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28 février 2012 2 28 /02 /février /2012 21:46

 

 

La folie Almayer

 

Film de Chantal Akerman

 

Avec Stanislas Merhar, Aurora Marion, Marc Barbé, Zac Andrianasolo

 

 

"Il n'y a plus rien de proche, et tout lointain est infiniment loin". Friedrich Hölderlin

 

 Adapter Joseph Conrad au cinéma est une gageure à laquelle on ne s’attendait pas de la part d’une cinéaste comme Chantal Akerman. "La folie Almayer" est un film qui suppose une ampleur épique par les thèmes qu’il exploite : éloignement spatial, géographique, conflits de civilisation, étirement temporel. Cinéaste de l’intime, dont "Jeanne Dielman" serait l’emblème d’une circonscription spatiale - avec l’adresse complète intégrée au titre -, Akerman ouvre donc pour notre plus grande surprise son univers, accompagné par une maîtrise formelle non démentie.

 

 Dans "La folie Almayer", il y a au départ pour le spectateur un effort à fournir pour situer le film, pour en comprendre l’enjeu esthétique, physique, spatial. Le film s’offre d’emblée dans une sorte de distorsion, entre cette ouverture vers des frontières lointaines, pas immédiatement localisables - on parle cambodgien, mais les lieux représentés pourraient tout aussi bien être ailleurs, en Malaisie, par exemple -, sa veine épique, et le resserrement immédiat qui s’offre à nous. Un sujet romanesque, au fond hollywoodien par les thèmes brassés, côtoie un champ si intime qu’on peut se demander s’il n’y a pas là une friction improbable de modalités divergentes.

 

 Car "La folie Almayer" est un film de divisions, déclinées sur des modes multiples, tant esthétiques que morales ou existentielles. Film d’espace, de nature, mais véhiculant une forte impression d'enfermement par la touffeur de la végétation, la difficulté des déplacements. Film de paroles, assumant la forme classique de communication, mais rivé à des dialogues au départ à peine audibles. Les comédiens disent leur dialogue, assez nombreux, d’une voix blanche qui, si on l’a souvent rencontrée chez Akerman, semblait relever d’une époque lointaine. Réactualisation d’une veine auteuriste qui servirait de point d’appui, face à l’exploitation d’un espace totalement inédit ? La fixité des corps, renforcée par une gaucherie dans les mouvements (en particulier chez Stanislas Mehrar) semble détonner par rapport à cette nature environnante, rivière au départ paisible et végétation touffue, maison en bois étouffante mais totalement ouverte. Mehrar parle, mais on dirait par son ton feutré, bougon, qu’il ne s’adresse qu’à lui-même.

 

 Bien des choses sont signifiées de prime abord, à travers cette relation au langage : parler bas, pour soi, renvoie foncièrement à une impossibilité de communiquer avec l’autre, en particulier pour Almayer avec sa femme. Et les paroles émises par Almayer, quand il proteste auprès du capitaine Linchard venu chercher Nina, se solde par une résignation telle qu’il lui dépose littéralement sa fille dans ses bras. Lorsque plus tard, peu avant la fin du film, Almayer, armé d’un fusil, tente d’arracher sa fille au bras de Daïn, sa molle invective se résout là encore à leur proposer de les accompagner vers un bateau où ils pourront partir ensemble. La distorsion, entre protestation et résolution passive, prend un effet presque comique, comme si la parole d'Almayer, à ne se raccrocher à aucune source d’accomplissement extérieure à son espace initial, s’enlisait dans la profération vaine. Corps figé pour parole vide. Pure mécanique langagière plaquée sur un sujet statique.

 

 La communication, dans le film, en devient d’autant plus irréaliste, marquée par une confrontation des langues. Quand le fidèle serviteur d'Almayer lui parle, c’est en cambodgien, alors qu'Almayer se contente de lui répondre en français. Le film fourmille de ces moments décalés, ne serait-ce qu’avec le personnage de Daïn, qu’on découvre dans une très belle scène, en compagnie de Nina. Son expression anglaise parfaite fait croire au départ à un décrochage par rapport à sa culture d’origine ; puis il se met à parler cambodgien, pour finalement s’adresser à Almayer en français, sans accent.

