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7 décembre 2018 5 07 /12 /décembre /2018 16:24

Avec "Furia" la chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues immerge ses performeurs dans une sorte de procession régressive. Les corps, secoués parfois par la danse, se cognent, sont traînés ou suspendus, en un élan carnavalesque.

"Fúria", de Lia Rodrigues : soubresauts

Fúria

 

Chorégraphie de Lia Rodrigues

 

Avec Leonardo Nunes, Felipe Vian, Clara Cavalcanti, Carolina Repetto, Valentina Fittipaldi, Andrey Silva, Karoll Silva, Larissa Lima, Ricardo Xavier

 

 

 Si "Fúria" mérite à priori bien son nom, c'est que s'y dessine de prime abord une intensité qui ne va plus se tarir. Pourtant, à y regarder de près, l'énergie initiale du spectacle n'est pas à proprement parler insufflée par les danseurs. La pièce commence de manière très calme, pour ne pas dire sur un non-mouvement, puisque les corps au départ sont masqués, recouverts. Émerge alors un sorte de bâton, tenu par un homme.

 

 Quand un mouvement s'opère alors, c'est parce que cet homme au bâton prend en charge une direction, se dotant presque à son insu d'un rôle de guide. Non pas un guide marqué par un volontarisme particulier, mais un être porté lui-même par le flux. A sa suite, les autres se lèvent, comme mus par une force invisible ; un corps est traîné. Au fond, c'est la musique, en s’élevant petit à petit, qui semble être la force motrice de la pièce. Musique aux résonances tribales, que l'on croirait prélevée de quelque cérémonie traditionnelle, mais dont on découvre par la suite qu'elle vient des ...chants traditionnels et danses des Kanaks de Nouvelle-Calédonie. Musique fondée sur une simple répétitivité obsessionnelle, dont l'amplification atteint à des degrés d’envoûtement dignes de la transe.

 

 Mais si on associe au départ cette musique à un "éthos" brésilien, c'est que le mouvement initié par les danseurs, telle une procession, évoque assez rapidement à une dynamique carnavalesque. Mais là où le carnaval brésilien, dans sa flamboyance festive, renvoie à une pure dépense joyeuse et débridée, celle de "Fúria" se charge d'une dimension beaucoup plus profonde. Tous ces corps, dans leur avancée, loin d'être pris dans un ordonnancement régulé, laissent entrevoir une sorte de pesanteur liée à la façon d'engager le rapport à l'autre. Les danseurs, parfois serrés les uns contre les autres, semblent se trouver comme sur un Radeau de la méduse, comme chez Gericault, et initier des gestes de survie.

 

 Ceux-ci passent littéralement par une façon d'engager la lutte avec l'autre, dans un processus d'inversion des relations : des femmes chevauchent des hommes, une femme complètement nue est suspendue à l'envers, un autre est traîné à terre en étant tiré par les cheveux. La violence de "Fúria" est moins liée à un désir de dominer l'autre que d'expérimenter toutes les potentialités d'un défi physique. Il y a d'autant moins de domination (notamment des hommes à l'égard des femmes) que les uns et les autres avancent sur un pied d'égalité. Le déchaînement pulsionnel à l’œuvre dans la pièce traduit chez Lia Rodrigues une volonté de retrouver l'instant primitif d'avant toute loi, toute organisation rationnel ou sociale.

 

 Si "Fúria" évoque à ce point une libération des affects, c'est en retrouvant un point de déséquilibre, où la verticalité le dispute à l'horizontalité : on rampe beaucoup dans la pièce, nu ou en étant traîné ; mais on porte aussi beaucoup l'autre sur ses épaules, ou on le secoue comme on le ferait avec un arbre pour en extraire ses fruits.

 

 La pièce de Lia Rodrigues se charge ainsi d'une force incomparable, en donnant ce sentiment qu'il échappe à toute volonté de signifier. Les danseurs, souvent nus, déjouent cette recherche du sens, et leurs yeux exorbités, leur bouche grande ouverte dont aucun cri ne sort, sont comme les expressions d'une tension renvoyant à une tentative d'être au maximum d'une puissance d'être.

 

 Après le spectacle, un retour à la réalité s'opère, sous la forme de pancartes brandies par les danseurs en hommage à Marielle Franco, cette militante assassinée cette année. Ce retour au réel, loin d'atténuer la fureur du spectacle, lui donne au contraire une assise supplémentaire, ou le souffle tragique du présent vient se loger dans la maille d'une création débridée.

 

Au Théâtre national de Chaillot, du 30 novembre au 7 décembre

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