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30 septembre 2010 4 30 /09 /septembre /2010 10:57

 

 

 

 

 

Poetry

 

Film de Lee Chang-Dong

 

Avec Yun Jung-hee, Lee David, Kim Hara 

 

 A la vision du dernier film de Lee Chang-Dong, la tentation nous vient de se lancer sur la piste  de la comparaison. Position facile, mécanique, simplement enclenchée par la découverte, cette année aussi, de "Mother",  de Bong Joon-ho. Au coeur des deux films, une actrice principale âgée, la mort d'une adolescente - dans un cas un meurtre, dans l'autre, un suicide. Sur ce plan, il y aurait de quoi s'interroger, dans le cinéma coréen contemporain, sur le nombre d'intrigues axées sur le traitement fait à de jeunes lycéennes.

 

 L'ouverture macabre de "Poetry" (un corps féminin flottant dans une rivière) pourrait laisser penser que Bong Joon-hoo, cinéaste phare de la sphère asiatique, impose son influence parmi ses compatriotes. Il n'en est rien avec Lee Chang-Dong, apparu sur la scène internationale bien avant Bong. La pente criminelle ne l'intéresse pas, pas plus que l'approche décalée, cynique, d'une intrigue policière dans laquelle Bong est passé maître. "Poetry" est un film d'allées et venues, dans lequel on prend son temps, à l'image du dernier John Ford (Le soleil se lève aussi).

 

 Ici, pas d'empressement à résoudre l'énigme inaugurée par la séquence initiale - ça se fera tout simplement. Pas même, chez la grand-mère, de reproches perceptibles à l'égard de son petit-fils, si ce n'est, dans une fermeté gagnée sur sa tolérance, la volonté qu'il soit plus ordonné. Ça pourrait même énerver de voir qu'un tel sujet - avec ce qu'il implique d'effets collatéraux évidents sur la stabilité relationnelle - ne soit pas pris à bras le corps, n'entraîne pas plus de remous, de troubles chez les personnages.

 

 "Poetry" est un film sur l'apaisement, aux antipodes donc d'un "Mother" en particulier, d'un Bong Joon-hoo en général, où l'acharnement - à vouloir accéder à la vérité où à vouloir sauver un fils - est totalement évacué. Il suffit de voir la belle séquence où le policier amateur de poésie et de blagues grivoises joue au badminton avec la grand-mère pour s'en convaincre, avant qu'un complice n'emmène (tranquillement) son petit-fils.

 

 Si "Poetry" est un film de désamorçage des tensions dramatiques, il court aussi le risque, par cette manière de tout mettre à plat, de discréditer certains de ces moments, d'éteindre les feux de la fiction, précisément parce que ces différentes parties s'excluent totalement. Il en est ainsi du thème de la maladie d'Alzheimer : amorcé, puis évacué. Quant au thème principal qui donne son titre au film, son traitement n'est pas sans être problématique. S'il offre de bons moments (les présentations sincères des divers protagonistes du groupe, les déclamations de poèmes devant le micro), il se réduit parfois à certains schématismes idéalistes sur l'inspiration.

 

 Surtout, à la fin, on a du mal à comprendre, et à admettre, que seule la grand-mère ait pu réussir à écrire un poème, et aucun de ceux qu'on avait pris plaisir à entendre parler d'eux. Une a réussi, parce qu'elle est le centre de la fiction, et les autres, personnages secondaires - qu'on le veuille ou non - sont relégués au rang d'incapables, comme s'ils n'avaient pas suffisamment habité la fiction. In extrémis, Lee Chang Dong se laisse gagné par ce qu'il avait évité jusqu'alors : privilégier une tension au détriment d'une autre, reléguer dans les limbes ceux qu'il avait contribué à faire émerger tranquillement.

 

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14 septembre 2010 2 14 /09 /septembre /2010 10:20

 

 

 

affiche-des-hommes-et-des-dieux_jpg_300x365_q95.jpg 

 

Des hommes et des dieux 

 

Film de Xavier Beauvois

 

Avec Lambert Wilson, Michael Lonsdale, Philippe Laudenbach 

 

 Beaucoup de la nature du film de Xavier Beauvois (Grand Prix du festival de Cannes) se trouve inscrit avec une limpidité synthétique dans la belle affiche qui accompagne sa sortie. Par sa composition soignée, sa lumière, la disposition des corps, l'harmonie qui l'alimente, cette image renvoie à une iconographie religieuse mainte fois représentée dans la peinture occidentale.

