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12 janvier 2012 4 12 /01 /janvier /2012 17:30

 

 

 

The-Terrorizers_fichefilm_imagesfilm.jpg

 

The terrorizers

 

Film de Edward Yang

 

Avec Cora Miao, Gu Bao-ming, Wang An

 

 La sortie de "The terrorizers", de Edward Yang, rend compte d'une certaine malédiction ayant pesé sur ce cinéaste prématurément disparu. Pourtant auréolé avec ce film du Léopard d'Argent au festival de Locarno, on peine à comprendre pourquoi Edward Yang est resté dans l'ombre, alors qu'il a été, avec Hou Hsiao-hsien, l'un des fers de lance de la Nouvelle Vague asiatique. Là où Hou Hsiao-hsien a été porté - à juste titre -, au firmament de la reconnaissance internationale, on reste interloqué par l'oubli dans lequel est resté Edward Yang.

 

 Il est bon de prendre la mesure de "The terrorizers" - vu il y a longtemps lors du foisonnement des cycles consacrés au cinéma taïwanais -, à la suite de la rétrospective consacrée à Yang par la Cinémathèque en 2011. Pour se rendre compte que si on a été vite prêts à intégrer l'esthétique d'un Hou Hsiao-hsien, on ne l'était pas encore pour Yang. Comme avec "Mahjong", récemment revu à la Cinémathèque, "The terrorizers" interpelle par sa construction, par cette manière éminemment yangienne de tisser des fils narratifs où viennent se heurter bon nombre de personnages.

 

 Yang, dans son rapport aux personnages, est très éloigné d'un Hou Hsiao-hsien. Quand ce dernier, très tôt (dès "Les garçons de Fengkuei", en 1983) avait mis en place son système esthétique, nourri de matière autobiographique assorti d'une caméra mise à distance des personnages, magnifié avec les films suivants ("Un été chez grand-père", en 1984, "Un temps pour vivre, un temps pour mourir", en 1985, et "Poussière dans le vent", en 1986), Yang s'attelait, lui, à un foisonnement narratif.

 

 Force est de constater la radicale différence des deux compères - qui ont fini par se brouiller - en regardant "The terrorizers" (au titre curieusement affublé d'un "s"). Là où les plans-séquences de Hou faisaient merveille - jusqu'au point-limite des "Fleurs de Shanghaï" - le style de Yang repose sur une animation constante, dont le centre n'est pas l'espace, mais les personnages. En accordant une part quasi-égale à tous ses protagonistes dans "The terrorizers", en modifiant les cadres, en multipliant les espaces dans lesquels ils évoluent, le défunt cinéaste n'en conserve pas moins une fluidité dans sa narration qui vient atténuer sa maîtrise formelle.

 

 Contrairement à Hou, c'est l'humain , avec ses désirs, ses affects, ses souffrances, qui vient dicter au cadre son orientation, lui insuffler sa tonalité. Les espaces multiples observés reflètent la disponibilité psychique de chacun. Il suffit de prendre la séquence la plus éloquente où le jeune photographe transforme littéralement un espace qui ne lui appartient pas : quand, mû par un désir pour une jeune délinquante, il investit l'appartement d'où elle s'était enfuie, et transforme une pièce en chambre noire (Tsai Ming-liang, dans "Visage", son dernier film, se souvient peut-être de cette scène, lorsque Lee Kang-shen se livre à un geste du même ordre, mais plus ritualisé).

 

"The terrorizers" est ainsi un film de passages, où les nombreuses pièces investies par les personnages sont autant de points où l'on vient exalter ses émotions (le photographe) ou s'exposer au danger (la délinquante qui se retrouve dans les chambres avec des hommes pour les dépouiller). Ces lieux sont tout autant des zones de solitude, de désoeuvrement, propices à une libération des fantasmes en tout genre, comme le mensonge proféré au téléphone par la jeune délinquante à l'endroit de l'écrivaine. Ce cinéma-là, à la mélancolie post-antononienne, entre claustrophobie et incommunicabilité, aura lui-même trouvé des continuateurs : le Tsai Ming-liang, de "Vive l'amour" ou plus près de nous, les films de Sofia Coppola.

 

 Mais l'intérêt principal du film d'Edward Yang réside dans sa manière de rester collé aux personnages, au point, d'un plan à l'autre, de les révéler sous un jour nouveau. Il en est ainsi de la scène où l'écrivaine et son ancien ami, devenus amants, se retrouvent au lit. Lui, sans ses lunettes, elle, les cheveux défaits, irradient soudain d'une beauté étrange ; la surprise du dévoilement des visages est à l'image de l'attention qu'Edward Yang leur porte : profonde, généreuse, étendue.

 

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8 janvier 2012 7 08 /01 /janvier /2012 22:03

 

 

Le Havre

 

Film de Aki Kaurismäki

 

Avec André Wilms, Kati Outinen, Jean Pierre Darroussin, Blondin Miguel

 

 

 Auréolé du prix Louis Delluc, "Le Havre", dernier film d’Aki Kaurismäki, débarque sur les écrans non seulement avec un prix prestigieux, mais un sujet ambitieux, fédérateur, chargé, à priori d’un humanisme incontestable – du moins en ce qui concerne le sujet. Une façon, pour le cinéaste finlandais, de retrouver une place qui, il l’espère sans doute, dépasse le cadre de ses cinéphiles habituels.

