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5 juin 2018 2 05 /06 /juin /2018 21:53

 

 

 

Senses

 

Film de Ryusuke Hamaguchi

 

Avec Sachie Tanaka, Hazuki Kikuchi, Rira Kawamura, Maiko Mihara, Yoshio Shin, Hiroyuki Miura, Yoshitaka Zahana, Shuhei Shibata

 

"Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d'eux". René Char

 

 

 

 Avec son format inhabituel, "Senses", parvient transformé sur nos écrans : au départ "Happy hour", le film, présenté comme une série, est découpé en cinq tranches sensitives, sans que cela nuise à son unité.

 

 Mais si l’œuvre de Hamaguchi mérite le qualificatif de film-fleuve, ce n'est pas seulement par sa durée, qui indiquerait une forme épique, que par ce qui s'y livre comme épanchement. La durée exceptionnelle de son développement s'accorde ainsi à une histoire où, autour d'un quatuor soudé d'amies fidèles, aux caractères au fond assez hétérogènes, c'est toute la question du moyen employé pour maintenir cette amitié constante. Et ce ciment, défini très tôt, c'est la parole.

 

 C'est Akari, sans doute la plus extériorisée de toutes, qui définit une exigence : il faut tout se dire, sans quoi l'amitié ne pourra pas tenir, les zones d'ombres finiront par grignoter cette amitié. D'un autre côté, on sent à quel point ce que cette injonction peut avoir d'irrespirable, parce qu'elle contient en soi une double contrainte, propre à créer une tension interne chez un personnage : tout dire comme mode extrémiste de l'épanchement.

 

 Ce vœu formulé par Akari dit d'emblée combien Hamaguchi, cinéaste japonais, se situe, dans son film, dans un champ expérimental qui va à l'encontre à la fois de la représentation que l'on se fait des japonais et des conventions régissant cette société. Hamaguchi, à l'inverse de cinéastes comme le palmé Hirokazu Kore-Eda, - chez qui la pudeur tient beaucoup de place – opère un dynamitage de ces conventions, non sur un mode de destruction radicale (son esthétique est tout sauf déjantée ou précipitée), mais avec une lenteur et une persistance cantonnant à l'alchimie.

 

 Si "Senses" est très dialogué, les inlassables échanges entre personnages sont loin d’apparaître comme des dialogues à l'occidental, où l'on serait pris dans d'incessants champs-contrechamps, reflets de la capacité de chacun-e à rebondir sur les mots de l'autre. On voit au contraire se produire, dans ce flux de la parole, une réaction qui laisse souvent l'interlocuteur sans réponse, du moins la réponse se fait sur un fil ténu, bien souvent par un seul mot. Si la capacité d'écoute de l'autre est fondamentale dans les relations japonaises, elle prend ici un tour particulier dans le sens où on voit la parole se libérer comme jamais, altérant ainsi les conventions, la bienséance. Il en est ainsi dans cette relation particulière entre Akari et la jeune et maladroite infirmière, jamais à cours de mots d'excuses après une remarque formulée par Akari : "Sumimasen".

 

 Ce mot, formulé d'innombrables fois dans le film, est le marqueur principal de cette tendance à vouloir préserver la politesse, à arrondir les angles. Mais de par sa répétitivité, il trahit l'inaltérable fissure de ces conventions. Akari, lors de son retour à l’hôpital, exhorte la jeune infirmière honteuse à livrer véritablement ses pensées, plutôt qu' à se confondre en excuses.

 

 C'est principalement dans les scènes de groupe, à table, que s'exerce le plus cette tension palpable entre permanence des conventions et leur irréductible altération. Dans la fameuse scène de lecture de la jeune écrivaine (moment où convergent de manière unitaire la capacité d'écoute du public), on assiste de manière subtile à cette dissolution, en tentant de préserver coûte que coûte les apparences les plus positives. Suite à la défection de Ukai, chargé d'interroger l'écrivaine après la lecture, on assiste à un va-et-vient étonnant de l'éditeur et de sa femme Fumi. Entre la stabilité de la lecture et ces mouvements incessants, on voit bien que la mécanique de la stabilité, garante de l'harmonie de la rencontre, se grippe sérieusement. De l'agitation dans l'immobilité recueillie.

