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30 janvier 2022 7 30 /01 /janvier /2022 15:29

 Qu'attendre encore d'une pièce comme "La cerisaie", de Tchekhov, si ce n'est une adaptation qui, pour un metteur en scène tel Tiago Rodrigues, laisse passer un souffle mêlant hybridité, humour et ryhtme cahotant.

 

     Photo : Christophe Raynaud de Lage

 

La cerisaie

 

Texte de Anton Tchekhov

 

Mise en scène de Tiago Rodrigues

 

Avec Isabelle Huppert, Isabel Abreu, Tom Adjibi, Nadim Ahmed, Suzanne Aubert, Marcel Bozonnet, Océane Caïraty, Alex Descas Adama Diop David Geselson Grégoire Monsaingeon Alison Valence et les musiciens Manuela Azevedo et Hélder Gonçalves

 

 

 Habitué à écrire lui-même ses pièces, adaptant des textes fameux du répertoire, le metteur en scène portugais Tiago Rodrigues s'attelle à une version personnelle de "La cerisaie", sans doute la plus représentée des œuvres de Tchekhov. Après huit jours sans représentation, situation liée à des cas de covid, la reprise de la pièce au Théâtre de l’Odéon avait une saveur particulière ce samedi 29 janvier.

 

 La présentation initiée par Adama Diop, avançant au milieu de chaises - créant une atmosphère scénique évoquant Tadeusz Kantor - inscrivait d'autant plus la pièce dans une ambiance fiévreuse qu'on apprenait que la pièce avancerait sur un mode bancal, une jeune comédienne remplaçant au pied levé une autre toujours malade du virus. Le texte entre les mains, elle allait ainsi donner la réplique à ses partenaires. Si l'expérience paraissait risquée à priori, décalée, le théâtre de Tiago Rodrigues, fondée sur une dimension ludique, où le sentiment de « work in progress » est prégnant, ne pouvait que s'en accommoder.

 

 Car l'une des questions que l'on peut se poser tourne autour de ce que l'on peut attendre d'une énième version d'une pièce de Tchekhov, si ce n'est une réinvention pure et simple. L'adaptation de Rodrigues a à priori ceci d'excitant que ce n'est pas au texte que l'on s'attache dans un premier temps, mais à la scène, tant sur le plan humain que sur les objets qui s'y disséminent. Entre les lustres éclairés, symbole de clinquant, et les chaises, sagement alignées au départ, puis entassées sur le côté, un véritable contraste s'installe, pour, à mesure que la pièce avance, acquérir une signification forte, renforçant le discours des personnages : les derniers signes d'un lustre d'antan (au propre comme au figuré) vont bientôt céder la place à un temps autre, porté vers l'avenir, et le chaos de chaises n'en figure que le passage, comme si elles étaient amassées là pour former un bûcher, marquant ainsi les traces à effacer.

 

 Dans cette joyeuse entreprise de déconstruction scénique, les comédiens et comédiennes concourent à l'originalité de la version de Rodrigues. Si on est frappés par la diversité qui règne sur le plateau, elle est moins à mettre sur le compte d'une nécessite de prendre à bras le corps cette question essentielle de la représentation que sur la volonté de conférer un frémissement supplémentaire à la pièce. Car à travers les rôles attribués à Alex Descas (en frère de Lioubov) et à Adama Diop (Lopakine), Rodrigues fait subir à la pièce un subtil déplacement : de la place de moujik (paysan) à laquelle appartient initialement Lopakhine vers un statut de marchand, le rôle de Diop ne peut manquer de renvoyer à la question de celle des Noirs, de la position d'esclavage vers une position plus envieuse d'émancipation, dont Descas, dans la peau du frère de la propriétaire, représenterait un stade ultime en terme de reconnaissance sociale. Adama Diop incarne à merveille cette position, toute en palpitation tendue, où la retenue débouche sur une explosion émotionnelle. Le passage du comédien dans l'univers de Julien Gosselin, où règne âpreté et densité, n'est peut-être pas étranger à son jeu intense et incarné.

 

 Si « La cerisaie » dépeint avec force la question du passage d'un temps ancien du servage vers les temps nouveaux, avec la naissance d'une classe moyenne, Tiago Rodrigues donne à voir ces transformations à travers les corps. Et Isabelle Huppert, dans le rôle de Lioubov Andréïevna Ranevskaïa, dépassée par les événements, incarne à merveille cet entre-deux temporel : figée dans une bonne partie de la pièce, incapable d'entendre les recommandations de Lopakhine, puis emportée par des agitations frénétiques. Tentatives d'ajustements perpétuels aux situations, aux affects des autres, constamment en déphasage et décalage, jusqu'à ce que le corps soit pris dans ses propres soubresauts.

 

 Tiago Rodrigues joue ainsi beaucoup sur une rythmique hoquetante dans sa mise en scène pour signifier physiquement une temporalité cahotante, le glissement d'un point à l'autre. Les ponctuations musicales, les intermèdes comiques, sont autant d'éléments participant de ce mélange détonnant. « La cerisaie » en acquiert une dynamique et une fraîcheur qui n'altèrent en rien la profondeur du propos. Portée par une belle palette de comédien.ne.s, la pièce garde cette capacité à être une comédie toujours ouverte, traversant le temps sas encombre.

 

Au Théâtre de l'Odéon, du 7 janvier au 20 février

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