 

 Le terrain est préparé, en tout cas, avec la présence de comédiens familiers de son univers. Kati Outinen, inoubliable dans "La fille aux allumettes" campe une Arletty en demi-teinte, qui passera plus de temps à l’hôpital qu’avec son mari. Son accent, fragile, renforçant la ténuité de sa voix et de sa silhouette, lui confère une sorte d'évanescence qui la maintient hors de la vibration fictionnelle. A cela, nous sommes habitués. Le retour d’André Wilms ("La vie de bohème", "Juha") est d’emblée plus savoureux, avec la détermination induite par son rôle de Marcel Marx. Il faut l’entendre décocher des répliques sans y penser, comme s’il débitait des recettes apprises par cœur. Mais cet air de lâcher des paroles sans effort, dans une distance rêveuse, fait encore mouche ("Je suis l’albinos de la famille").

 

 "Le Havre" est un film nostalgique. Là encore, rien d’étonnant chez Kaurismäki, qui revendique un détachement souverain par rapport à la réalité, le silence de bon nombre de ses personnages contribuant à laisser planer des zones épaisses d’indétermination. En cela, sa manière de filmer la ville du Havre, classée au Patrimoine mondial de l’Unesco après sa reconstruction, conforte cette irréalité de tout ancrage temporel. Tourné vers un passé d’avant tout conflit, il convoque des couches successives pour brosser son cadre physique et référentiel : réalisme poétique (le prénom Arletty ne dit pas autre chose), nostalgie politique (Marx), restriction du cadre géographique.

 

 Cette approche - villageoise par l'étroitesse du cadre - détermine l'élan solidaire qui va irriguer le film avec l'irruption d'Idrissa, jeune clandestin venu d'Afrique noire. Seulement,  à regarder de plus près la séquence de découverte des immigrants dans un conteneur, un malaise s'installe : derrière l'exagération du déploiement policier, c'est l'irréalisme du film qui transparaît, installant une foncière ambiguïté qui ne se démentira pas. Car, si la question des clandestins est d'une brûlante actualité, les images que renvoient la télévision sont aussi chargées d'autres choses que ce que montre Kaurismäki : des infirmiers qui, bien souvent, en premier lieu, viennent recueillir des gens malades. Ici, un policier menace de tirer sur Idrissa, son geste étant arrêté in-extrémis par le commissaire incarné par Jean-Pierre Darroussin.

 

 Il est moins question dans cette scène de raccorder avec l'actualité que de plonger dans un espace dépassé (les années quarante du réalisme poétique), où un personnage en fuite renvoie à la traque des juifs. L'une des figures obligées de ces temps sombres (le délateur) est ainsi incarné par un Jean-Pierre Léaud qu'on aurait aimé voir dans un rôle un peu plus noble.

 

 Il serait pourtant facile d'envisager le thème du clandestin comme une parabole sur l'exclusion, servant à mettre en avant la solidarité d'un petit groupe envers Idrissa. Mais l'intention, louable pour un cinéaste tel que Kaurismäki, prend des allures qui ne laisse pas d'affirmer le malaise. "Le Havre" tisse un scénario sur la solidarité dont il est difficile d'envisager qu'Idrissa en soit le bénéficiaire principal. Quand Little Bob est appelé pour un concert de bienfaisance, sa motivation est moins d'aider un petit noir que de se rabibocher avec son amante. En deux temps, trois mouvements, Kaurismäki arrive à insuffler à la scène des retrouvailles, cette douce charge mélancolique qu'il maîtrise à merveille. Tout comme, dans la scène réellement drôle où Darroussin entre dans un bar avec son ananas, on retrouve cette suspension propice à l'émergence d'une émotion feutrée.

 

 Mais en réalité, ces séquences, les meilleures du film, ne visent qu'à refonder un entre-soi - dont le moindre qu'on puisse dire, c'est qu'elles ne créent pas une ouverture vers le futur. Plus Kaurismäki réactive les liens d'antan, plus l'espace accordé au petit Idrissa se rétrécit. Caché dans l'eau boueuse, puis enfermé dans un placard, son champ d'action se réduit à faire la cuisine et à cirer les pompes de Marcel Marx. Il n'est dès lors pas étonnant de le voir partir avec le chien de Marcel Marx... pour faire le mendiant. Chien avec lequel existe la seule osmose, au point que lorsque Marx siffle pour faire sortir Idrissa de sa cachette, on peut se demander qui est le chien, qui est le garçon. Malaise, encore.

 

 Idrissa, qui ne fait lien avec aucun des personnages supposés engagés dans un élan de solidarité (Yvette, la boulangère ; Claire, la responsable du bar), n'est pris que comme un corps de passage ; marchandise clandestine qu'il faut mener  à bon port en la soustrayant à tout frémissement humain, à toute vibration émotionnelle. Aux adultes la renaissance festive sous forme de concert, au garçon la cale d'un bateau le menant on ne sait où. Trajet rectiligne au fond, ponctué d'immobilité, là où Arletty renaît miraculeusement. En regagnant sa maison, elle va tout simplement reprendre sa place de ménagère ("Je vais préparer à dîner").

 

 Loin de nous ici de remettre en cause l'humanité des personnages du film de Kaurismäki, mais celle-ci est traversée par de tels élans réactionnaires qu'il est difficile d'y adhérer les yeux fermés. "Le Havre", sous couleur de solidarité, prend comme thème prétexte la venue d'un petit clandestin pour finalement n'opérer aucune mutation profonde chez ses personnages. Idrissa n'est pas un catalyseur de changement. Il entérine, par son passage, la place à laquelle chacun veut rester confortablement installé.