 

 Après avoir vu le film, il est permis d'en avoir une toute autre vision, éloignée de l'apaisement initial lié à l'équilibre de l'image. Il parait évident que la question vitale contribuant à un certain suspense de l'intrigue ("on reste ou on part") est traduite dans cette image, à travers l'écoute des moines réunis autour de Lambert Wilson. Une attention se lit sur leur visage, renforcée par  une singularisation des traits. Celui assis à sa droite semble perdu dans une sorte de rêverie douloureuse, tandis que ceux qui sont vus de dos, au premier plan, paraissent penchés au point de prendre des notes.

 

 Concentration de l'écoute de l'un, en même temps qu'individualisation des caractères, tout cela était déjà présent dans une peinture cherchant à s'affranchir d'une représentation rigide où les sujets étaient placés sur un même plan. Ici, la délibération est plus inquiète, puisqu'elle est supposée se produire à la suite de l'assassinat d'ouvriers croates par des terroristes. Et qu'en est-il de cette lumière, d'emblée identifiable comme le marqueur d'une dimension spirituelle de l'image ? Il est plus réaliste de l'envisager comme celle provenant soit de l'hélicoptère planant comme une menace sourde, soit des phares de  camion. Car la sensation instillée au spectateur d'une menace planant sur les moines ne vient pas seulement des terroristes, mais, avec une sorte d'ambiguïté, aussi des soldats. 

 

 Cette répartition des moines autour de la table indique à quel point, au delà de l'unité de leur fonction, ils cherchent à resserrer leur lien face à une menace. Il s'agit de rester groupés, quand dans le film, et par la manière dont précisément Beauvois les présente, la découverte progressive de leur visage indique une volonté de les singulariser. Arriver à un ordre des corps face au chaos ambiant. Et c'est principalement par le chant que se réalise cette osmose. Les scansions régulières, nombreuses même, des psaumes, renforcent l'unité des moines.

 

 Ces psaumes, chantés bien souvent en cercle, pourraient donner l'impression d'un enfermement, d'un repli sur soi. Il n'en est rien, quand on voit l'ouverture de Lambert Wilson par sa pratique de l'arabe, du médecin incarné par Michael Lonsdale; où tout simplement par la détermination finale des moines de rester malgré le danger. Belle séquence de tension sonore, quand leur chant se trouve recouvert par le bruit de l'hélicoptère. Tentative de brouillage de leur unité, qui ne réussit qu'à les souder un peu plus.

 

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5 septembre 2010 7 05 /09 /septembre /2010 10:11

 

 

 

 

 

 

Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures),

 

Film de Apichatpong Weerasethakul,

 

Avec Thanapat Saisaymar, Janjira Pangpas, Sakda Kaewbuadee

 

 

"Dès qu'il eût franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre" (Nosfératu, de Murnau)

 

 Cette citation du célèbre film muet de Murnau vise à rendre compte de l'espace dans lequel se situe le dernier opus d'Apichatpong Weerasethakul, heureux lauréat de la Palme d'or du dernier festival de Cannes. Si la dimension fantastique du film du cinéaste thaïlandais renvoie beaucoup, par les thèmes traités, à sa culture asiatique, son traitement cinématographique appelle des correspondances universelles, sous peine de se retrouver pantois devant cet objet visuel.

 

 Car le fantastique abordé dans "Oncle Boonmee", tenant de la rêverie poétique, renvoie à une sorte d'archaïsme esthétique : à l'ère des effets spéciaux numériques dont "Avatar" est le dernier représentant accompli, la proposition de Weerasethakul tient d'une sorte de purification radicale de la manière de filmer. Habitués que nous sommes aux récits conflictuels et sophistiqués, il n'est pas forcément évident d'entrer dans cet univers, à moins de se pénétrer d'emblée de l'idée que l'on peut faire un film sans tension. Les éléments s'intégrant dans les plans souvent fixes de "Oncle Boonmee" sont tout sauf invasifs.

 

 Ce qui se rajoute - en l'occurrence ici, les fantômes de la femme et du fils de Boonmee - vise moins à complexifier l'histoire qu'à la simplifier. Ce qui est recherché, c'est un ordre naturel de la présence. Le propos de Weerasethakul tourne autour de la façon de peupler un plan de données hétérogènes (les vivants et les morts) en rendant ces présences évidentes, fluides. Quand dans les objets audiovisuels occidentaux, peupler consiste au bout du compte souvent à exclure (Loft story et autres), entrer dans un plan d'"Oncle Boonmee" revient à y être bien accueilli, quand bien même on serait fantôme.

