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24 janvier 2018 3 24 /01 /janvier /2018 13:25

 

 

 

Schatten (Eurydike sagt)

Ombre (Eurydice parle)

 

Texte d' Elfriede Jelinek

 

Mise en scène de Katie Mitchell

 

Avec Jule Böwe, Cathlen Gawlich, Renato Schuch, Maik Solbach

 

 

 Il faut sans doute s'appeler Elfriede Jelinek pour s'emparer d'un mythe tel que celui d'Orphée et Eurydice et procéder à un tel renversement : à la fois orienter la perspective sur la figure féminine et ancrer cette relecture dans une époque contemporaine où trivialité et banalisation existentielle s'imbriquent. Ainsi, l'Eurydice de la romancière est affublée d'un Orphée chanteur de rock à l'aura hypnotique, autour duquel drainent des jeunes fans (jeunes femmes) fascinés par son aura érotique.

 

 On crierait à l'approche iconoclaste si "Schatten (Eurydike sagt)" n'était pas un monologue qui, hormis quelques dialogues, rend compte de l'intériorité d'Eurydice. Et ce monologue, pour en restituer la palpitation la plus immédiate, Katie Mitchell le fait plus lire que jouer : dans une cabine étroite, transparente, en effet, casque sur la tête, Stephanie Eidt prend en charge le texte qu'elle tient entre les mains. D'une voix claire, délicate, d’où ne percent que peu d'émotions, elle tamise une histoire dont la noirceur – quand bien même empreinte de revendication – peut maintenir à distance. Quant à l'impression de spontanéité, elle est amplifiée par la posture de la comédienne incarnant Eurydice, qu'on voit à certains moments écrire le texte en même temps qu'il est parlé.

 

 Il faut dire que s'il est question d'émancipation féministe dans le texte de Jelinek, elle repose pour Eurydice sur la possibilité, outre-tombe, de pouvoir enfin exprimer sa singularité par l'écriture. Se draper dans une figure d'ombre afin d'accéder à un statut plus enviable.

 

 Ce flux verbal, s'il opère sur un même fil vocal entre formules définitives et invectives désespérées, forme un contrepoint avec l'étonnant dispositif adopté par Katie Mitchell. On le sait, la vidéo a pris une place prépondérante dans l'espace théâtral et, en ce début d'année 2018, il suffit de comparer la mise en scène de Katie Mitchell avec celle de Julien Gosselin dans "1993" pour repérer une parenté : un écran disposé en haut occupe la moitié de la scène, alors qu'en bas des cameramen filment les actions des comédiens. Avec Katie Mitchell, ce procédé atteint à un degré de sophistication sans doute inédit, puisqu'il en vient à interroger purement et simplement la représentation théâtrale. Les nombreux techniciens qui vont et viennent autour des comédiens, habillés de noir, deviennent des acteurs à part entière de cette démarche esthétique.

 

 Ainsi toutes les scènes filmées sont automatiquement retransmises sur l'écran, avec de savants effets de montage, rapprochant comme jamais le théâtre du cinéma. Cela contribue à créer des moments troublants, principalement dans la représentation des corps, en particulier celui de Jule Böwe dans le rôle d'Eurydice. La comédienne, qui n'a au fond que quelques mots à dire à l'endroit de son amant, évolue pendant plus d'une heure sans paroles. Au plus près d'elle, les techniciens opèrent en quelque sorte une reconstitution de son corps, en le restituant de manière fragmentaire, rendant la texture de sa peau par des gros plans. Quand son visage occupe tout l'écran, dessinant les plus infimes variations psychologiques (telle la peur lors de la réanimation), c'est tout un univers intérieur qui se déplie devant le spectateur.

 

 C'est sans doute la beauté la plus immédiate de ce dispositif : faire que le monologue intérieur, forme éminemment littéraire, trouve une équivalence visuelle, tout en exaltant les états d’âme d'un personnage dont les seules propriétés sont de passer son temps à se déplacer sur scène ; jusqu'à la nudité complète, ultime phase d'un affranchissement déterminé.

 

 C'est aussi dans la représentation de l'espace que se révèle également la qualité de l'approche de Katie Mitchell : belle restitution des profondeurs, des moindres recoins qui participent à l'élaboration du parcours d'Eurydice. L'espace se creuse, ouvrant des perspectives troublantes, sous une forme labyrinthique. L'ascenseur en particulier, très présent, cristallise ce franchissement des lieux, ce battement entre haut et bas, vivant et mort, ici et ailleurs. Il est la marque du passage, comme la figure du passeur des morts nous renvoie à un personnage inquiétant, digne d'un film muet de Fritz Lang. Dans ce décalage entre texte et image, voix et corps "Schatten (Eurydike sagt)" se révèle une performance aussi surprenante que stimulante.

 

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