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 Réveillé le matin après un sommeil intermittent, une interrogation soudaine m'étreint : A l'heure qu'il est (six heures trente), et si la ville où je comptais m'arrêter (Nawalgarh), n'était pas le terminus ? Je n'ai pas dû tout penser à poser la question, même hier soir, au contrôleur. Et si j'avais tout simplement dépasser ma destination? Pas serein, je guette le contrôleur, mais je questionne le premier indien venu, qui réussit à me rassurer : on arrive bientôt. Sous-entendu : le train est en retard. Là où ça m'a déjà joué des tours, ici je m'en réjouis. Effectivement, il arrive à Nawalgarh avec une demi-heure de retard. Seulement, je devrais dire...

 

 A sept heures du matin, je suis étonné qu'il fasse aussi froid. Il n'est vraiment plus concevable pour moi de venir en Inde au mois de janvier pour me geler. Et ce n'est pas en allant me serrer avec des indiens dans un rickshaw collectif que j'arriverais à me réchauffer. Si eux sont habitués à se tasser, j'aurais toujours du mal à m'y faire, culpabilisant presque à l'idée qu'ils doivent me faire une place.

  

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                Entrée du chateau de Mandawa 

 

 Au bout de quelques instants, finissant par me retrouver seul dans le véhicule tressautant, je commençe à me rendre compte que la pension écologique que j'ai choisie, plus cher qu'à l'accoutumée, est plus loin du centre que je ne le pensais. Au fur et à mesure que le conducteur du rickshaw s'éloigne, après avoir demandé son chemin à des locaux, j'essaie de m'imprégner du trajet que je me verrais obligé de refaire la nuit. Des réflexions pas très agréables s'emparent de moi: "Tiens ! il y a pas mal de chiens. J'éviterais donc de traîner par ici à pied. De toute façon, c'est trop loin, je serai obligé de prendre un rickshaw". Pas très réjouissant. Puis, finalement, quand je sonne à cette pension que j'avais vraiment envie d'expérimenter, j'apprends que c'est complet, et que de toute façon, il fallait réserver. Je me rends donc à une annexe, meilleur marché, situé de plus dans le centre. De surcroît, il y a de la place. Ma velléité de découvrir une forme plus originale d'hébergement sera donc tombée à l'eau. Qu'importe ! Je suis accueilli par une belle indienne qui m'invite à prendre un petit déjeuner en attendant que la chambre qui m'est accordée soit libérée par son occupante. Le cadre dans lequel je m'assois pour me délasser est particulier : c'est tout simplement un salon à l'air libre, protégé seulement du froid par des sortes de paravents qu'on remonte ou descend à l'aide de cordages. Et c'est là que dort la famille de brahmanes avec leurs trois jeunes enfants. Le père n'est pas là, mais au moment où je m'assois, les deux plus jeunes enfants sortent frileusement de leur couverture et s'étirent. Si j'étais arrivé plus tard, ils auraient pu prolonger leur nuit. Et s'il n'y avait pas eu de touristes dans la pension, la famille ne serait pas obligée de pousser leur sens de l'hospitalité jusqu'à laisser leur chambre à leurs hôtes pour dormir à la quasi belle étoile. Et si... Avant de culpabiliser, j'apprécie la couverture que l'indienne étend sur mes genoux, car s'ils sont, eux, habitués à certains comportements, elle a compris que je pouvais avoir froid.

 

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Haveli à Mandawa 

 

 Pendant que je prends mon petit déjeuner, elle me tend presque timidement le règlement intérieur de la pension où il est spécifié qu'étant dans une famille de brahmanes, nous sommes tenus de ne pas consommer de viande, d'éviter, pour les couples, de se tenir par la main, de ne pas répondre aux sollicitations de certains, notamment les enfants qui demandent des stylos. Si la proposition sur les couples me fait un peu sourire (mais d'un sourire intériorisé), je suis nettement plus attentif à la partie sur les méfaits du tourisme : donner un stylo un enfant peut l'empêcher d'aller à l'école, vu la facilité avec laquelle on lui donne ce qu'il demande.

 

 Sur le registre que je dois remplir, j'aperçois le nom de la française dont l'indienne vient de me parler : Alexandra B. Tiens! elle habite "rue Saint Jacques", à Paris. Le proche dans le lointain...

