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11 février 2013 1 11 /02 /février /2013 18:13

 

 

 Le cabaret discrépant

 

Spectacle d'Olivia Grandville

 

 

 La couleur était annoncée de prime abord : au moment de se diriger vers l'escalier pour emprunter vaillamment les marches menant au troisième étage, un grand homme longiligne (façon gardien du temple) à la barbe poivre-sel nous invitait délicatement à patienter en bas. Les comédiens viendraient nous chercher. Prêts à s'élever, on était refoulé vers des zones interlopes.

 

 Il y a matière à préfiguration d'un spectacle hors normes, loin des canons de mise en scène traditionnelle. Olivia Grandville, chorégraphe, nous invite à modifier nos habitudes perceptives, et le hall d'attente - où un comédien viendra nous lire un texte avant de nous embarquer - est une manière de nous préparer au trouble à venir concernant l'occupation inhabituelle de l'espace.

 

 Sur le chemin qui mène au troisième étage, sans passer par la case ascenseur, l'immersion dans "Le cabaret discrépant" commence déjà : quelle est donc cette jeune femme qui se trémousse, solitaire, en contrebas, dans une allée flirtant avec le vide ? Elle semble prise de convulsions. Des hôtesses nous avaient conviés, en montant, à ne pas hésiter à nous balader dans les allées. En fait, elles ne nous disaient pas explicitement, pour tenter de préserver la surprise, que c'était là, dans ces allées, que commençait le spectacle.

 

 En effet, disséminés dans quelques recoins, forçant le spectateur à opérer un grand écart d'un endroit à l'autre, plusieurs "comédiens" nous plongent dans l'univers du lettrisme, emmené par Isidore Isou, au nom si évocateur d'un jeu sur le son. Le lettrisme, ou l'art de subvertir, dans le prolongement du surréalisme et du dadaïsme, l'enclos signifiant du langage, pour en révéler la matière formelle en la soumettant à toutes les torsions possibles.

 

 Des mots, il y en aura, dans ces différents moments, et il faudra faire un choix, grappiller plutôt que se concentrer sur l'un ou l'autre. Envisager l'écoute comme une relation musicale, plutôt que véhiculant du sens. Faire le tri entre les panneaux proposant un concentré d'aphorismes ("Le danseur dissipe ses gestes comme s'il pouvait les reprendre") et ceux à la portée désopilante ("On ne sait jamais de quelle crotte peut sortir la vie éternelle"). Olivia Grandville, qui s'est imprégnée de l'esthétique lettriste, a en quelque sorte déjà atteint son but : envisager ce rapport aux mots comme un télescopage harmonique. La musique, encore...

 

 Si le spectateur se trouve d'emblée confronté à du langage qui mêle critique acerbe et fureur drolatique, le corps n'est pas oublié pour autant : un comédien dit un texte en s'adonnant à des mouvements de boxeur, se couchant, roulant comme un animal. Le corps est dans une expression individualisée, décrochant des mots proférés avec sérieux. Un autre arbore un panneau "strip-tease à l'envers" avec lequel il fait un tour à l'étage après s'être complètement déshabillé.

 

 Une fois que l'on se sera imprégné de cette ambiance inhabituelle, il sera temps d'entrer dans la salle. Le danseur qui apparaît en premier, engagé dans quelques mouvements tranquilles, un peu passéistes, mâtinés de clins d’œil au public, a du mal à installer une ambiance propice au débridement du spectateur. Tout juste remarque t-on des fleurs et légumes installés dans les rangées, en leur prêtant au départ une seule valeur décorative.

 

 Mais la partie la plus réjouissante du spectacle ne tardera pas à venir, qui poursuivra, sur un mode plus débridé, cet entrelacement de la parole et de la danse. Ce sera l'occasion d'écouter le "Manifeste sur la danse ciselante" d'Isou et ses compères lettristes (Gabriel Pommerand, François Dufrêne et Maurice Lemaître) à la résonance étonnament moderne. La mise en forme chorégraphique par Olivia Grandville et ses danseurs, entre approche loufoque et relatif sérieux, devient au fur et à mesure de plus en plus réjouissante. La bouffonnerie assumée prend parce que les comédiens-danseurs y font merveille, allant jusqu'à nous proposer des moments délirants pour illustrer les textes : un chat qu'on promène ; un danseur qui investit la salle tel un animal ; un échange de jets de légumes entre spectateurs et artistes.

 

 C'est cette proximité qui contribue le plus à asseoir l'originalité de ce spectacle : la dispersion inaugurale dans plusieurs zones du théâtre aurait pu laisser craindre qu'une fois assis, on retrouve l'ordinaire de la représentation. Mais Olivia Grandville a su, pour notre plus grand plaisir, reprendre le fil de cette stimulation du spectateur.

 

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