 

 Il en devient de même pour Nina, devenue peu à peu la figure centrale du film, écartelée entre une tentative avortée de s'imprégner d'une culture occidentale à part entière et la prégnance de son origine. Mais c’est à travers son usage des langues française, anglaise (avec Daïn) et cambodgienne (avec sa mère) que s’exprime l’éclatement du personnage, sa division tragique.

 

 C’est dans sa représentation de l’espace que le génie filmique de Chantal Akerman transparaît le plus. Le film, à bien des égards, prend des allures d'opéra par la simple combinaison, dans un même plan d’éléments antithétiques : le proche et le lointain, l’immensité et l’intime. "La folie Almayer", à force de naviguer dans cette division spatiale, corrélée à un rapport au temps, adopte une sorte d’artificialité, le rangeant parfois au rang de film de studio. Il en est ainsi des séquences avec l'eau (montrer un semblant de tempête ou le sauvetage de deux corps) qui, d'être vues par le petit bout de la lorgnette, rappellent l'usage qu'a pu en faire Fellini dans "Et vogue le navire", avec sa mer en plastique. Évoquer le plus (la mer, l'immensité) par le moins (le liquide en bordure de plan), à l'instar d'un décor d'opéra.

 

 Bien des scènes concourent ainsi à ce paradoxe de la représentation. Il y a, avec la venue du capitaine, Almayer lancé à la poursuite, malgré lui, de sa femme Zahira et de sa fille, à travers l’épaisse végétation. Traversée haletante, tout en parlant, dans une sorte de vocifération intime, tourné vers lui-même, il arrive au point exact où il arrache sa fille des bras de Zahira. Idem lorsqu’il cherche Nina et Daïn, muni d’un fusil. L’espace paraît immense, foisonnant, labyrinthique, mais Almayer les atteint tranquillement. Almayer, à force de faire du surplace – tous ses idéaux de déplacement, enclenchés par le capitaine, tomberont à l’eau – entretient avec l’espace environnant comme un rapport intime, aveugle, qui le fait coller avec les éléments naturels.

 

 Les personnages, bien souvent, donnent l’impression, par leur action ou leur espérance, que le lointain est proche, alors que tout se mue en une veine déceptive, provoquant un effondrement des aspirations. "La folie Almayer" est un film où le plan se peuple d’éléments plutôt qu’il ne se vide - le vide étant conçu comme une aération salutaire du plan. Partir conduit nécessairement à faire retour, toute échappée devenant utopique, pouvant provoquer la mort (le capitaine). Le plan se peuple d’éléments hétérogènes, qui contribuent à son étrangeté, comme cette scène sublimement lente, de la venue en bateau d’un voisin d’Almayer, Abdullah, supposé venir demander la main de Nina. Bateau chargé de couleurs et de lumières chatoyantes, pur surgissement fantomatique, baroque, qui semble répondre à l’arrivée inaugurale du capitaine.

 

 Dans cette représentation paradoxale, d’autres scènes surprennent, comme celle où le fidèle domestique d’Almayer se retrouve à observer et surtout écouter Nina à son école, sans qu’on sache comment il est arrivé là. On a souvent l’impression de passer d’un espace à un autre, au mépris de toute logique de contiguïté. La scène, nocturne, où Nina se retrouve dans la rue, suivie par un panoramique typique chez Akerman, est sans doute l’une des plus belles du film : elle esquive des voitures qu’on ne voit pas, prise dans une simple poussée dynamique, comme si elle était propulsée par la caméra. La séquence suivante, de jour, détonne par sa radicale disjonction avec la précédente : Nina au beau milieu de la route, prise dans un tumulte de corps et de véhicules typiques de l’Asie. L’arrachement de Nina à une condition douloureuse et sa plongée dans un univers qu’elle ignore sont traduits avec force par ce montage brutal.

 

 Échapper à l’espace, ouvrir son horizon – comme le montre l’avant-dernière séquence avec le départ en bateau – relève d’un défi difficile à mettre en œuvre. Nina et Daïn doivent rejoindre le bateau plutôt qu’il ne vient à eux. Ils progressent dans l'eau comme on s'arrache à des sables mouvants. Jusque dans sa phase ultime, le film conforte cette impression d’immobilité, où tout mouvement est rendu difficile à ses personnages. Il n'est pas étonnant, dès lors, que "La folie Almayer" se clôture par une longue scène sur le visage d’Almayer, marmonnant des paroles sur le probable retour de Nina. Corps endormi rêvant d’espace, mais appelant la fixité et le retour au même. 

 

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