 

 Cette Alexandra ne tarde pas à arriver pour prendre à son tour le petit-déjeuner. Blonde souriante qui, après m'avoir salué par un "hello" de circonstance, s'étonne que je lui réponde en français et se demande si sa nationalité est marquée sur son front. Je lui explique l'avance que j'ai sur elle, et une conversation s'engage entre nous. J'apprends qu'elle est revenue dans cette pension quinze ans après son premier voyage en Inde et que le propriétaire, qu'elle a connu à l'époque (alors que c'était son père qui dirigeait cette pension) a maintenant femme et enfants. Pendant quelques secondes j'imagine les scénarios romanesques les plus fous...

 

90                Méthode agricole traditionnelle 

 

 Après l'arrivée d'un couple de tchèques et d'un allemand, Alexandra me propose d'aller visiter une ville située à une trentaine de kilomètres, mais en descendant du bus quelques stations avant afin de poursuivre en faisant quelques huit kilomètres à pied. Je suis assez étonné qu'à peine arrivé, je fasse l'objet d'une telle proposition. Ma première réaction est d'ailleurs de lui signifier qu'ayant très peu dormi la nuit précédente, et une heure à peine après mon arrivée à la pension, j'avais envie d'aller dormir. Mais me rendant compte que je risquais de passer à côté d'une belle occasion de faire une ballade inhabituelle, je me ravise et accepte. Je reste un peu surpris, d'autant plus que le couple et l'allemand partent en même temps que nous vers le bus pour la même destination, et qu'ils n'ont pas l'air de comprendre qu'on va les abandonner avant l'arrivée. Finalement, je trouve la situation très amusante : je suis privilégié au détriment de personnes qu'elle a du rencontrer dans la pension probablement plusieurs jours auparavant. Je risque une interprétation : il se peut que cet espace ouvert, où tout le monde prend son petit déjeuner, où le froid s'engouffre, abolissant l'intimité, soit propice à une mise plat des distances, une proximité retrouvée, un effondrement des barrières de politesse contrite. Ici, tout communique. Il est jusqu'à cet allemand, apprenant que je viens de Paris, qui s'essaie à quelques rudiments de français, alors que je m'adressais à lui en anglais. J'ai senti, en arrivant ici, qu'on devait abandonner ses oripeaux d'occidentaux , qu'il fallait se mettre au diapason de l'hôte. Je sais par ailleurs que le soir même, je dînerai dans cette pension, à la même heure que les autres. Une première. Les autres seront tout de même surpris d'apprendre, en allant vers la station de bus, qu'on va les abandonner. Juste le temps pour moi de remarquer la démarche vive d'Alexandra. Qu'est-ce que ça va être quand nous serons engagés sur le chemin? Je sens qu'il y a dans cette allure une détermination farouche, une fuite en avant qu'elle a besoin de mettre à l'épreuve de la présence de l'autre ; la mienne, en l'occurrence.

 

91                Méthode agricole traditionnelle 

 

 A la station de bus, avant le départ pour le village, je vais me chercher une bouteille d'eau. Je remarque la surprise qui se lit sur le visage des indiens alentour qui, manifestement, n'ont pas l'habitude de voir des noirs. Mais, loin des sollicitations de certaines villes plus "touristiques", l'un d'eux, assis sur une chaise, m'invite à s'asseoir à côté de lui, un journal dans les mains. Il vient de faire une découverte remarquable : sur une page de son journal apparaît la photo d'un africain pris de dos. Ce qui retient l'attention de l'indien, c'est moins le renvoi de cette photo à un contexte que j'imagine politique que la tonsure qui barre le crâne de cet africain, et la relation qu'il établit avec ma propre tonsure. Fier de sa découverte, devant un brusque attroupement d'indiens, il désigne de son doigt savant la partie dégarnie de la tête de l'africain, puis la mienne. Et tout le monde de corroborer cette relation nouvellement établie d'un rire infantile. Rires qui se propagent jusqu'à mes comparses de la pension. Comme cette contagion n'a pas de limite, je pars moi aussi d'un rire franc.