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31 décembre 2011 6 31 /12 /décembre /2011 23:52

 

 

 

 

 

 

Donoma

 

Film de Djinn Carrénard

 

Avec Emilia Derou-Bernal, Salomé Blechmans, Sékouba Doucouré,

Laetitia Lopez, Vincent Perez

 

  

 Il n'est nullement étonnant que "Donoma" soit placé sous le parrainage de Abdelatif Kechiche. On n’avait pas vu un film aussi vibrant depuis "L’esquive" ; fondé sur la tchatche, une impression de spontanéité, une sensation d’immédiateté, d’urgence, qui donne aux deux films une singularité bluffante.

 

 Mais voilà ! Si ici, on a loué l’énergie du film de Kechiche, force est de constater que "Donoma" ("Le jour est là", en langue sioux), indépendamment de la singularité de son mode de création, acquiert une ampleur qui ne laisse de surprendre. Cette surprise est peut-être due, avant la vision du film, à la connaissance de son coût (150 euros), ainsi qu'au pari d'un jeune homme voulant à tout prix réaliser son film avant ses trente ans. En consultant l’affiche, avec ses petites inscriptions drolatiques, on s’attend à passer un bon moment, peut-être, mais pas beaucoup plus. De même que d’entendre sur Internet Djinn Carrénard parler du contenu de son film, à mesure qu’il le réalise, incite à envisager tout cela de manière légère.

 

 Résultat ? "Donoma" surprend moins parce qu’il serait dans la filiation vibrante de "L’esquive" qu’il n'arrive, malgré ces similitudes, à affirmer d’emblée l'empreinte fraîche d’un jeune cinéaste. Car, dans ce film, il est moins question d’une maîtrise – elle n'est en tout cas pas visuelle, et pour cause – que d’une justesse du point de vue. Sans cesse, on se dit, à mesure que les histoires développées devant nos yeux prennent de l’épaisseur, que Djinn Carrénard sait de quoi il parle. Que les multiples sujets qu’il aborde reflètent un intérêt particulier pour l’être humain – et comme il le dit lui-même, pour le couple – et décident du mouvement imprimé au film.

 

 Certes "Donoma" est un film choral, en ce qu’il entremêle avec virtuosité l'itinéraire de ses personnages ; en ce qu’il crée des ruptures dans leur apparition et leur positionnement les uns à l’égard des autres. En cela, la structure du film dépasse déjà, celle, plus brute, de "L’esquive". Pour autant, ce serait rendre un hommage démesuré à ce film que d'en faire une oeuvre maîtrisée, comme on peut le lire ça et là. Composé d'une succession de rencontres articulées autour de figures centrales, souvent doubles (une prof et son élève, une jeune photogaphe et un jeune africain, le même Dama et son amie photographe), "Donoma" dessine des trajectoires tissées sur un fil qui paraît bien souvent tangent, délicat à maintenir.

 

 Le film pourrait n'être qu'un assemblage de sketches, suturé par une habileté formelle redevable à une énergie juvénile, à un désir de virtuosité potache. A peine commence-t-on à prendre la mesure d'une histoire qu'une autre survient, en voix-off (celle de la photographe voulant vivre une histoire muette avec le premier venu). Pourtant, son unité, articulée principalement autour des figures du couple, tient à sa profondeur psychologique, à la maturité des situations dépeintes. Mais c'est surtout l'incessante mobilité des figures - certes liées à la structure éclatée du film - qui tient en haleine.

 

 C'est la qualité du film, en passant d'un mouvement à un autre, que de révéler un personnage, en lui conférant une profondeur inattendue. Il y a par exemple Leelop, la jeune femme au départ reléguée en hors-champs, protestant mollement contre les dérives de la prof exaltée, pour plus tard se retrouver au coeur d'une intrigue sur les allocations, lors d'une scène mémorable. En un rien de temps, beaucoup d'éléments se télescopent, contribuant à élever subitement l'épaisseur des personnages. Une parole blessante énoncée (elle ne sera jamais noire) est réellement comprise quelques instants après, quand Leelop va exprimer sa douleur auprès de son père noir. Cette scène, improbable, par la division identitaire radicale qui s'y profile, acquiert pourtant une force en ce qui s'y noue d'authentique douleur exprimée. Le père, vu une fois, prend, par son écoute attentive, une allure de psychologue.

 

 Il y a une force du surgissement des individus, qui prend à certains moments un tour horrifique, comme lors de la rencontre de Salma avec le repenti. Aperçu dans le train, idéalisé, doté d'une image passagère inquiétante - comme s'il préparait un méfait criminel -, son caractère se révèle dans une seule scène avec une force explosive. Beaucoup de l'attrait du film repose sur cette capacité de Djinn Carrénard à construire en une seule séquence des personnages chargés d'une réelle puissance humaine. Il a beau les faire graviter sur une corde esthétique rudimentaire, il arrive - suprême habileté - à maintenir un équilibre. Agilité de sioux.

 

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25 décembre 2011 7 25 /12 /décembre /2011 14:00

 

 

 

 

 

Le cheval de Turin

 

Film de Béla Tarr

 

Avec  Janos Derzsi, Erika Bok, Mihaly Kormos

 

 

 Annoncé par Béla Tarr comme étant son dernier film, "Le cheval de Turin" ne laisse pas de susciter quelques interrogations sur les raisons d’un parcours si consciemment bouclé. Mais il sera toujours difficile de comprendre les motivations profondes conduisant à un tel acte, quand bien même le cinéaste annonce une crainte de se répéter. Foi en une création sans cesse renouvelée qui friserait la pureté idéaliste ? A écouter Béla Tarr lors de sa présence à Beaubourg, l’acte de création ne semble pas se séparer d’une éthique de l’immédiat, d'un rapport soutenu au réel.