 

 Mieux, les fantômes semblent attendus, et c'est naturellement qu'ils trouvent leur place à la table de Boonmee. Hormis cette présence évidente du surnaturel, l'une des scènes les plus emblématiques du film reste celle du moine entrant dans la chambre de deux femmes pour y prendre une douche, comme si cela allait de soi, et ensuite revenant en caleçon s'habiller devant elles. Scène inconcevable dans une Thaïlande bouddhiste où la hiérarchie entre citoyen ordinaire et figures spirituelles impose une distance respectueuse.

 

 C'est peu dire que le film s'inscrit dans une veine contemplative, avec cette progression vers des plans fixes. Mais il a, par rapport à ce type d'approche si fréquente dans le cinéma asiatique, la capacité supplémentaire de conjoindre, avec une fluidité tranquille, des modes divers. La maladie de Boonmee qui l'achemine vers la mort, si elle affaiblit son corps, libère son imaginaire. En cela, on peut trouver une proximité avec un film du taiwanais Tsai Ming Liang, "I don't want to sleep alone", où l'immobilité du malade incarné par Lee Kang-sheng, était contrebalancée par une libération foisonnante de son imaginaire.

 

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24 août 2010 2 24 /08 /août /2010 10:01

 

 

                                                 

 

Family viewing

 

Film d'Atom Egoyan (1987)

 

Avec Arsinée Khanjian, Gabrielle Rose, David Hemblen, Aidan Tierney

 

 

 

"Le plus profond, c'est la peau"  (Paul Claudel)

 

« Family viewing » est un film d’une très grande violence. Violence sourde, invisible, étouffée, si l’on considère tant le contenu physique que la matérialité dans lesquels sont enveloppés les personnages, l’immédiateté séparatrice inaugurée par les appareils multiples et omniprésents (télévisions, magnétoscopes, caméras, etc.) ; mais violence intense, déchirante, laminante si on se place sur un plan strictement technique, indépendamment de toute inscription au sein d’un univers plastique. Violence imprimée dans la texture même de l’image, et qui amène Egoyan à alterner images-cinéma et images-vidéo, instaurant une déstabilisation permanente. 

 

 Par cette torsion initialement infligée à l’image, c’est le statut des corps - leur validité, leur prégnance - qui est remis en question. D’opérer à ce point et de manière aussi irruptive ce traitement radical de l’image, Egoyan rend difficile l'identité physique de ses personnages. Ce n’est pas tant que la pellicule « tremble » sous le poids de cet effet qu’elle n'entraîne les corps - pas tous, nous le verrons -, à ne plus être que ça : du tissu filmique, de la surface sans épaisseur ni profondeur. D’où l’aspect froid, glacial, de cet univers, la distance inaliénable existant entre les protagonistes.

 

 S’ils nous apparaissent au fond comme pures extériorités, c’est sans doute qu'à côté de cette volonté démiurgique de détournements d’images menés à la fois par le père et par le fils, tout le monde est vu par un appareil. Egoyan insiste dès le départ, et de façon troublante, sur cette généralisation des points de vue. C’est ainsi que dans les scènes à l’hôpital, quand le fils et sa grand-mère regardent la télévision, la caméra est placée derrière le récepteur, conférant la sensation que c’est elle, la télévision, qui se dote d’une aura humaine en se focalisant sur d’autres images d’humains figés dans leur position de spectateurs. Même impression lorsque la famille regarde un programme à la maison (un sitcom, sans doute). La caméra adopte une position à hauteur d’homme et semble littéralement faire corps avec la télévision et suivre la gradation de la curiosité des sujets. Ce sont eux les images.

 

 Cette inversion amenant à déplacer le centre et la prééminence de la vision est d’autant plus troublante qu’on entend des rires censés émaner du programme télévisuel mais qui, en raison de l’absence de l’objet dans le champ, apparaissent plaqués, en ponctuation, sur les propos insipides tenus par la famille sur ce qu’ils voient. L’intérieur (le contenu de la télévision) est extériorisé, jeté en pâture devant nos yeux. Ainsi, nos personnages, en perdant la maîtrise et l’univocité du regard, deviennent tout autant des proies, tant est évacué leur contour spécifiquement humain.

