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16 décembre 2012 7 16 /12 /décembre /2012 21:49

 

 

 

 

2/Duo

 

Film de Nobuhiro Suwa

 

Avec Yu Eri, Hidetoshi Nishijima, Kenjiro Otani, Miyuki Yamamoto

 

 

 On se demande encore comment "2/Duo", premier film de Nobuhiro Suwa, tourné en 1997, bénéficie seulement maintenant d'une sortie en salles, tant "M/Other", le chef d’œuvre qui l'a fait connaître, a assis d'emblée une réputation internationale. Que "2/Duo" tourne autour de la question du couple, l'évidence du thème - renforcé par le caractère explicite du titre - incite à en explorer le mode filmique, qui révèle la profonde originalité de ce cinéaste.

 

 Le trouble suscité par "2/Duo", c'est d'imbriquer avec une maîtrise confondante, réalisme naturaliste et caractère expérimental. Le film est au carrefour d'une vision entomologiste - signifié par le fait qu’une caméra se braque sur des personnages pour ne plus les lâcher, comme une lumière plongerait dans un bac à insectes pour en percer les moindres agissements - et d'une vibration intimiste libre (on sait le goût de Suwa pour l'improvisation, le dépassement d'un scénario strict lié à une volonté de faire exister ses acteurs).

 

 Et ce ne sont pas ces quelques séquences à teneur psychanalytique - où un thérapeute hors-champ interroge tour à tour les deux protagonistes principaux - qui renforcent cette distance expérimentale, entomologiste. Ils sont en soi juste une ponctuation distanciée (la séquence, dans un terrain vague, où Kei se confie sur fond de vacarme d'un train qui passe, a au fond quelque chose d'assez ironique).

 

 La séquence d'ouverture du film, presque anodine par son aspect filmique (deux personnages assis près d'une fenêtre, en train de discuter), se révèle en fait très riche d'enseignements. A vrai dire, si la présence de la caméra, dans ce moment intime, semble posée comme par inadvertance, dans un cadrage bancal, doucement irruptif, c'est un plan qui nourrit la matière principale de l'histoire et le révélateur de ce qu'est "2/Duo" : un grand film sur le décalage.

 

 Dans cette scène d'ouverture, si Kei est au centre du plan, dans une nonchalance qui va guider son personnage, Yu est logée dans un coin, presque hors-champ. Ce moment envisagé comme une prise sur le vif détermine le mode esthétique sur lequel va fonctionner tout le film. S'ils sont souvent ensemble dans le plan, Kei et Yu n'évoluent jamais à la même échelle, tant dans la répartition de leur corps dans le champ que dans les réactions dont ils sont chargés.

 

 Évidemment, le moment nodal de ce décalage, pourtant porteur d'un indice de vie, se déroule au restaurant, lors de la demande en mariage. La scène est importante pas seulement pour ce qu'il s'y dit que pour ce qu'il s'y noue comme affects amenés à se répéter : il est en retard, et sa façon à elle de le signifier est confuse, exprimée comme en aparté  - on sent là une volonté de ne pas bousculer l'autre, quand bien même il serait fautif. Elle sera placée plus tard dans la même situation avec une amie, faisant preuve de la même hésitation à lui signifier son retard. Retenue qui lui vaudra de passer un mauvais moment.

 

 Il faut voir, dans la scène, comment le corps de Kei, en plan moyen, vu de dos, impose sa stature et réduit ainsi celui de Yu à celui de faire-valoir apeuré. C'est sans doute l'enseignement principal de cette scène, que seul un grand cinéaste peut nous présenter : avant d'être un moment déclaratif, elle révèle la question de la présence. Les paroles de Kei sont non seulement soutenues par la présence vampirique de son corps, mais ce corps va prolonger, de séquence en séquence, son imposition marquante dans le plan. Yu, dès lors, déjà en quelque sorte handicapée par une difficulté à dire, va être en permanence en quête d'une place. Autant dire une place dans le plan.

 

 Si le film, à partir de ce moment-là, s'imprègne d'une violence émotionnelle inouïe, c'est que la présence dans un même plan des corps de Yu et de Kei, au lieu de déboucher sur des motifs de compréhension, mène à un étouffement. Quand le langage ne peut ouvrir sur quelque entente, les réactions physiques suppléent à leur insignifiance : ainsi de cette scène, violente elle aussi par son non-sens immédiat, où Kei balance sur Yu les vêtements qui étaient étendus sur un fil à linge. Il y a bien une réaction de Yu, qui en vient à lui en lancer aussi, mais cette réplique n'empêche aucunement le séisme qui se produira plus tard, quand Kei renversera tout ce qui se trouve dans la pièce.

 

 Cette fois-là, la réaction de Kei, ne pouvant soutenir cette entreprise destructrice, se résout en effondrement. Toute démoralisation, dans "2/Duo", ne peut se soutenir d'aucune parole, car les mots, avec leur potentiel d'explication réduit, n'ouvrent aucun horizon salutaire ou cathartique. Le film fourmille ainsi de "gomen", formule d'excuse, plus particulièrement prononcée par Yu, mais, par leur inlassable répétition, ferment tout accès au dialogue, n'ouvrent sur aucune relance particulière de la relation, mais tombent comme une forme résolutoire du langage. Le mot, au fond, très révélateur de la politesse japonaise, fonctionne comme un réservoir sur lequel on s'adosse en dernier recours pour s'offrir un répit. Un échappatoire introduisant une respiration humaine à des séquences de plus en plus étouffantes. Ils marquent, telle une partition musicale, la phase d'épuisement d'une ligne mélodique.

 

 Dans ce film où l'asphyxie guette à chaque détour de plan, ce n'est pas le moindre des paradoxes que de voir dans chaque relance (verbale, émotionnelle) le creusement d'une dérive. Les tensions qui s'y nouent en permanence s'en trouvent renforcées, et contribuent à installer ce film à la beauté fragile dans le firmament des grandes œuvres sensibles.

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