 

 Le spectateur, devant "Le cheval de Turin", n’a plus qu’à se rendre à l’évidence de se trouver face à un film terminal, comme il en a rarement été donné de voir ces dernières années. Film dont l’intrigue – si on peut encore utiliser un pareil terme – est inspirée par l’effondrement de Nietzsche à Turin. Mais c’est plutôt un point de départ autour duquel Tarr trame un film d’atmosphère d’une épuration extrême. Epuration ? Au fond, même ce mot ne convient pas à ce film qui, sous ses dehors exsangues, d'affirmation du vide, est riche d'éléments : objets, lumière, feuilles, eau, vent. C’est précisément la réduction d’un univers à ses composantes essentielles qui permet d’en exalter la présence.

 

  Mais, en définitive, tout vise ici à créer un enfermement des personnages (un père et sa fille) à l'intérieur d'une maison. Là, ils sont réduits à des conduites fondamentales : manger, dormir. L'invariabilité des repas témoigne moins d'une pauvreté des deux protagonistes que d'une entreprise de radicalisation. Annoncé par un implacable "C'est prêt", la phrase rappelle, par sa répétition détachée le "Je vous souhaite une bonne nuit !" dans "Le silence de la mer", de Jean-Pierre Melville.

 

 Sans fourchette, le père et sa fille dépècent littéralement leurs pommes de terre, qu'ils ne terminent d'ailleurs jamais. L'acte se résume à un geste - simple validation d'une possibilité de se sustenter -, comme on rapporterait un mouvement à sa transmission nerveuse, loin de toute volonté. Ni faim, ni dégoût. Devant cette inertie, Tarr s'applique à varier les angles ; tour à tour, il filme l'un, puis l'autre ; les deux ensemble (elle à gauche, lui à droite, et inversement), comme pour faire sentir que l'immobilité totale n'existe pas. C'est sans doute ces moments particuliers, mutiques, qui laisseront un malaise chez certains, tant le film s'enferme dans un processus de déshumanisation.

 

 "Le cheval de Turin" est un film de liquidation. Liquidation de tout discours - le monologue du pseudo-prophète, incompréhensible, est balayé en une phrase méprisante par le père ; liquidation de toute velléité de partir - la tentative se solde par un retour au bercail. Il y a jusqu'au passage des tsiganes - quasi surréel par l'animation subite qu'ils apportent - qui n'engendre rien. Ni histoire, ni conflit, malgré les menaces proférées. On ne les reverra pas. Trop incongrus, dans ce chemin terminal vers l'extinction. La sécheresse vers laquelle tend le film est signifiée par une métaphore lumineuse : l'assèchement du puits. Si belle qu'elle en devient d'une limpide évidence.

 

 Le dernier film de Tarr a cette force de réussir à faire oublier en quoi le cinéaste hongrois est un grand formaliste. "Le cheval de Turin" est loin de la stylisation superbe de "L'homme de Londres", en ceci que la caméra se colle aux mouvements des personnages, comme elle se cale sur l'avancée d'une carriole, en début de film - tout autant qu'à l'immobilité du cheval, dans une scène nocturne sublime. Pas étonnant que, dans sa phase terminale, ce soit aux personnages de tenter de préserver la lumière, ultime étincelle de vie.

   

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22 décembre 2011 4 22 /12 /décembre /2011 18:10

 

 

Sleeping beauty

 

Film de Julia Leigh

 

Avec Emily Browning, Rachael Blake, Ewen Leslie

 

 

 Il suffit d'une séquence pour mesurer sous quel angle est placé "Sleeping beauty" : à une question posée par Lucy à l'une des hôtesses concernant sa trajectoire de vie, il est répondu, franchement et vivement : "Mais qu'est-ce que c'est que ce genre de question ?". Lucy n'insiste pas. Pas de question, donc pas de sens ; pas de dévoilement. Constamment, depuis le début jusqu'à son terme, le film de Julias Leigh se maintient sur le fil obscur d'une intention de miner toute signification, d'étouffer toute explication.

 

 On n'en saura pas plus sur les motivations de Lucy. Non pas que le mystère qui nimbe inexorablement son parcours soit dérangeant, mais cette opacité déterminant la dérive extrême de la jeune femme se fait sous un angle paradoxal : après tout, Lucy n’entame pas une coupure radicale par rapport à la réalité, à mesure qu’elle s’enfonce dans cette position radicale. Elle poursuit en effet ses tâches de survie sociale, en travaillant dans un restaurant, en effectuant des photocopies pour une entreprise, ou encore en se prêtant à des expériences de laboratoire. Cette double position, en évitant toute césure entre réalité triviale et poussée fantasmatique, empêche dans le film toute torsion, tout franchissement douloureux d’interdits – d’où la facilité avec laquelle elle aborde les hommes dans les bars. Les scènes de lit, avec la présence des hommes âgés, sont filmées avec la même neutralité clinique que les scènes de travail.

 

 "Sleeping beauty" n’est donc pas un film de basculement, lié à une perte de confiance en la réalité, qui justifierait les postures limites de Lucy. Il y a par exemple cette scène curieuse où, au bureau, elle est retrouvée couchée par terre, près de sa machine à photocopier. Cette analogie visuelle frappante avec les scènes de lit, renforce l’absence d’écart existant entre la réalité et le rêve. Mieux, les différents plans de réalité ne sont pas dissociés, et "Sleeping beauty" n’est pas un film où on opposerait d’une part, une réalité sociale insoutenable (signifiée notamment par les problèmes de loyer de Lucy) et une zone obscure, nourrie de fantasmes d’adultes pervers ou inhibés.