 

2. La peau de la peau

 

 A la demande de son fils, le père rend visite à sa belle-mère. Il se trompe d’abord de salle – la manipulation incessante des images rend à la longue difficile l’identification d’un corps par rapport à un autre -, offrant des fleurs à une dame inconnue, ravie pour la circonstance. Mais lorsqu’il se trouve effectivement en face de la vraie, la seule reconnaissance obtenue se résume en une griffure sauvage et douloureuse à son visage, si l’on en croit le hurlement qu’il pousse. A la séquence suivante, en vidéo, un pansement très visible barre sa joue. Il y a, dans cette transition elliptique entre les deux séquences, et dans l'alternance entre les deux supports visuels, un trouble frappant qui tient lieu de métaphore : l’image vidéo fonctionne comme une dénaturation de l’image cinématographique.

 

 Dénaturation d’autant plus patente que ce transport de l’une à l’autre introduit une double étrangeté au niveau de la représentation du visage du père : de n’avoir repéré aucune entaille sur sa joue au moment où il a été griffé rend improbable, irréel, le pansement que l’on voit après. Il apparaît comme un élément postiche, surajouté. Car comment croire à la réalité d’un visage blessé, meurtri, s’inscrivant dans un processus de cicatrisation quand l’image qui sert de socle à cette blessure est elle-même en soi appauvrie ? Comment croire à la restauration d’une partie du corps sur fond de cette disparition de l’essence du corps qu’atteste l’image vidéo ? D’ailleurs, à plusieurs reprises, le père est montré touchant son pansement ; ce geste, au lieu d’être envisagé sur le mode temporel de la guérison – le temps de la cicatrisation devant logiquement renvoyer à la réalité d’une blessure préalable – représente à force l’inquiétude de quelqu’un qui se demanderait sans cesse, après une chute, s’il n’a pas quelques côtes cassées, sans pouvoir les localiser.

 

 Plus on palpe à la surface, plus la recherche de cette trace tangible fait défaut, à tel point que de façon maniaque, on voudrait l’inventer, la donner comme telle. L’image vidéo n’ayant pas l’épaisseur propre à l’intégrer dans une réalité de la chair, rend le pansement superfétatoire. Nous sommes dans une fiction improbable de l’altération de la chair. C'est ainsi que, lorsque ce pansement est finalement enlevé, l’absence totale de cicatrice ajoute à ce sentiment d’inaltérabilité de l’image vidéo, de son caractère artificiel et par là perpétuellement réifiable.

 

3. Corps improbable, disparition de l'individu

 

 Dans une perspective identique de la difficulté de la traversée de la chair, on notera cette anecdote pseudo-scientifique relatée par le père lors d’un dîner à trois, sur l’inutilité progressive des ongles. L’allusion est éloquente : celle d’une partie du corps dont on ne peut plus mesurer la fonction utilitaire, réduite qu’elle est à une simple apparence, à une trace matérielle. Les ongles servent à gratter, à soulever, à creuser, à pénétrer… Or, avec ce film, nous sommes dans l’impossibilité d’aller au-delà – ou tout aussi bien en deçà – de la surface. Il n’y a pas de profondeur. Et l’attitude du père l’amenant à recouvrir des bandes enregistrées par des vidéos de son cru, en un palimpseste des temps modernes, se révèle illusoire.

 

 Dans « Family viewing », à côté du trafic en tout genre des images, on assiste à une manipulation plus monstrueuse, opérée par le fils sur fond d’attachement éperdu à sa grand-mère. A trop vouloir l’extraire de l’hôpital où elle devient presque indésirable, il est amené à la déplacer d’un lieu à un autre. Le « parcours » de cette femme devient exemplaire de la manière d’amener progressivement un corps à disparaître.

 

 Cette dégradation est d’autant plus prégnante que la femme est déjà malade, impotente, d'une stature imposante, les yeux cerclés de ce cerne noir rappelant les cadavres. Corps alité, massif, réduit au silence. Parmi les personnages principaux du film, c’est le seul – avec Arsinée Khandjian, la femme du cinéaste – qui ne soit soumis à cette trituration entre image de cinéma et image vidéo, comme si la déperdition à venir était déjà inscrite dans le corps même.