 

 La rencontre qui suit, entre l'écrivaine et Kohei, le mari tenace de Jun, qui lui refuse le divorce, marque à un degré étonnant ce pouvoir de la parole dont peuvent se doter les personnages. Kohei conduit le débat avec une maestria rare, surprenant les amies de Jun (et le spectateur) qui, jusqu'alors, ne le voyait que sous l'angle d'un calculateur froid et obsessionnel, agrippé à une obstination auto-centrée.

 

 Mais les mots de Kohei ayant servi à maintenir un semblant d'ordre et de convergence dans cette rencontre trouve un écho inversé lorsque la plupart des protagonistes se retrouvent à table : Kohei lui-même, en s'adressant à l'écrivaine, infléchit son discours en limitant la capacité de celle-ci à éprouver des sensations en fonction de son expérience. Dans ce contexte, on pense à la fameuse phrase de Wittgenstein : "les limites de mon langage sont les limites de mon propre monde". Et quand l'écrivaine est encore critiquée par Sakurako sur sa capacité à apprécier la situation (elle défend littéralement Kohei dans son rôle à l'égard de sa femme), on constate à quel point la bienséance vole en éclat.

 

 Dans ce dispositif de mise en scène favorisant une parole abondante, au point parfois de devenir un flux inaltérable (la confidence d'une photographe à Jun dans le bus, les mots décomplexés de la sœur de Ukai à côté de Akari), Hamagachi filme ses personnages dans une sorte d'immobilité contrite. Plans fixes, scènes figées, corps comme pris dans l'étau de leur propre parole. Pourtant, s'il y a une séquence inaugurale qui rend l'approche du corps toute aussi importante, c'est bien celle du premier épisode, lorsque Ukai, en figure de gourou, invite tout le monde à opérer des contacts, front contre front, etc. Il y a peut-être, derrière cette figure masculine doté d'un don, une ironie de la part d'Hamaguchi en voulant faire de la libération de ses personnages un moment magique.

 

 Pourtant, la question du corps finit par envahir le film, d'une manière inattendue, marqué du sceau de l'incident, voire de l'accident. Car, à mesure que les mots déferlent, que les vérités se disent, que les couples vacillent de plus en plus, c'est préciser dans le corps que vient se loger ce trouble. Et l'on chute beaucoup dans "Senses" : Akari, d'abord, tombant littéralement du haut de ses exigences ; le mari de Sakurako, tombant dans l'escalier à la suite de l'annonce douloureuse de sa femme : cela donne lieu à l'extraordinaire scène où celui-ci, engoncé dans son costume, s'en va au travail, coûte que coûte, boitant mais dépassant sur le trottoir plusieurs personnes avant de s'affaisser en larmes devant un passage pour piétons. C'est encore, plus tragique, cet accident de voiture, filmé par Hamaguchi avec un sens de l'économie et de l'ellipse remarquable (au regard de tout le flux dialogué, qu'il épuise littéralement).

 

 A cet égard ; "Senses", du fait de sa durée, étonne par la disparition prématurée du personnage de Jun, sans doute le plus beau. Celle qui a fait du divorce avec Kohei sa bataille principale, jusqu'à formuler de la manière la plus déterminée sa volonté d'en finir (le jeter par la fenêtre, là ou acte et langage sont au plus près de la volonté), qui subit, au tribunal, la vue impudique de témoins, est la figure même de l'émancipation. Avec elle , il n'y a plus besoin de parole : la fuite salvatrice la met à l'écart de toute emprise, et surtout pas celle des mots des autres. Disparition quasi antonionienne, qui la place du côté des êtres éthérées, inspiratrice secrète de la trajectoire émancipatrice de ces magnifiques figures de femmes, portées par des actrices amatrices éblouissantes.

 

 

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