 

 Il n'est manifestement pas dit ici et là que "Sleeping beauty" emprunte pour une bonne part au beau texte de Yasunari Kawabata, "Les belles endormies", pour ce qui relève des séquences de lit avec les hommes âgés. Julia Leigh mentionne pourtant cette référence dans un dossier de presse sur le site du festival de Cannes. Mais là où le texte de Kawabata devient une réflexion sur la mort, sur fond de nostalgie, autour de la figure d'Eguchi, le film de Julia Leigh trace un autre chemin. Plus froid, plus clinique - à l'image des premiers films de Michaël Haneke -, l'univers de "Sleeping beauty" plonge une jeune femme dans un sommeil ouaté, pas seulement d'ailleurs quand elle est couchée. C'est toute la réalité qui semble présentée de manière atone, où toute expression érotisée est évacuée. Il n'y a qu'à voir les scènes de table avec les serveuses aux seins nus : pas un regard ne leur est en réalité adressé par les convives masculins, comme si elles étaient de simples effigies.

 

  Dès lors, il n'est pas évident de concevoir ce film comme un conte, avec la notion d'initiation qu'il implique. Ou alors, c'est un conte ténébreux, dont la prise en compte de la réalité ne s'opère qu'in extrémis, sous un angle mortifère. Il s'agit en fait d'un accès brutal à la réalité. Mourir au fantasme pour advenir à cette réalité, mais dans une immense solitude. Emily Browning, dans cet univers désaffecté de tout désir, arrive pourtant à imposer sa marque, toute en finesse et en candeur virginale.

    

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18 décembre 2011 7 18 /12 /décembre /2011 17:00

 

 

 

Photo © Magyar Filmtörténeti Fotogyüjtemény CIN-RAPPORTS2-copie-1.jpg

 

Rapports préfabriqués

 

Film de Béla Tarr (1982)

 

Avec Robert Koltai, Judith Pogany, Adrian Nagy 

 

 Le 5 décembre, à l’issue de la projection de "Rapports préfabriqués", Béla Tarr, à la question posée par une spectatrice, a liquidé la comparaison de son cinéma avec Tarkovski en ces termes : "Tarkovski est un religieux. Chez lui, la pluie lave les âmes de ses personnages. Chez moi, elle les traîne dans la boue". Evidemment, compte tenu de l’attention extrême avec laquelle le cinéaste hongrois colle à ses personnages dans "Rapports préfabriqués", il convient d'envisager cette boue non pas comme une déchéance humiliante, mais comme un attachement profond à la réalité, dut-elle être douloureuse.

 

 Il y a en effet un poids de réalité chez Béla Tarr, dont les personnages sont les porteurs ou les marqueurs. L’une des figures stylistiques radicalisées reste la manière dont un corps envahit un plan, bien souvent de dos ("Satantango", "L’homme de Londres", "Le cheval de Turin"). Si le personnage, masculin, robuste, pèse à ce point dans le plan au point qu’il donne l’impression d’en porter le fardeau – comme il porte le fardeau de l’humaine condition -, c’est aussi pour le faire avancer, ce plan, lui donner une consistance supplémentaire. L’effet de réel, c’est le corps qui en est le garant. Chez Tarkovski, on s’élève, quitte à contempler la terre qu’on surplombe de sa stature mystique ("Andrei Roublev" en est l’emblème) ; chez Béla Tarr, la présence humaine marque l’irréductible attachement à la réalité.

 

 La réalité plus que la fiction ; l’inscription dans l’immédiat – au risque de l’embourbement - plus que la projection dans le futur. "Rapports préfabriqués", film rarement vu, est d’autant plus précieux qu’il fait découvrir un Béla Tarr de l’avant virage esthétique opéré par "Damnation", et porté à un indéfectible sommet avec "Satantango". Dès le départ, un homme, sans qu’on sache pourquoi, prépare précipitamment ses affaires et s’apprête à partir. Déroute et révolte de sa femme, leur enfant pleurant dans ses bras. Absence de causalité apparente, qui rend la scène d’autant plus tendue, puisque la caméra se tient proches des personnages, les suivant dans leur moindre déplacement où, lorsque l’un d’eux s’est éloigné, attendant qu’il reprenne possession au sein du cadre.

 

 Nulle asphyxie pourtant, dans ses plan-séquences témoignant de la virtuosité de la caméra. On y sent le vertige technique, mais comme la place accordée à l’humain est prééminente, la maîtrise formelle "s’efface" au profit de l’exploration des personnages. Pour cela, Béla Tarr prend le temps de mener une scène jusqu’à une phase ultime, quand bien même il n’y aura pas de résolution apparente, comme il n’y a pas d’explication à priori du départ de l’homme. L’acte, dans sa saisie immédiate, prolongée, écartelée dans une tension d’affrontement, se dote d’une dimension absurde.

 

 Cette saisie du temps chez Tarr s’offre comme un paradoxe : l'exploitation d'une durée prolongée instille une rupture nette du récit, ténue, mais peu propice à une franche évolution. Une longue séquence qui en suit une autre entretient peu de rapport avec la précédente, quand bien même le cadre resserré autour des visages donnerait l’impression d’une unité spatio-temporelle. Quand la femme parle dans une séquence de son goût, dans sa jeunesse, pour la fête et la danse, dans ce qui est ensuite sans conteste la plus belle scène du film, elle se contente de regarder son mari danser avec d’autres femmes jusqu’à épuisement. Ce n’est pas tant qu’une scène en rejette une autre, c’est que le temps et l’espace fluctuent comme la mémoire, comme la variété des affects, et que chaque scène, dans sa plénitude expansive, vaut pour elle-même.

