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20 juillet 2014 7 20 /07 /juillet /2014 21:13

 

 

 

 

Le conte de la princesse Kaguya

 

Film de Isao Takahata

 

 

"L'éternité est amoureuse des travaux du temps". William Blake

 

 

 Moins connu et bien moins prolifique que Miyazaki, Isao Takahata avait livré, avec "Le tombeau des lucioles", l'un des films les plus bouleversants de l'histoire du cinéma d'animation. Le moins que l'on puisse dire, c'est que "Le conte de la princesse Kaguya" opère, par rapport à ce précédent chef-d'œuvre, un virage radical. Là où un ancrage historique tragique renforce une inscription réaliste dans l'un, l'autre frappe par son intemporalité.

 

 Adapté d'un roman dans l'un, puisé d'un conte populaire dans l'autre, le film de Takahata est, à l'inverse du dernier Miyazaki, loin d'être un film qui définirait une somme, une conclusion dans l'œuvre du cinéaste. Au contraire, en prenant comme personnage cette jeune princesse Kaguya catapultée sur terre pour y vivre une sorte d'accélération existentielle, Takahata met en avant la notion d'essai, de tentative. L'un des mots qui pourrait caractériser cette difficulté d'emprise des choses sur les êtres est celui-ci : "madadayo", du nom du film de Kurozawa, qui signifie "pas encore".

 

 En effet, dans "Le conte de la princesse Kaguya", la vie de Kaguya est soumise à une telle accélération qu'elle n'est jamais prête à endosser les étapes par lesquelles passe tout individu : être enfant, être princesse, être épouse. Pas encore prête pour éprouver dans toute sa substance temporelle l'expérience humaine. Elle se donne essentiellement comme approche fugitive ou dépassement. C'est par exemple dans une séquence presque anodine que transparaît ce schéma de la tentative et du perfectionnement : lorsque la princesse, manifestement apprenant laborieusement le koto avec sa préceptrice au moment où elle est tenue de jouer devant un seigneur âgé, elle le fait avec une indéniable virtuosité, à la stupéfaction de sa préceptrice.

 

 On peut ainsi dire que la force du film repose sur sa capacité à inscrire l'ellipse – moteur de l'accélération du temps cinématographique – à l'intérieur du plan, et non pas dans une succession de séquences. Et ce sont dans les merveilleuses scènes du début que cela se manifeste, de la manière à la fois la plus fluide et la plus insaisissable. La question même d'une enfant "tombée du ciel" abolissant d'entrée de jeu toute notion d'engendrement et de progression, l'idée qu'elle grandisse à vue d'œil repose sur un paradoxe troublant : "à vue d'œil", c'est-à-dire s'inscrivant à la fois dans la rétine, mais dégagé de toute capacité de l'œil à percevoir le moment du passage, la phase intermédiaire, le tournant.

 

 Kaguya n'est donc jamais en phase avec le temps humain. Pas le temps d'être bébé, pas le temps d'éprouver les jeux de l'enfance, de l'apprentissage amoureux. Tout juste peut-elle, en compensation, être dans une immédiate et fugitive saisie de ce qui se passe autour d'elle, comme dans la belle scène de mimétisme, où elle reproduit le saut d'une grenouille.

 

 Si l'or est le moteur humain du franchissement des étapes (passer de jeune fille à la campagne à princesse entourée de servante), il en est aussi le révélateur d'un destin fixé. La magnifique scène de réveil de Kaguya en princesse (l'une des plus puissantes ellipses qu'il ait été donnée de voir depuis longtemps) contient en elle-même une force liée à la tension entre une puissance de basculement et l'idée d'un commencement soudain - une sorte de naissance, en somme, qui se traduit notamment par un plaisir non dissimulé à tester des étoffes.

 

 C'est jusque dans la texture du film que prévaut ce sentiment d'un éphémère, d'une histoire dont l'impossibilité d'une fixation est déjà tracée. Le dessin du "Conte de la princesse Kaguya" est loin d'avoir la perfection des films de Miyazaki. Il n'en a pas le contour précis et net, ni, au niveau du contenu du plan, la profusion. L'esthétique visuelle du film de Takahata a quelque chose d'aussi évanescent que la présence sur terre de Kaguya. Le trait n'est en rien appuyé, et les aquarelles prennent une teinte diaphane, comme si elles étaient amenées à disparaître. Emblématique en cela est le moment charnière du film où Kaguya, initiant une révolte contre son sort, prend la fuite. Sa course éperdue est rendue par un dessin qui, littéralement, se délite à mesure de son avancée, prenant des allures de lignes abstraites.

 

 Dans cette séquence saisissante se manifeste le désir de Takahata de dépeindre un personnage féminin écartelé dans une difficulté à prendre forme, à trouver un contour stable et définitif. Cela en fait un personnage éminemment tragique, mais la notion de fugacité qui accompagne son périple sur terre, laisse, elle, dans l'esprit du spectateur, une trace persistante.

 

 

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