 

 Quelques instants après, dans le bus, je regarde un peu amusé le tchèque qui, pour son premier voyage, note dans son journal toutes les idées qui lui passent par la tête. Il ne remarque pas cet indien qui le regarde avec une curiosité mêlée sans doute d'une avidité à le connaître. Quant à moi j'aurais mis quatre voyages avant de me décider à écrire un journal. Uniquement parce que je pense qu'une fois lesté un peu de la surprise des découvertes qui m'environnent, je peux me retirer quelque part pour jeter quelques mots sur un papier. Ecrire, dès lors, devient pour moi un écart par rapport à la réalité brute, mais qui ne nuit en aucun cas à la possibilité de retrouver intacte la vibration de ce réel. En bavardant avec Alexandra, elle m'avoue sans aucune honte que si elle me propose cette balade avec elle, c'est qu'elle ne peut tout simplement pas concevoir de débarquer avec cinq touristes quelque part. Je suis à peine surpris de cette radicalité, content que je suis d'être l'élu à ses côtés.

  

97                Femme en sari et enfant 

 

 Peu après, c'est avec une certaine émotion que je me lève de concert avec elle pour descendre à un arrêt où nous sommes quasiment les seuls. Le conducteur du bus, au moment où l'on s'engage sur notre chemin buissonnier, exprime avec son klaxon toutes les nuances musicales possibles, vraisemblablement pour nous taquiner. En tous cas, quelques indiens, ravis de participer au jeu, se penchent par les fenêtres en arborant un sourire complice.

 

 Que dire de cette balade avec Alexandra si ce n'est qu'elle revêt un caractère inédit à plusieurs titres : première fois que je fais une marche à l'étranger avec une femme inconnue deux heures plus tôt ; première fois que je traverse des villages pendant une dizaine de kilomètres. Et tout cela fusionne en une convergence de points de vue. En effet, là où il m'a toujours paru évident que je ne voyageais pas en Inde pour rencontrer des français, qui plus est une parisienne, les échanges que j'ai avec Alexandra sur la route créent une identité avec elle et me donnent l'impression de ne pas être un trop mauvais routard. Il est plaisant (et inédit), lors d'évocation de villes que nous avons antérieurement visité en Inde, d'avoir des convergences de vue. Les souvenirs s'en trouvent doublement avalisés. C'est pour cela que je m'étonne presque qu'elle ait un sentiment différent lorsqu'elle me parle des indiens qui, dans les bus bondés, laissent une place assise aux femmes qui, comme elle, insistent ne serait-ce que du regard, alors que, à mon sens, en tant qu'occidental, homme ou femme, nous sommes privilégiés, bien plus qu'une femme indienne, même si elle a deux enfants dans les bras. Elle conserve son avis. Je me promets moi-même d'expérimenter à nouveau cet écart.

 

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Fresque du chateau de Mandawa 

 

 Pour l'heure, je constate qu'Alexandra est une grande marcheuse. Je pressens que ce pas rapide qui la porte en avant, elle pourrait le maintenir pendant tout le chemin, alors que pour moi, avec mes chaussures de ville achetées quelques mois plus tôt pour un mariage, je le sens, il y aura nécessairement reflux du rythme. Et ce n'est pas le fait d'apprendre qu'ordinairement, elle engloutit en une heure les huit kilomètres qui nous séparent de notre destination, qui va me rassurer. Pourvu que je ne lui donne pas l'impression d'être un boulet, moi l'élu du jour. Il faut dire que lorsqu'elle m'énumère les pays qu'elle a parcourus, il y a de quoi rester modeste : Yemen, Laos, Madagascar, Ethiopie, Birmanie, Cambodge, Chine, Iran, etc. La plupart du temps, seule... Je sens que le déséquilibre devient infranchissable, que mon pas va ralentir, pour s'ajuster au rythme de mon inexpérience. Heureusement, nous nous arrêtons quelquefois, interpellés par des indiens certainement pas habitués à voir des occidentaux traverser leur village. C'est devant l'un d'eux, qui nous farcit de questions et veut nous inviter à prendre un thé, que j'apprends qu'Alexandra est avocate. "Criminal", dit-elle à l'homme avec le sourire. Elle m'apprendra plus tard que c'était une plaisanterie. Elle s'occupe juste de sociétés qui font faillite et qui cherchent conseil. A ce que j'ai cru comprendre...

