour l'absurde. Son affranchissement de la vraisemblance va jusqu'à faire dire à un personnage cette phrase « C'est beau. Comme une rencontre du hasard », évocatrice d'un slogan tout droit sorti du répertoire surréaliste, arraché à Lautréamont : « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie! ». Cette phrase, prononcée par Teradomari, marque un basculement dans la pièce, lorsque celui-ci remet en cause la nécessité de livrer ses colis. S'ensuit une tirade désopilante sur la beauté de l'aléatoire, démarche revendiquée par Maekawa face aux actes par trop formatés.

 

 « À la marge » réussit à imprimer une humanité touchante à ses personnages, notamment vers la fin, en se concentrant sur Teramadori et sa femme, dont il soupçonnait qu'elle le trompait. Ces doutes ouvrent sur un questionnement assez fort relatif à la mémoire, quand Maekawa se rend compte petit à petit, qu'il n'avait pas assez regardé sa femme. Cette prise de conscience ouvre sur un abîme existentiel, renvoyant l'homme à un trouble confinant à une métaphysique de la rencontre. C'est là, dans cette vibration de l'individu, pris entre tentative d'exister et sentiment d'être cerné par le vide (néant) que la pièce de Tomohiro Maekawa se révèle vraiment troublante.

 

À la Maison de la culture du Japon, du 22 au 26 novembre

 

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20 novembre 2022 7 20 /11 /novembre /2022 10:34

Sans tenter de ressembler à Delphine Seyrig, Raphaëlle Rousseau entame un dialogue avec l'actrice féministe, ravivant sa figure électrisante. 

 

   © India Lange

 

Discussion avec D.S.

Conception, écriture et mise en scène et interprétation de Raphaëlle Rousseau

 

 

 On aurait envie de dire, à la découverte des premières scènes de « Discussion avec D.S., de Raphaëlle Rousseau, que son spectacle souffre d'un déséquilibre, entre la volonté de la metteuse en scène de se mesurer à une figure fascinante - au point de lui ériger un autel constitué d'autant de photos des films et pièces dans lesquels elle a joué – et la place qu'elle s'accorde effectivement.

 

 D'emblée, l'impression que la voix de Delphine Seyrig, fruit d'interviews diverses, est bien plus forte que la présence scénique de Raphaëlle Rousseau. L'expressivité de celle-ci est d'autant plus forte qu'elle est donnée à entendre, sans présence de l'image de son corps, comme une réincarnation de la comédienne. Voix au timbre suis particulier, à la musicalité liée à sa pratique d'autres langues, sur laquelle se sont reposés tant de cinéaste. Voix écrasante, et pourtant rendue ici d'autant plus vivante, qu'elle est livrée avec les hésitations, comme pour livrer les cheminements de sa pensée. De son côté, en interpellant cette voix d'outre-tombe, Raphaëlle Rousseau semble réduite à un pur faire-valoir, figée dans son admiration, ses questions se drapant dans une banalité admirative contrite.

 

 Pourtant, « Discussion avec D.S. », dans son renversement (Delphine Seyrig est invitée à venir sur scène), trouve un régime narratif différent, qui le rend littéralement passionnant, puisque en se glissant dans la peau de la fameuse actrice, Raphaëlle Rousseau parvient à l'habiter, à l'incarner pleinement, tout en évitant de lui ressembler physiquement. Au fond – et c'est là qu'un petit miracle de mise en scène s'opère – le déséquilibre initial, en se retournant, produit un effet aussi fort – Rousseau est devenue la voix au corps absent qui interroge Seyrig dans la peau de laquelle elle s'est glissée. La comédienne semble nous dire qu'il ne suffit pas qu'il y ait la voix, mais qu'après tout, c'est l'incarnation qui compte, quelle que soit le degré de véracité qu'on insuffle dans l'interprétation.

 

 Dans sa façon de jouer Delphine Seyrig, on finit par se dire en effet qu'il importe peu qu'elle lui ressemble, puisqu'elle réussit, ne serait-ce que par ses inflexions, à nous évoquer Delphine Seyrig. Il y a même un paradoxe à entendre la voix qui interroge, à ce moment plus animée qu'au départ, alors que le corps y est absent. En cela, la réussite de « Discussion avec D.S. » tient à la force du leurre, qui augmente le sentiment de la présence.