 

 On pourrait ainsi dire que dans "Rapports préfabriqués", l’étirement des scènes est propice à une spatialisation des émotions, et, finalement, à une perte de repères temporels. Il n’est pas étonnant qu’on fasse souvent retour chez Tarr, tant la notion d’évolution est remise en cause par la durée accordée aux scènes. C’est ce qui rend si belle cette séquence de fête, sorte d'intermède fordien, où l’on prend le temps de danser et de boire. Les tensions pour un temps se dénouent, favorisant la détente du corps et de l'esprit, l'échappée dans des mouvements débridés. Tout cela avant que les personnages soient à nouveau embarqués dans la répétition, le retour à un cycle rythmique. Tels des corps qui, au gré des vagues, se trouvent pris dans des rythmes incontrôlés.


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13 décembre 2011 2 13 /12 /décembre /2011 15:28

 

 

 

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                                                       Photo : Kamrouz                                                                      

 

Tawus Annamyradova, chant et dotâr

 

Tagan Taganov, dotâr ; Allahverdi Atayev, ghijak

 

 

 Le concert du 10 décembre au Théâtre des Abbesses était placé sous le signe du cheval, avec un répertoire instrumental imitant le rythme de cet animal essentiel en Asie centrale. On ne croyait pas si bien dire car, lorsque les musiciens sont arrivés sur scène, à peine étaient-ils assis que le joueur de dotâr s’élançait déjà dans l'exécution de son morceau. Il y avait de quoi être surpris, quand on s’attendait, comme dans la musique indienne, à quelques moments consacrés à régler les hauteurs de timbre des instruments. Mais ici, point d’entrée lente dans l’espace musical ; point d’échanges du regard, de suspens méditatif avant d’attaquer un morceau.

 

  L'arrivée sur scène des musiciens est un spectacle en soi ; elle, parée des atours traditionnels les plus rutilants - c'est à se demander si cet habit où foisonnent bijoux et couches de vêtements colorés n'est pas porté uniquement pour éblouir les spectateurs français. Les deux hommes, assez âgés pour que l'on soit d'emblée convaincus de leur professionnalisme, sont, eux, moins séduisants, ou plutôt ont, pour les novices, une allure plus amusante : leur toque ébouriffée comme des caniches, laisse percer quelques sourires. Leur longue cape évoque plutôt des tuniques d'infirmiers que des vêtements de musiciens.

 

Mais loin de paraître disparates, ces habits représentent véritablement les modes vestimentaires des bardes d'Asie centrale (appelés bakshis), dont Tawus Annamyradova est l'une des représentantes fameuses. Ce type de concert a donc un statut particulier, même si sa facture immédiate donne l'impression d'un déroulement conventionnel. Les morceaux s'enchaînent en effet avec une rythmique implacable, hormis l'entrée en matière où les deux hommes offrent au départ une palette de leurs instruments.

 

 Pendant un court instant, le timbre du dotâr (luth) et du ghijak (vielle) rappellent les duos de la musique iranienne, avec le tar et le kamantché. Mais ici, la tenue du concert est telle qu'à entendre la voix de Tawus Annamyradova, on aurait envie d'en savoir plus sur ce qu'elle chante. En effet, ce style de musique étant souvent basé sur des épopées, la dimension narrative y est essentielle. Les chants commencent tous de la même manière, fonctionnant comme des invocations, marqués par une hauteur de timbre ; c'est une injonction faite au public pour qu'il écoute un récit. Pour les auditeurs occidentaux, cela ne paraîtra qu'un balisage régulier.

 

 Il y a peut-être une volonté de maintenir le fil du concert dans ce cheminement classique, là où, dans d'autres régions, et avec le même style épique, on peut atteindre à des prestations délirantes. Il en est ainsi du peuple karakalpak (nord de l'Ouzbekistan) qui, dans leurs manifestations musicales, se prête à des imitations de toutes sortes. L'expressivité des bardes y atteint un débordement bouffon, quand leur toque caractéristique se mettent à voleter sous leurs embardées gestuelles. Les expressions vocales - ici entendues de manière passagère -, dépassent le cadre du chant pur pour se transformer en borborygmes ébouriffants. Avec ce concert des Abbesses, on s'attache à l'ampleur vocale de Tawus Annamyradova, à son désir essentiel de maintenir l'intérêt du public, au point de revenir sur scène pour plusieurs rappels.

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7 décembre 2011 3 07 /12 /décembre /2011 16:00

 

 

 

 

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                                                       Photo : Araki Nobuyoshi

 

 

Dairakudakan - L'homme de cendre

 

Chorégraphie de Maro Akaji

 

 

 Difficile, lorsqu'on est face à un spectacle de Dairakudakan, de ne pas se laisser envahir par les images d'un autre groupe de butô, autrement plus connu en Occident : Sankai Juku. Le butô a une singularité stylistique telle, que toute comparaison ne peut qu'être centrée sur la culture nipponne. Dans l'univers chorégraphique, il n'y a peut-être pas une danse dont les composantes soient aussi fortement marquées. L'une des notions principales qui la traversent (ancrer les pas au sol) suffit à en marquer le tracé radical.