 

 Je ne suis décidément pas au bout de mes surprises avec cette femme. En tentant de mesurer sa résistance, je lui demande si elle n'a jamais eu de problèmes à voyager seule. Suit une énumération relativement brève, au regard du nombre de voyages effectués, mais tout de même marquants par leur intensité : agression avec bombe lacrymogène en vue de lui voler son sac, homme qui, dans un passage souterrain, lui aurait comprimé la poitrine et serait parti en courant ; un autre qui l'aurait suivi pendant toute une journée, la plupart de ces événements s'étant déroulés Istanbul, où règne, selon ses mots, une grande "misère sexuelle". Elle a été beaucoup plus tranquille dans les pays arabes. Me frappe dans ce récit l'égalité, non dépourvu d'intensité, avec laquelle elle retrace ces faits. J'ai presque l'impression, qu'au détour d'une phrase, elle revit la situation comme si elle s'était produite hier. Elle dit les choses avec un naturel confondant (pour être une avocate, ce n'est pas du tout une intellectuelle ; si elle emploie un langage populaire, son discours n'en est pas moins aigu et pertinent); le même naturel qui l'amène à annoncer tout à coup sur le chemin qu'elle va aller se soulager dans les buissons.

 

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Fresque du chateau de Mandawa  

 

 Il y aura dans cette marche le plaisir de la rencontre avec ces indiens,  la spontanéité des enfants quittant la cour de leur école pour venir nous saluer de leurs cris fracassants. D'autres encore qui nous suivent en se mettant à chanter et à danser, avec parfois des paroles certainement pas très catholiques, au point d'être rappelés à l'ordre par certains adultes. Nous avons également croisé quelques très beaux oiseaux, aux somptueuses couleurs, vision qui n'a pas laissé de me surprendre. Ces petites bêtes semblaient à peine effrayées par notre présence. Après cela, l'arrivée dans le village, la vision des cénotaphes avec leur magnifiques peintures murales devient quasi anecdotique. On retrouve au passage nos compères de l'hôtel, qui viennent seulement d'arriver, leur bus ayant crevé. Avec Alexandra, nous sommes allés quasiment plus vite à pied. Oh! puissance de la marche...

 

 Si je me réjouissais de revenir par le même chemin avec Alexandra, la différence notoire avec l'aller est marqué par l'accélération de son pas. Je n'avais encore rien vu. Comme elle doit partir en fin d'après-midi par le bus pour Jaipur, il est temps pour elle de passer à la vitesse supérieure. Désormais, j'ai quasiment en permanence un pas de retard sur elle. Je suis un peu gêné d'être en retrait, mais mes chaussures commencent maintenant à me faire mal, le plus génant étant de s'arrêter puis de repartir. Je culpabilise presque à l'idée de faire une halte pour boire. J'ai l'impression de la ralentir. Pourtant, elle me demande si elle peut m'emprunter de l'eau. Il me semblait bien ne pas l'avoir vue boire une seule goutte d'eau durant toute notre marche. En fait, elle m'avoue qu'elle se force, car elle peut parfaitement se passer d'eau. Et de me raconter ses randonnées dans le Sahara où elle n'emportait qu'un litre et demi d'eau lorsque les moniteurs vérifiaient que tous les randonneurs partaient avec six litres. L'entendre dire qu'à l'époque, encore récente, où elle fumait trois paquets de cigarettes par jour, elle ne buvait que du café, jamais d'eau, renforce l'image d'un personnage hors du commun. Qu'elle parle de sa mère qui est exactement comme elle (et en bonne santé) alors que le père, qui boit deux litres d'eau par jour et arrive avoir des calculs, la ramène in-extrémis dans le champs de l'humain pourvu d'un héritage. Munie de cette carapace, comment peut-elle craindre les agressions, aussi bien physiques que naturelles ? Je vois la manière dont, au fil des heures son corps évolue sous le soleil : je ne vois plus vraiment la blonde splendide du matin apparaissant avec un visage radieux, mais une femme dont la peau rougit de plus en plus sous les rayons. Me frappe particulièrement la zone, excessivement écarlate, juste au-dessus de sa chemise blanche déboutonnée. Desséchée, elle continuerait à marcher.

