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"Voyage à Rome" : la sculpture, la mort et le temps

Mélancolie de l'épouse



 

 La proposition culturelle à Rome est extrêmement riche, on ne l'apprendra à personne. Il suffit par exemple de rentrer aux musées du Capitole, entre autres, pour prendre la mesure de ce foisonnement. Parmi les nombreuses sculptures qui agrémentent les galeries, quoi de mieux que de tomber par hasard sur un coup de coeur (sans même s'en rendre compte de prime abord) ? On peut par exemple, avant même d'entamer le marathon des salles, traverser une cour (celle où l'on voit la tête gigantesque de l'empereur Constantin) et prendre en photo un bas relief, disposé contre un mur, comme tant d'autres, et à l'heure où l'on revoit ses prises, tomber en admiration devant cette sculpture, et se demander un temps pourquoi elle plaît.

 Cette photo, qu'on pourrait intituler "Mélancolie de l'épouse", à défaut d'avoir saisi son nom et l'époque de sa réalisation (1), surprend à la fois par une infinie délicatesse alliée à une simplicité, chargée d'une grande puissance évocatrice. Qu'y voit-on ? Une jeune femme plongée dans une posture mélancolique (et ce, c'est certain, bien avant le "Mélancolia", de Dürer), la main soutenant sa tête. Éplorée, mais sans toutefois que sa tristesse ne vire en débordement larmoyant. Triste, mais digne. Une dignité signifiée par une retenue, une position contrôlée, sans aspérité ni débordement. Si le corps est légèrement incliné, il ne signale aucune perte de contrôle.

 A côté de cette femme, des objets à la signification évidente : un bouclier, une hache, un heaume vraisemblablement romain. S'il paraît évident que cette femme pleure son mari mort à la guerre, ces objets, incarnations métonymiques de son absence, figurent cette disparition avec une force métaphorique peu commune. Il aurait suffit que, dans cette sculpture, ces objets soient disposés sur le sol pour que leur signification ne soit plus la même. Le fait qu'ils soient présentés dans la sculpture à "hauteur d'être", suspendus, témoigne de la volonté de l'artiste de maintenir une sorte de dignité du héros : défunt, certes, mais comme pris dans l'élan inaltérable du souvenir ; doté d'une aura animée, comme l'incarnation de l'émanation du désir de la femme de l'imaginer vivant.

Certes, le corps proprement dit n'est plus là, et même si cela devait refléter une difficulté à se souvenir d'une enveloppe corporelle, la seule restitution de ses attributs guerriers suffit à en souligner la charge symbolique et à soutenir la persistance de son inscription mémorielle.

 

(1) Recherche faite, la sculpture daterait vraisemblablement de 200 après J.C

 

"Voyage à Rome" : la sculpture, la mort et le temps

Le galate mourant

 

 

 Autre sculpture en rapport étroit avec la mort, mais représentée sur un mode plus direct, plus immédiat : le "Galate mourant". Cette oeuvre antique célèbre, (Napoléon s'en est emparée lors des campagnes d'Italie) entretient un rapport étroit avec la précédente, tout en s'en démarquant, précisément de par la relation qu'elle entretient au temps, radicalement différent. Quand la "Mélancolie de l'épouse" inscrit le corps absent du soldat dans une mythologie du héros, le "Galate mourant" s'appréhende comme une approche saisissante de l'instant. Là où les objets d'un soldat, suspendus, perpétuent dans l'esprit d'une femme la flamme d'un combattant, l'affaissement d'une épée aux côtés du corps du galate ne vise en rien à en faire un objet héroïque, mais à marquer au contraire la trace d'une blessure vive.

 Car cette épée, proche du corps affaissé du galate, si elle est en soi détachée de l'homme, tombée de sa main (son fourreau étiré dans un déroulement serpentin, en traduit la définitive fuite, l'ultime absence de saisie) est directement reliée à la blessure de l'homme, visible sur le côté. Entaille nette, indiquant sans ambiguïté une blessure faite à l'épée.

 La force incomparable de cette sculpture réside dans cette accumulation d'instants révélateurs, entre les gouttes de sang, l'épée lâchée, ce moment particulier où le corps tente de se raccrocher au vivant. Si la mort est un sujet mainte fois représenté en sculpture ou en peinture, elle a rarement été rendue avec ce mélange de pudeur et d'expressivité. Surtout, elle aura rarement conjugué avec autant d'économie deux temps : celui de la blessure fraîchement administrée et celui de la mort à venir. Le corps du galate ne représente ni un avant ni un après, mais plutôt cette tension fébrile entre ces deux temporalités.

