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4 décembre 2023 1 04 /12 /décembre /2023 17:56

Construit comme une cérémonie de conjuration des clichés dégradants attachés aux Noires, la metteuse en scène et performeuse afro-féministe Rébecca Chaillon propose une pièce intense, où la critique se combine avec des éléments désopilants, à la frontière de la féérie.

 

    Photo : Christophe Raynaud de Lage

 

 

Carte noire nommée désir,

 

Texte et mise en scène de Rébecca Chaillon

 

Avec Estelle Borel, Rébecca Chaillon, Aurore Déon, Maëva Husband en alternance avec Olivia Mabounga, Ophélie Mac, Makeda Monnet, Fatou Siby, Davide-Christelle Sanvee

 

 

 Avec son corps aux proportions généreuses, la metteuse en scène et performeuse afro-féministe Rébecca Chaillon a tout pour imposer sa présence dans son spectacle « Carte noire nommée désir ». Autrice du texte, elle marque d'un sceau indélébile ce spectacle. Chose assez rare dans le théâtre, où inscrire son propre corps dans une mise en scène relevant plus de la performance que de la narration classique comporte un rique d'auto-affirmation.

 

 Rébecca Chaillon est une héritière de Rodrigo Garcia, qu'elle admire, sans pour autant le suivre dans sa dimension nihiliste. Tout comme elle semble loin d'une Angelica Liddell, toute entière murée dans un geste artistique solitaire où la mystique l'emporte sur le rapport à la réalité. Pourtant, dans « Carte noire nommée désir », la présence de Rébecca Chaillon, sur scène bien avant le début du spectacle, s'opère sur un mode non d'affirmation mais plutôt de passivité : à quatre pattes, récurant le sol, dans un geste rendu absurde par sa répétitivité et son insignifiance (des petits bocaux suspendus laissent inlassablement couler un petit filet marron qui viennent souiller le sol).

 

 En se débarrassant petit à petit de ses vêtements, jusqu'à en faire des torchons avec lesquels elle essuie le sol et son corps, Chaillon porte cette passivité à un cran supplémentaire lorsqu'elle est traînée par une comédienne, jusqu'alors occupée à confectionner des mugs, puis lavée consciencieusement, assise complètement nue sur une chaise. Vient ensuite l'un des moments emblématiques de la pièce : des performeuses entrent petit à petit sur scène pour confectionner des nattes surdimensionnées, que Chaillon va garder pendant une grande partie de la pièce. C'est au fond cette longue séquence de coiffe, acte de pure esthétique, qui va dicter la nature de « Carte noire nommée désir » : inscrire un geste dans un processus de transformation, de réification. Munie de ses nattes, longues comme des tentacules, Chaillon devient une prêtresse qui va orchestrer une cérémonie magistrale en s'entourant de ses comparses performeuses.

 

 Toute la qualité de la pièce réside ainsi dans son élan collectif. En partant de son propre corps, Chaillon ouvre son propos sur une prestation accrue des femmes qui l'entourent, leur offrant l'occasion de performer. Si l'une des premières séquences éloquentes de la démarche de la metteuse en scène tient à cette énumération désopilante de petites annonces révélatrices des fantasmes de blancs à l'égard des femmes noires, la pièce s'élargit, comme une onde qui se propage jusque, plus tard, dans la salle.

 

 Révélatrice de sa démarche visant à fustiger les clichés attachés à la représentation des Noir.e.s, la séquence à table montre les performeuses se livrer à une énumération scatologique. Si elle fait mouche, c'est dans sa manière d'inscrire une déconstruction du langage dans un dispositif critique, sur un mode burlesque.

 

 Dans cette disposition visant à discréditer les réflexes racistes ancrés, Rébecca Chaillon procède d'une manière originale, en impliquant le public. Il est à la fois cible (renvoyer les Blancs à leur rôle par rapport aux Noirs) mais la sollicitation, loin de s'opérer sur un mode culpabilisant, engage la pièce sur un terrain ludique. La longue séquence où les performeuses, divisées en deux groupes, miment des situations renvoyant à des postures humiliantes (tant existentielles qu'historiques) que le public doit deviner, cristallisent l'aspect jubilatoire de « Carte noire nommée désir ». Les devinettes s'appuient sur des réalités incontestables et il s'agit, en les redistribuant par cette diffraction ludique, cathartique, d'en atténuer la violence.

 

 Cette séquence met en avant l'une des qualités de « Carte noire nommée désir » : la qualité des prestations des performeuses. Ici, la comédienne conduisant le jeu, avec un sentiment de spontanéité dans ses répliques et ses adresses au public, fait preuve d'une grande virtuosité. Une autre séquence magistrale met en scène la musicienne et chanteuse accompagnant certaines parties de la pièce à la harpe. Lors d'une scène intense, elle se livre à un numéro époustouflant où sa qualité vocale, très opératique, est exaltée tandis que son corps s'épanche en chorégraphie électrisante.

 

 Toute le mouvement de « Carte noire nommée désir » s'inscrit ainsi dans une notion de partage, d'attention à l'autre, à tel point que l'on peut parler d'un manifeste de la sororité. Il est rare de voir sur scène une séquence aussi éloquente que celle de Rébecca Chaillon entamer une ronde lente avec une comparse, toutes les deux nues. Ce moment ne vient pas se poser dans la pièce comme une intention, mais comme une salve d'apaisement, où les corps, rompus aux manifestations les plus tortueuses, atteignent à une forme d'assomption. Ce n'est pas pour rien que le final, où les tresses de Chaillon, s'élevant en une ramification foisonnante, actent une salutaire ouverture dans l'espace.

 

Au Théâtre de l'Odéon - Ateliers Berthier, du 28 novembre au 17 décembre

 

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