 

94                Fresque du chateau de Mandawa  

 

 Arrivés à l'arrêt de bus qui doit nous ramener à notre ville d'origine, nous nous asseyons en attendant. Je trouve que le soleil frappe fort ; j'irais bien me mettre à l'ombre, mais je me retiens car je crains, à côté de cette femme, de paraître un peu "frileux". Mais je commence à vraiment avoir chaud. Alexandra reste assise à se dorer comme un lézard. Bientôt, je discute avec de jeunes indiens qui me harcèlent de questions, notamment sur mes origines. Ils ne s'adressent absolument pas à elle. A un moment, elle se lève et se déplace, m'avouant que cela l'arrange d'être ignorée, car en général, ils (les jeunes indiens en groupe) la font "chier". Dans la foulée, je lui demande si elle compte se mettre à l'ombre. Elle me répond le plus naturellement du monde: "Non! je me mets au soleil". Sans doute que l'approche du groupe avait créé une zone d'ombre nuisant à sa relation fusionnelle au soleil. Elle pourrait faire sienne la phrase attribuée à Diogène devant Alexandre venant lui demander de quoi il avait besoin : "Ote-toi de mon soleil".

 

 La dernière ligne droite, la descente du bus, est la plus difficile. L'accélération d'Alexandra est vraiment fulgurante. Mes pieds, à la suite de ma position assise, deviennent plus douloureux ; j'ai encore plus de mal à la suivre. A deux trois reprises, en traversant le village avant de rejoindre la pension, je suis obligé de courir pour la rattraper, sous les yeux amusés, pour ne pas dire ahuris, des habitants. Un jeune indien, remarquable par sa taille (il fait environ deux mètres) vient s'agréger à notre marche délirante. Il prétend faire partie d'une équipe de basket, ce que je crois volontiers, compte tenu de sa stature, tout en étant perplexe, car je pense qu'un déséquilibre certain doit régner avec ses partenaires, invalidant la notion de groupe, et donc d'équipe. Je crois surtout qu'il s'inscrit dans notre sillage par pur défi ; enfin un challenge à la démesure de sa taille.

 

 95                Un gardien du chateau qui s'improvise guide 

 

 Revenus à la pension, mon premier réflexe est d'enlever ces maudites chaussures de ville. Il est environ seize heures et je n'ai toujours pas vu la chambre que je dois occuper (celle que quitte Alexandra ; étonnante forme de transmission). Je reste assis tandis qu'Alexandra s'affaire, me cédant gentiment quelques médicaments dont je pourrais avoir besoin, extraits de son sac. Elle va alors prendre sa douche. Quand elle revient, en passant quelques coups de peigne dans ses cheveux relâchés, je revois la même femme qui est apparue plus de huit heures auparavant. Il lui aura fallu à peine un quart d'heure pour retrouver sa splendeur initiale. Sa capacité de régénération est décidément étonnante. Elle me trouve jaloux lorsque, au moment de partir, je remarque qu'elle a fait la bise à l'hôte indien et pas à moi. Je finis par y avoir droit. J'aurais quand même réussi à lui demander ses coordonnées. Comme nous sommes dans l'ère moderne de la communication, j'hérite de son adresse électronique. C'est déjà ça. Elle s'en va. J'ai comme un pincement au coeur. Pour mon premier jour réel de vacances en Inde, l'impression de la conjonction brutale d'un début et d'une fin me gagne et me trouble. Dans la chambre où je me rends enfin, je trouve sur la table près de la fenêtre une photocopie d'une page de "Lonely Planet" sur la région, laissée par Alexandra. J'espère vraiment la revoir à Paris.

 

 Après une telle journée, je tente de partir à la recherche de ces havelis, magnifiques demeures éparpillées dans la ville, mais le coeur n'y est pas vraiment ; le coeur, mais surtout l'enthousiasme moteur. De toute façon, il fait nuit très vite, et je renonce rapidement.