 Car dans cette position d'un corps agonisant - dont le rendu remarquable des proportions confine à une certaine dignité -, on devine une envie de se lever, de se soustraire à la mort. Dans cette grimace douloureuse qui déforme le visage (que le sculpteur évite de rendre hyper expressif), c'est toute la question d'une magnification d'une représentation sculpturale qui est remise en cause. Car là où une sculpture emblématique comme celle de David à Florence trône majestueusement (renforcée par sa taille démesurée), celle du galate, aux proportions réalistes, facilite l'intégration pour le spectateur d'une oeuvre à hauteur humaine. L'agonie du galate nous semble ainsi d'autant plus proche qu'elle se livre à notre intimité visuelle.


 

"Voyage à Rome" : la sculpture, la mort et le temps

Sainte Cécile

 

 

 On quitte la multiplicité foisonnante du musée pour se rendre, dans le quartier animé du Trastevere à la basilique Sainte Cécile, à la crypte étonnante (on y trouve des mosaïques des années trente, assez art déco). Mais c'est bien sûr une sculpture qui nous intéresse au premier chef. Celle de Sainte Cécile, prise dans une posture ô combien inhabituelle. Quand les figures de saintes, tant du point de vue pictural que sculptural,  se signalent par une représentation pléthorique - liées bien évidemment à des commandes -, cette sculpture de la basilique intrigue par son caractère non orthodoxe.

Cette oeuvre de Stefano Maderno, datée de 1600, envisage la représentation de la sainte telle qu'elle aurait été découverte. Loin des images saint-sulpiciennes, Maderno s'appuie sur une prétendue vérité historique - alors que la sainte aurait été décapitée - pour livrer, avec une grande sensibilité, une vision profondément humaine. Sainte Cécile n'est pas envisagée dans une aura de valorisation. Le corps qui gît, avec la particularité d'un visage qui nous est caché, renforce la notion d'une prise à vif, dans le temps immédiat qui est supposé suivre une disparition.

 Un corps par rapport auquel rien n'aurait encore été envisagé : "fraîchement" découverte, sa position particulière induit une orientation du regard pour le spectateur : puisque le visage, lieu par excellence de l'identification, nous est dérobé, nos yeux se concentrent sur le centre de la sculpture, à savoir les deux mains. Des doigts effilés, un index de la main gauche pointé, comme pour signifier un relâchement global du corps. L'intention du sculpteur est moins de montrer un corps pris dans une violence sourde que de le représenter dans un espace entre perte de soi-même et abandon progressif. La sainte de Maderno semble prise dans un espace de sommeil, où la mort n'est qu'un simple passage.


 

"Voyage à Rome" : la sculpture, la mort et le temps

Hercule enfant
 

 

Rien de mortifère dans la sculpture suivante, qui campe Hercule (Héraclès) enfant. Rien non plus d"héroïque dans sa posture. Montrer le héros de la mythologie grecque dans son plus jeune age n'est pas rare : on peut le voir par exemple étouffant des serpents avec une indifférence désinvolte. Celle qui nous intéresse, datée du 3ème siècle après J.C a ceci d'intéressant qu'elle n'axe pas du tout la représentation d'Hercule sur un quelconque épisode mythologique. L'enfant n'est pas encore entré dans l'histoire et sa position s'envisage comme un pied de nez à toute forme de conquête. Il y a jusqu'à cette peau de bête qu'il tient dans la main gauche, qui désamorce tout sentiment guerrier.

 Une représentation là encore qui fourmille dans la sculpture grecque (la peau de bête comme marque spécifique du retour de la chasse), mais qui prend ici une tournure décalée, pour ne pas dire bouffonne. Dans cette position déliée du bras gauche, on croit voir un bébé tenant une serviette, comme pour aller au bain. Et on a beau voir les terminaisons griffues de la peau, celle-ci semble se confondre, voire se prolonger, avec la coiffe du bambin. Manière de conjuguer, hors de toute perspective guerrière, innocence infantile et vie animale.

Plus encore, l'allure même d'Hercule l'installe dans une ambiguïté du genre : déhanchement assez féminin, posture générale qui lui donne l'impression aussi de se préparer à parader. Le contraste entre les lignes corporelles très évocatrices de l'enfance (rondeur du corps, visage joufflu, ventre bedonnant) et le caractère imposant de la statue (taille énorme) contribue à faire de cet "Hercule enfant" un moment aussi hybride que facétieux.



 

"Voyage à Rome" : la sculpture, la mort et le temps

Anges endormis

 

 

On aurait pu terminer cette approche par un déferlement de chef d'oeuvres de la Galleria Borghese, où l'on retrouve tant de sculptures du Bernin, souvent caractérisées par une ampleur majestueuse. Mais c'est sur une note apaisée que s'achève ce petit parcours, avec ces chérubins endormis. Tranquilité de corps ensommeillés pris dans un mouvement circulaire, aux confins de l'emboitement. Pas de démonstration d'une quelconque force. Le sommeil fait peut-être suite à une mission éreintante qui appelle un repos bien mérité. Mais l'harmonie des petits êtres, loin de toute source de conflit, appelle le silence.

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Publié par Georges Jumarie - dans carnet de voyage

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