 

 Dairakudakan. Sankai Juku. Deux groupes portés par deux figures charismatiques : Maro Akaji et Ushio Amagatsu. On peine à imaginer, en Occident, un style de danse contemporaine représenté par deux groupes seulement. Ce serait l'asphyxie et la mort d'un style. Il n'en est rien avec les deux ensembles japonais : Dairakudakan va fêter l'an prochain son quarantième anniversaire, et on imagine mal Sankai Juku se dissoudre du jour au lendemain.

 

 Deux groupes. Y a-t-il pour autant deux styles, quand les figures de danse du butô répondent à des exigences formelles précises ? Y a-t-il d'un côté la beauté esthétique d'une troupe à la renommée mondiale, longtemps invitée au Théâtre de Ville, et une autre qui respecterait les fondements d'une danse établis par Tatsumi Hijikata ou Kazuo Ohno ? Si l'esthétisme souvent magnifique de Sankai Juku semble avoir évacué des aspects existentialistes, Dairakudakan, à travers notamment "L'homme de cendre" ancre encore ses créations dans la réalité, au point d'être littéralement débordé par elle.

 

 Ce rapport au réel est très clairement énoncé par Maro Akaji, avec par exemple cette anecdote racontée après une représentation à la Mcjp : comment les rapides mouvements latéraux de la tête de ses danseurs, accentués au point de le satisfaire, étaient en fait dûs à des secousses provenant du tremblement de terre. Véridique ou exagérée, l'anecdote rend compte de toute façon de la nature de ce spectacle, axé, pour Akaji, sur le pressentiment d'une catastrophe.

 

 Face à ce sentiment, "L'homme de cendre" est tout entier orienté vers une forme de conjuration. Les figures qui y évoluent sont clairement marquées : Prêtre (incarné par Akaji lui-même), prêtresse, et la cohorte d'hommes et de femmes opérant des mouvements destinés aussi bien à embellir la réalité qu'à fonder du lien (comme ces deux hommes progressant sur scène en collant l'un contre l'autre des bâtons tenus par la bouche). On pourrait y tisser des métaphores : ranimer la lumière de la cendre, comme deux allumettes frottées l'une contre l'autre. C'est l'entreprise essentielle de cette pièce, que de raviver les flammes, en tournant par exemple autour d'une bassine.

 

 Les rondes des danseurs, dans leur élégance formelle, atteignent la beauté de certains moments chez Sankai Juku. Elles évoquent parfois, dans notre horizon occidental, "Le sacre du printemps", de Pina Bausch, oeuvre dans laquelle l'expression corporelle y est juste plus affirmée, plus brute ; mais la matière rituelle y est proche de part et d'autre. Dans l'approche de Dairakudakan, le grotesque se mêle au sérieux, créant un climat hétérogène, rendant d'autant plus belle la fin, inattendue. L'explosion de couleurs revêt un caractère si troublant que le soulèvement favorisant cette révélation évoque un mouvement tellurique. Rapporté aux évènements tragiques de mars dernier, "L'homme de cendre" imprègne notre vision avec une force particulière.

   

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3 décembre 2011 6 03 /12 /décembre /2011 23:18

 

 

 

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Sodome, ma douce, de Laurent Gaudé

 

Mise en scène de Stanislas Nordey

 

Avec Valérie Lang


 

 Autant le dire d’emblée : si "Sodome, ma douce" retient notre attention, ce n’est pas grâce au texte. Si Laurent Gaudé - qu’on a comparé un temps à Bernard-Marie Koltès – manifeste un goût prononcé pour les personnages mythologiques, l’usage du monologue ne contribue pas à leur enrichissement stylistique. Les figures descriptives qu’ils utilisent, rapportées à la nature brute de leur caractère,  les maintiennent dans un champ lexical réduit.

 

 L’intérêt de la pièce tient tout entier dans la conjonction d’une mise en scène et d’une interprétation. Stanislas Nordey, réticent jusqu’alors à monter des monologues – un genre qui pour lui "empêche" le théâtre – opère un virage certain , autant dans ses mises en scène qu’en tant que comédien. Tout est parti de là, semble-t-il : l’interprétation de "La conférence" de Christophe Pellet, et celle de "Clôture de l’amour" l’ont confronté au rôle du comédien seul sur scène (ou à deux dans "Clôture de l’amour").

 

 Il n’y a pas de doute que "Sodome, ma douce", interprété par Valérie Lang, fasse théâtre. La phrase d'Antoine Vitez "On peut faire théâtre de tout, mais pas avec n’importe quoi", trouve, plus que jamais, dans cette mise en scène, un espace de justification. On rajoutera qu’on peut aussi faire du théâtre avec peu de choses. Juste un corps et peu de mouvements, parfois dans une totale  absence d’émotions apparentes comme avec Claude Régy - dont l’ombre portée semble décidément hanter l’espace de la scène.

 

 Comme chez Régy, de l’immobilité, il y en a dans "Sodome, ma douce". Il faut cependant aller la chercher quand on entre dans la petite salle du Théâtre Ouvert : on a l’impression qu’au cœur de l’espace déjà réduit, il faut opérer des ajustements particuliers avant de trouver sa place, son point d’équilibre par rapport à un rideau d’or circulaire. Il semble trop grand, comme envahissant. Comme si on entrait dans une caverne d’Ali Baba endormie depuis des siècles, et qu’y pénétrer nécessitait sinon une forme de recueillement, du moins une lente accoutumance. Alors, on aura le droit, dans la pénombre insistante, d'entendre la voix de la femme venue du fond des âges.