 

 Mais en un paradoxe lumineux et salvateur, si le corps de la grand-mère est le plus inerte, le plus voué à l’effacement – laquelle deviendra effective en réduisant son corps à un simple reflet sur la vitre d’une porte d’ambulance –, il est aussi, en raison de cette massivité, le plus présent, le plus envahissant, et, en définitive, le plus vivant. C’est sur son visage que se dessine les variations émotionnelles les plus humaines (la satisfaction de trouver un nouveau foyer, l’horreur en découvrant la vidéo de sa fille bâillonnée, etc.) C’est l’image projetée, dès lors qu’elle est radicalement séparée du corps, ne menaçant pas de le réduire lui aussi à de l’image, qui réinsuffle un peu de vie, un peu de rêve au spectateur.

 

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9 août 2010 1 09 /08 /août /2010 09:58

 

 

 

LA BANDE DES QUATRE

 

Film de Jacques Rivette (1988)

 

 Avec Bulle Ogier, Benoit Régent, Laurence Côte, Fejria Deliba, Bernadette Giraud, Inès de Medeiros.

 

 

1. Nul autre lieu que le théâtre

 

 Le film débute ainsi : Anna prend un café accompagné d’un croissant. Bruit de train. On la retrouve directement sur la scène du théâtre. Elle circule, martelant le sol de ses talons, l’air à la fois concentré et fébrile. La répétition est pour bientôt. Arrive Raphaëlle, qu’en fait elle attendait impatiemment pour lui donner la réplique.

 

 Il n’y a à proprement parler pas de prologue dans ce film long : deux heures quarante, mais qui passent comme une brise si on le compare aux quatre heures de « l’Amour fou », ou aux douze heures de « Out 1 ». D’emblée, les éléments sont en place, en une trinité qui ne cessera de se vérifier tout au long du film : l’espace théâtral, le train (leitmotiv sur lequel nous reviendrons), et un espace hors du théâtre, lieu de convivialité (le café), substituable à la maison dans laquelle se retrouvent les quatre jeunes femmes (en réalité cinq si l’on rajoute Cécile, comme les mousquetaires sont quatre avec D’Artagnan).

 

 En deux séquences est livrée la dialectique sur laquelle va opérer tout le film ; à savoir l’articulation entre ces deux pôles : le théâtre et la vie (ou le réel), données indissociables quand on voit, dès cette ouverture, que leur lien s’opère par un passage de l’un à l’autre. Et c'est cette contamination entre l’intérieur et l’extérieur que refuse Constance Dumas, incarnée par Bulle Ogier, égérie de Jacques Rivette. En effet, avec l’entrée de Raphaëlle sur scène – ses retards apparaîtront comme le deuxième leitmotiv essentiel du film, après celui du train, où elle oublie son texte à deux reprises, souffle un vent de désapprobation. Si elle arrête la répétition commencée entre Anna et Raphaëlle, ce n’est pas seulement parce que cette dernière ne connaît pas son texte, mais parce que ses oublis sont imputables à sa négligence. Constance comprend qu’au lieu de réviser ses textes sérieusement, elle doit plutôt passer son temps à s’amuser. D’ailleurs, à la fin d’une répétition, ne fait-elle pas remarquer : « Surtout, ne vous couchez pas trop tard (…) Pas d’alcool ; si possible, pas de tabac (…) N’est-ce pas, Raphaëlle ? ».

 

 Cette injonction, en visant tout spécialement la jeune comédienne, signifie à quel point Constance Dumas se la représente comme une bonne vivante, gagnée par le spectacle de la rue, et non par celui du théâtre. Pour elle, la vie n’a rien à voir avec le théâtre, l’intériorité de ses stagiaires ne l’intéresse pas en tant qu’elle serait reflétée à travers les paroles des textes théâtraux qu’elles incarnent. Elle fait d’ailleurs remarquer à l’une d’elle qu’elle ne joue pas la colère du personnage de Marivaux, mais sa colère à elle. En somme, il ne faut pas « ramener ses problèmes personnels sur scène », les déballer devant l’assistance, mais les laisser, en quelque sorte, au vestiaire, lieu médian s’il en est, comme d’autres dans le film, puisqu’il marque lui aussi le passage d’un espace à un autre, de l’extérieur à la scène. Le vestiaire, c’est l’endroit où va se réfugier l’une des comédiennes, incapable, selon Constance, de comprendre la situation car elle embarrasse son jeu de « trucs de bazar ».

