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4 octobre 2022 2 04 /10 /octobre /2022 17:47

 "Juste sous vos yeux", du prolifique cinéaste coréen Hong Sang-soo, film d'une infinie pudeur, insuffle une dimension tragique dans un écrin de délicatesse. Le tout porté par des comédien.ne.s inspiré.e.s.

 

 

 

Juste sous vos yeux

 

Film de Hong Sang-soo

 

Avec Lee Hye-yeong, Cho Yun-hee, Kwon Hae-hyo, Shin Seokho , Kim Sae-byuk

 

 

 Inlassable filmeur, le cinéaste sud-coréen Hong Sang-soo semble tourner plus vite que notre capacité à découvrir ses films. Au point que, dernière cette aisance, on aurait tendance à oublier de cerner son évolution, comme si la vitesse de production ne pouvait s'accommoder d'une densité cinématographique. Après "Introduction", film en apparence mineur par sa durée (1h06), "Juste sous vos yeux" vient prouver la trajectoire exceptionnelle de Hong Sang-soo, par sa manière de distiller, sans coup d'éclats ni renversement esthétique majeure, une univers profondément cohérent.

 

 En soi, le titre du film sonne comme un avertissement programmatique : cela consiste à ne pas aller chercher plus loin que tout ce qui se déploie dans l'image, en terme de voix, d'échanges. Toute la profondeur est là, sans aspérités. Il y a jusqu'à (chose frappante) ces fameux zoom, souvent très voyants, bancals, marquant des ajustements à l'emporte pièce, qui prennent ici une allure plus apaisée, lente, calme, comme un élément ultime d'une pacification de l'image. Zooms arrière souples, qui tendent à dévoiler une scène, dans une optique de clarté narrative.

 

 Cette option visuelle visant à une plénitude, inscrit le film dans une dimension de la pleine présence. Non pas qu'il n'y aurait ni avant ni après : quand Sang-ok (Lee Hye-young) se livre à quelques monologues intérieurs dès le début du film, on ne peut manquer de penser à ceux du personnage principal de "Hotel by the river", film qui surprenait par sa veine mortifère, et inaugurait une gravité peu commune dans l'univers de Hong.

 

 Pourtant, dans cette production prolifique venait se glisser petit à petit une dimension plus grave amorcée par des postures de plus en plus marquées de la part des personnages, que des titres inauguraient discrètement, avec néanmoins un sens explicite, marquant une sorte de retrait du monde : "Seule sur la plage la nuit" le traduisait, "Hotel by the river" le poursuivait, "La femme qui s'est enfuie" l'exaltait : dans tous ces films transparait un retrait du monde, une circonscription dans un espace, sous forme de recueillement, momentané ou pas. Retrait du monde conduisant à un rapprochement sororale pour ce dernier, acheminement vers la mort pour le deuxième, solitude méditative pour le premier.

 

 Avec "Juste sous vos yeux", et dans le sillage d'une gémellité thématique avec "Hotel by the river", Sang-ok, ancienne actrice revenue des États-Unis, se retrouve seule dans une chambre et entame un monologue intérieur. L'écrin se resserre donc sur ces personnages d'âge mur, où le rétrécissement de l'espace est propice à un retrait sur soi, dont le monologue intérieur marque l'ultime repli. Le film, en cela, fourmille de paradoxes : le lointain (les États-Unis, pour Sang-ok) se dérobe pour ne plus révéler qu'un intérieur étriqué ; la célébrité, dut-elle être fugitive (pour une jeune femme de passage qui la reconnait où l'écrivain réalisateur, la fascination pour l'actrice est lié à une fulgurance du moment), n'est convoquée que pour être résorbée ; la proximité entre les deux sœurs, marquée par les dialogues abondants du début, révèlent leur méconnaissance l'une à l'égard de l'autre.

 

 Dans "Juste sous vos yeux, Hong Sang-soo opère une compression temporelle, comme il l'avait déjà fait dans "Introduction" : le temps qui avance irrésistiblement vers une résolution dramatique s'articule avec une nostalgie du passé, où reviennent les sentiments les plus sensuels. Cette émotion prend une saveur particulière entre Sang-ok et son neveu, avec le cadeau qu'il lui fait, renvoyant aux scènes de tendresse entre neveu et tante dans "Introduction", comme si la jeunesse renvoyait au trouble de ses propres émois d'avant. Cette impression d'un temps comprimé est d'autant plus forte qu'elle s'inscrit dans une durée courte (tout se passe en journée), à la manière d'une déambulation diurne, où le sentiment mortifère qui pointe se fait dans la banalisation de la quotidienneté. Paradoxe du temps qui fuit enserré dans un filet d'immédiateté.

 

 La force du cinéaste coréen est de donner à voir ces glissements sans jamais passer par des coups de force narratifs ou visuels. Au contraire, avec l'apaisement des mouvements de caméra, tout s'inscrit dans le plan, sous nos yeux, et il n'y a pas de dehors apparent, bien qu'un trouble s'installe dans la lente progression des affects des personnages. Les scènes de beuverie, si nombreuses et déterminantes dans ses films, prennent ici une forme elliptique : la longue conversation entre Sang-ok et l'écrivain, si elle a été arrosée, comme il se doit, est surtout signifiée par les nombreuses bouteilles vides disposées devant les deux. Elles n'en prennent pas moins de force, mais participent d'une temporisation des actes.

 

 En cela, "Juste sous vos yeux" est sans doute le film le plus pudique de Hong Sang-soo, et il suffit de gestes simples, mais superbes, pour le signifier : Sang-ok qui fume sous un pont, où qui noue sa jupe tachée avant d'aller à un rendez-vous avec l'écrivain désirant la filmer. Le film aurait pu être englué dans une aura pesante, lié à son thème tragique, se répandre en démonstration doloriste, mais les comédien.ne.s, grâce à une interprétation mesurée, le maintiennent dans un équilibre salvateur. Lee Hye-yeong, dans le rôle de Sang-ok, quasiment de tout les plans, incarne son rôle avec une justesse touchante, donnant au sentiment du tragique une légèreté fugitive. Tout, dans ses gestes, ses paroles à sa sœur (quand bien même celle-ci lui fait des reproches liés à son départ) traduisent une suprême retenue, donnant au tragique qui pointe, une dimension fluide.

 

 La pudeur, elle est aussi du côté de Kwon Hae-hyo, délicat dans le rôle de l'écrivain qui voit son rêve filer sous ses yeux, dans une formidable séquence où se télescopent nostalgie d'un passé fugitif mais prestigieux, espoir du renouveau et couperet d'une annonce malheureuse. Rarement Hong Sang-soo aura donné une telle impression de concentration d'effets dans un film, avec le sentiment que grâce, gravité et légèreté naviguent de concert.

 

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