 

 Ici, à la tombée de la nuit, il n'y a plus grand chose faire. Pas de café, quasi absence de restaurant, peu de lumière pour accompagner une marche romantique en croisant les vâches. Aussi, je retourne assez rapidement à la pension, dans ma chambre, en demandant au passage à la maîtresse de maison à quelle heure était le dîner. "Soon", me répond-elle de manière langoureuse. Quand, quelques minutes plus tard, je descends pour me retrouver assis, en cercle, sur des coussins en compagnie d'autres occidentaux, je médite sur le caractère inédit pour moi de cette situation. A la même heure, pour le même dîner. Quand l'indienne et son fils plus agé font circuler des couvertures pour nous réchauffer, j'arrive à trouver du bon dans ce tableau. J'apprécie nettement moins le feu de bois, destiné certes aussi à créer un climat convivial, mais dont les volutes de fumée, poussées par un vent tourbillonnant d'une rare perversité, franchissent allègrement les barrières accueillantes de mes narines.

 

96

Fresque du chateau de Mandawa  

 

 

 Depuis mon retour la pension, d'autres touristes sont arrivés. Il y a un couple d'espagnols dont l'homme est si peu bavard que je mets son mutisme sur le fait qu'il ne parle pas anglais, contrairement sa copine. Pourtant, dès qu'il y a une plaisanterie, il rit comme tout le monde. A mes côtés, un italien, Guido, est sans doute de nous tous celui qui a le plus fréquenté l'Inde. Il y vient peu près tous les ans. Il n'hésite pas à donner des conseils sur les itinéraires, voire sur tel excellent restaurant à Jaipur. Moi qui m'y suis rendu lors de mon tout premier voyage, je dois avoir recours à mon guide pour vérifier qu'il dit vrai. J'en arrive moi aussi profiter de ses indications, notamment sur la prochaine ville où je compte me rendre. Quand Alexandra me déconseillait de perdre une journée en bus pour me rendre à Bikaner (d'ou je comptais partir pour aller à Deshnoke, ville fameuse car elle abrite un temple entièrement dédié au culte des rats), Guido vante précisément ce trajet car, à son avis le panorama sur le désert vaut vraiment le détour. Selon lui, ce n'est pas du temps de perdu. Il n'a pas cherché à convaincre qui que ce soit, et pourtant, me rappelant ma traversée de la Syrie pour me rendre en Jordanie, je me sens tout à coup prêt à passer huit heures dans le bus dans l'espoir d'être happé par un paysage. Il y a quelque chose d'intéressant chez Guido : pas seulement le fait qu'il connaisse l'Inde, mais la tranquillité avec laquelle il distille ses points de vue, captivant l'attention, volant presque la vedette à l'hôte indien, pourtant soucieux de raconter, et de belle manière, l'histoire de sa région. Non ! Guido, à l'inverse d'une encyclopédie, a cette façon de forger ses mots, au fond typiquement italienne, avec son cortège de gestes. La différence, c'est que sa maîtrise de l'anglais n'est pas parfaite (meilleure que la mienne; tout de même), mais il franchit allègrement cet obstacle en donnant l'impression, lorsqu'il baisse la tête, d'aller chercher les mots avec ses mouvements de main, de les façonner comme un artisan polit un bijou, pour les livrer bruts à nos oreilles, lentement. Ses hésitations langagières deviennent le gage de leur fraîcheur. Son ton égal, posé, l'éloigne du statut de polémiste.

 

 La soirée se poursuit ainsi pendant trois heures. C'est la parole de notre hôte qui, désormais, surplombe l'attention accordée aux mets arrivant régulièrement. C'est une autre approche que celle qui consiste à se renseigner sur une région en consultant son guide. Je dois quand même fournir un certain effort pour saisir son anglais, malgré la clarté de son timbre. Sans doute fatigué par cet effort intellectuel de compréhension, renforcé par une certaine frustration de ne pouvoir participer comme je l'aimerais à la conversation, je suis l'un des premiers à abdiquer, vers 22 heures, regagnant ma chambre, non sans avoir commandé ma bassine d'eau chaude avec laquelle je vais prendre ma douche. Les enfants du couple indien, emmitouflés dans leur couverture, tentent de dormir malgré les adultes conversant à côté d'eux.

 

Suite : INTERSTICES OUVERTS AU SABLE (Voyage en Inde) 4

 

 

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