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27 novembre 2019 3 27 /11 /novembre /2019 22:51

D'un point de départ criminel (une femme tue son amant), Kira Mouratova entrelace son intrigue de bouffées poétiques, aux confins du surréalisme.

 

 

 

Changement de destinée

 

Film de Kira Mouratova

 

Avec Natalia Leble, Viktor Aristov, Vladimir Dmitriev

 

 

 D'une histoire à l'intrigue éminemment simple (une femme tue son amant), la cinéaste ukrainienne Kira Mouratova tire un film d'une intense originalité. La seule façon qu'elle a de confronter des personnages aux appartenances sociales très différenciées permet à « Changement de destinée » de basculer très vite dans une dimension carnavalesque.

 

 En privilégiant une absence de linéarité dans son film, en écartant tout progression causale, Mouratova jette ses protagonistes dans des situations souvent saugrenues, à commencer par le moment où la femme, d'origine bourgeoise, est jetée en prison. Loin de l'inscrire dans des situations triviales, la cinéaste la confronte à des scènes qui ne sont pas sans évoquer, dans « Parmi les pierres grises », la rencontre du jeune garçon avec des pauvres gens vivant dans le sous-sol d'une église. Ici, cette rencontre s'opère sur un mode totalement décalé, où la notion d'humiliation est absente, puisque la femme se trouve littéralement en compagnie de personnages de cirque venus faire leur numéro : un joueur de cartes, un homme qui mange du verre, un troisième enfin parti dans une véritable démonstration gestuelle sur la manière de conserver un état de bien-être.

 

 Si Mouratova, à mesure que son film avance, joue le jeu du dévoilement d'une énigme criminelle, c'est bien moins l'intrigue qui compte que les relations entre les personnages, souvent exacerbés. Il suffit de prendre les échanges avec son avocat pour sentir affleurer moins des dialogues que des tensions verbales, où ce qui compte n'est pas tant de convaincre l'autre, que d'être dans un mode d'expression verticale, exaltée, proche du cri. Le cinéma éminemment poétique de Mouratova est à ce prix, où les uns et les autres, à mesure qu'ils se parlent, vont de plus en plus vers une sorte d'enfermement de la parole sur elle-même. Et en cela, la traduction la plus frappante de cet autisme verbale tient à ces inlassables répétitions de phrases et de séquences.

 

 Véritable saturation amenant les personnages à vouloir aller au bout d'une parole, mais comme s'ils étaient portés par elle, plus que s'ils exprimaient réellement une détermination farouche. La parole répétitive marque au contraire l'absence d'un personnage à lui-même, l'impossibilité de s'accrocher véritablement aux mots. Chez Mouratova, la parole, fluviale et circulaire, participe d'une détermination inconsciente, et la fragilité de ses personnages, leur instabilité fondamentale, est à la mesure de ce torrent incontrôlable par lequel ils sont mus.

 

 Ce sont les corps des personnages, et par extension, leur action, qui se trouvent pris dans une incertitude. Si la parole est flux mouvant et répétitif, le corps lui-même perd ses attaches. Et dans sa volonté de créer des frictions entre des corps et personnages n'appartenant pas au même monde, Mouratova décrit des individus comme sortis d'un rêve. Il en est ainsi de ce passionnant personnage qu'est l'assistant de l'avocat, corps pris dans une mécanique contradictoire, entre obligation de se glisser dans le moule occidental et les secousses, l'instabilité physique renvoyant à des signes de son appartenance à une culture traditionnelle. En lui voisinent le sérieux de sa fonction et la fantaisie d'un corps qui s'en rappelle à son côté nature. En cela, les séquences où il conduit l'avocat récupérer une lettre chez la femme indigène de l'homme assassiné sont des monuments de liberté narrative, au rythme jubilatoire. Assis dans un wagon de marchandises, il pousse des cris de jouissance en tirant des coups de feu. Puis la traversée dans les ruelles étroites, aux murs hauts, avant qu'une grappe d'enfants ne les encerclent littéralement (ils sont dispersés avec des coups de feu) participent d'une forme de libération pulsionnelle, rompant tout schéma narratif traditionnel.

 

 C'est dans cette confrontation entre ces identités multiples, que le film de Mouratova est à son mieux. Les oppositions entre les uns et les autres (les indigènes sont qualifiés avec mépris de « moukères », notamment par le responsable de la prison) créent des étincelles, tant en termes visuelles, (les vêtements chatoyants des autochtones), que sonores (la bande son est envahie de musique traditionnelle). Cette façon d'habiter le plan de caractéristiques diverses échappant aux lois d'une histoire linéaire n'est pas sans faire penser au cinéma de Paradjanov, jusqu'à se rapprocher de moments surréalistes (une cellule qui abrite un tigre à côté de de la femme ; un homme dont le chapeau prend feu). Il y a jusqu'à ces chevaux qui s'enfuient seuls dans la steppe, à la mort de leur maitre. La fuite finale, d'un pas certain, devient l'expression ultime d'une perte d'attache qui est comme l'élan irrépressible d'une fiction devenue libre.

 

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