 

 D’abord assise, jambes écartées, Valérie Lang livrera la quasi-totalité de son monologue debout, les bras levés. Il faut peut-être remonter à la performance d’Isabelle Huppert dans "4/48 Psychose" (monté par Claude Régy, encore) pour trouver une prestation aussi exigeante, fondée sur une telle immobilité. Mais, avec Nordey, cette position, avec la nudité de son interprète, est motivée par le fait qu’elle incarne une statue de sel revenant à la vie pour raconter la fin de Sodome. L’idée forte qui sous-tend cette posture tient à sa foncière ambivalence : ramener à la vie un corps qui exprime une douleur tue pendant longtemps tout en le maintenant dans une position qui renvoie à son origine lointaine. Naissance et mort ; parole et silence ; immobilité et velléité de mouvement : tous ces paramètres, moteurs de toute condition humaine, se conjuguent pour livrer le frémissement inhérent à un trop plein d’émotions réactivées.

 

 Dans l’énonciation prise en charge par Valérie Lang, on note un détachement, une sécheresse. L’articulation, à se vouloir mesurée, favorise une clarté du timbre rauque de la comédienne. Les mots, les phrases sont détachés les uns des autres, dans une tonalité rêche. Manière de faire advenir une voix du plus profond de la nuit des temps en lui donnant un semblant de limpidité. Mais, l'ampleur du récit se trouve inévitablement envahie par la nature horrifique de son contenu. Tout cela se tient alors sur le fil tendu d'une vocifération rendant présent un passé insoutenable. C'est la seule - et forte justification - au ton de la comédienne. Longue clameur dont le spectateur est le témoin privilégié, entré comme par effraction dans un espace d'intimité. Témoin d'une parole qui ne demandait - comme la fonte d'un iceberg - qu'à se répandre sans retenue.


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26 novembre 2011 6 26 /11 /novembre /2011 17:15

 

 

 

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Mei Li De Dao

 

  Le concert du groupe taïwanais Mei Li De Dao s’inscrit dans un style fusionnel assez régulièrement représenté au musée Guimet. On a eu l’occasion, il y a quelques mois d’assister à une prestation assez réjouissante dans le même espace du groupe "Camkytywa", composé d’une chanteuse vietnamienne accompagnée par des musiciennes venant du Japon, de Chine et de Corée du Sud. A l’exception de la présence d’un homme (Damien Bernard, un occidental), Mei Li De Dao est également un ensemble féminin. Cette particularité n'est pas pour autant le gage d'une unité musicale perdurable, puisque le groupe peut voir ses rangs grossir à mesure que leur expérimentation musicale s’élargit.

 

 Il y aura surtout, avec ce concert, le plaisir de voir des instruments chinois rarement présents sur les scènes parisiennes. Sur ce plan, la Chine n’a pas encore à Paris les honneurs de l’Inde, du Japon, voire de la Corée du Sud, dont on a pu voir, ne serait-ce qu’en 2010, de beaux concerts à la Maison des Cultures du Monde. Si cette musique n’a pas la même profondeur que les précédentes, la variété organologique témoigne d’une vraie richesse. La vision de certains instruments établit ainsi un pont avec bien d’autres beaucoup plus connus. Il en est ainsi de la cithare sur table yangqin, cousine d’autres formes  (santour indien, rendu célèbre par Shivkumar Sharma ; le cymbalum, typique des tsiganes, voire le qanoun, même si ce dernier se joue avec les doigts et non avec des baguettes).

 

  L’orgue à bouche sheng, au son si caractéristique, a lui aussi des équivalents comme l’instrument japonais sho (qu’on a pu voir récemment interprété au festival d’automne par Misato Mochizuki), mais semble aussi confiné à des interprétations confidentielles. Le mérite de ce groupe tient précisément à leur manière progressive de créer un tissu de relations sonores entre ces instruments peu présents dans les salles et d’autres plus renommés grâce à leurs interprètes. C’est ainsi que le luth pipa est d’évidence beaucoup plus connu, ne serait-ce que parce qu’il a des interprètes emblématiques, comme Wu Man l’internationale, vue il y a quelques mois aux Abbesses. Cet instrument magnifique tenu à la verticale, plaqué contre le corps de l’interprète, est essentiellement féminin. Le doigté délicat qu’il nécessite, permettant d’égrener des notes en cascades, évoque une gestuelle artisanale. On croirait voir une tisseuse qui délie quelques fils sonores pour les ramener à leur justesse musicale.

 

 La volonté d’exploration de Mei Li De Dao est telle que dans leur concert viennent s’insérer des séquences musicales étonnantes : d’abord l’adaptation sur instruments traditionnels d'une oeuvre de Steve Reich, pape de la musique minimaliste. Conversion qui semble gommer le caractère répétitif de cette musique, en raison de l'aspect inédit des timbres entendus. Plus contemporaine encore, une musique de Jean-Pierre Drouet est exécutée par deux jeunes femmes au zarb, une percussion emblématique de la musique persane (aussi appelée tombak). A côté de l'habileté technique manifeste, elles doivent déployer, parfois en même temps, une capacité à jouer et à danser. Surprenant moment qui, à force, fait courir aux musiciens, le risque d'une dispersion. C'est ainsi que Damien Bernard, multi-instrumentiste, s'avère moins convaincant dans son utilisation du ney, flûte persane auquel il ne restitue pas sa richesse de timbre délicat. Mais on ne peut que louer l'animation générale de ce concert qui fait évoluer les sons plutôt que de les figer.

 

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