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18 novembre 2022 5 18 /11 /novembre /2022 23:52

Égale à elle-même, Angélicé Liddell offre, avec "Libestod", une performance où provocation et hommage à un torrero marquent sa tendance articuler son esthétique entre le mystique et le sacré.

 

 

 

Liebestod

 

El olor a sangre no se me quita de los ojos
[L’odeur du sang ne me quitte pas des yeux]

 

Texte et mise en scène d'Angélica Liddell

 

Avec Ezekiel Chibo, Patrice Le Rouzic, Angélica Liddell, Borja López, Gumersindo Puche, Palestina de los Reyes

 

 

 On sait désormais, depuis que ses spectacles investissent la scène du théâtre de l'Odéon, à quel point l'univers d'Angélica Liddell est attendu, scruté, en fonction du parfum de scandale qui le précède.

 

 À peine assagie avec le diptyque-hommage consacré à la disparition de ses parents, « Liebestod » remet l'autrice et metteuse en scène au cœur de ses obsessions théâtrales. Et c'est peut-être en soi une surprise de la retrouver ainsi, tant les deux spectacles précédents témoignaient d'un décentrement, marqué par ces hommages intimistes. C'est à se demander si, pendant les deux heures que dure « Liebestod », les monologues atteindront le niveau stupéfiant de « Tout le ciel au dessus de la terre (le syndrome de Wendy) ».

 

 Mais dès, l'abord, passé une ouverture en forme de prologue muet - un homme dans une posture majestueuse tenant en laisse... une dizaine de chats provoque une rumeur de surprise dans le public – c'est à la Angélica Liddell scandaleuse auquel on a droit, au point de provoquer au bout d'à peine un quart des départs de spectateur.trice.s : assise sur une chaise, à côté d'une petite table sur laquelle sont disposés une bouteille de vin, un verre, dont elle boira précautionneusement le contenu, un gros pain rond. Jusqu'à opérer tranquillement des coupures sur ses genoux et ses mains. On voit alors s'écouler le sang, dans une veine christique évidente. Qu'on puisse trouver cet acte provocateur, force est de reconnaître à Angélica Liddell une cohérence dans sa démarche, teintée à la fois de mysticisme et d'érotisme.

 

 Si Angélica Liddell réussit à atténuer sa pièce de sa dimension narcissique, c'est bien en opérant sur différents plans se nourrissant les uns les autres  : la mise en avant de soi est constamment articulée avec des figures tutélaires. Ici, c'est celle de Juan Belmonte, matador, dont le rapport à la tauromachie était teinté de spiritualité. Avec l'arrivée d'un taureau sur scène, plus vrai que nature, qui sert d'intermédiaire entre Liddell et Belmonte, la metteuse en scène entame un monologue sous forme d'adresse, dans lequel elle exprime à la fois cette poussée vers une forme de divin et une envie d'abandon érotique, jusqu'à valoriser le... viol. On sait que chez Liddell, cette tension mystique s'accommode peu des préoccupations les plus contemporaines, comme la place des femmes incarnée par MeToo. C'est à la fois sa limite et sa sincérité de créatrice ne dérogeant pas à ses préoccupations esthétiques.

 

 Liddell, en faisant ainsi référence une nouvelle fois à Antonin Artaud, figure essentielle de l'écrivain maudit, hanté par la folie, ou à Georges Bataille, pour ce qui concerne l'intrication entre l'érotisme et le sacré, ancre sa démarche dans un battement permanent entre la trivialité et le mystique.

 

 Consciente d'être une créatrice reconnue, Angelica Liddell, opère, dans un autre monologue, un renversement dans « Libestod » en se prenant littéralement pour cible de ses diatribes, à travers une parole émise par une proche. C'est à la fois désopilant, par cette façon de se charger, gage de lucidité sur la manière dont elle est consciente d'etre vue, et pathétique, car Liddell, au fond, même si elle se permet des saillies sur le monde du théâtre, jamais assez pur selon elle, laisse pointer une forme de solitude dans le champ théâtral. C'est peut-être une lucidité feinte, contrôlée, mais cette façon de se regarder, en ne s'épargnant pas, est aussi le gage d'une artiste qui a envie de remettre en question son processus créatif.

 

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