 

 C’est au café, l’autre lieu, que cette fille finira par faire comprendre qu’elle ne reviendra pas. Il en est de même pour la jeune femme qui auditionne, en présentant à Constance une scène de la prière d’Esther. Bien que sa prestation soit « bonne », elle ne sera pas acceptée car connaissant des problèmes d’argent. Ce que demande Constance, c’est en effet un « vrai engagement », c’est-à-dire que la vie sur les planches ne doit être ternie par aucun problème adjacent, tels des soucis d’argent ou d’ordre sentimental, comme elle le fera remarquer à Cécile, progressivement de plus en plus débordée par l’émotion suscitée par sa  relation difficile avec un truand, Antoine Lucas. Il n’y a pour Constance Dumas qu’un espace univoque, autarcique, total, c’est celui du théâtre. C’est la raison pour laquelle les filles, discutant au café à propos du caractère de leur professeur, croient pour la plupart qu’elle habite dans le théâtre (ce qui est vrai), mais que, de plus, elle n’en bouge pas. Sa vie, en quelque sorte, au propre comme au figuré, est le théâtre.

 

 C’est aussi pour la même raison que s’explique le fait qu’il n’y ait que des filles dans le théâtre. Si les garçons ont été progressivement évacués, c’est sans doute pour éviter les relations de couple, susceptibles d’engendrer des conflits nuisibles à l’ascèse que réclame, selon elle, l’exercice du théâtre. Non, décidément, tout ce qui participe de la dualité, de la notion de double, ne convient pas au goût de cette femme à la vie toute monolithique, puisque non seulement elle habite dans le théâtre, mais elle a aussi acheté l’immeuble qui a servi à l’installation. Position verticale qui domine chez elle, sans profondeur, frontale (à l’image de l’écran bleuté dressé au fond de la scène, mais qui ne sert à rien, sauf à aplanir l’espace), s’opposant radicalement aux allées et venues des filles entre le café et la maison de Cécile, entre la maison et le théâtre.

 

 

2. Ivresse d'espaces

 

 Concernant le leitmotiv du train, il convient de préciser qu'il représente précisément ce « no man’s land », un mouvement perpétuel vers l’avant. Les trains sont toujours vus en mouvement, à l’exception du moment où Thomas rencontre Claude sur un quai de gare : un train s’arrête avant de repartir (Claude le prend), comme si ce passage de l’inertie au mouvement traduisait symboliquement la rencontre de Claude, attachée au théâtre, et de Thomas, représentant l’irruption de l’Autre, l’étranger. D’ailleurs l’idée de passage progressif entre ces deux univers est rendue sensible par le fait que Claude répond d’abord à Thomas en une gesticulation toute théâtrale : « Mais vous m’ennuyez ! », qu’elle fait immédiatement suivre d’excuses.

 

 Claude, sans doute la figure féminine la plus importante des quatre, est celle qui va le plus expérimenter son rapport à l’espace comme générant une certaine jouissance, une ouverture à la vie. Elle rencontre Thomas sur le quai de la gare, par hasard, ce qui suppose chez elle une certaine disponibilité, labilité – elle est là comme elle aurait pu être n’importe où ailleurs. Lorsqu’elle le retrouve en haut d’une tour et qu’il cherche à lui faire découvrir Paris, elle lui fait remarquer : « On ne voit même pas la tour Eiffel », ce qui dénote chez elle une capacité spontanée à s’orienter. C’est elle qui, en suivant Cécile dans la rue, va découvrir la première le visage d’Antoine Lucas et communiquer ses connaissances à ses amies.

 

 Thomas est, dans sa relation à l’espace, doté d’une plasticité telle qu’il peut rester dans la maison des filles à attendre qu’on lui fournisse une information. Il les connaît toutes pour les avoir rencontrées dans des lieux différents, sous des noms divers. Quand il raccompagne Anna, il a beau affirmer avec une certaine roublardise : « J’ai un instinct est-ouest », il apporte la justification de sa capacité à occuper les lieux les plus divers, en dehors bien sûr du théâtre, quintessence de l’endroit fixe, dont la maîtresse est Constance Dumas.

 

 A côté des figures de Claude et de Thomas - dont on comprend pourquoi ils sont liés affectivement - Anna occupe un moyen terme : à la fois, on devine qu’elle sort souvent (après les répétitions, elle remet ses affaires à une Joyce agacée) pour aller à Paris. Pourtant, elle avoue au photographe qui lui propose un voyage en Afrique sa fidélité au théâtre. Elle refuse donc l’Afrique, l’exotisme, de même qu’on apprend par la bouche de Claude que son ami se trouve aux États-Unis, ce qui laisse supposer que, par le même ancrage au théâtre, elle a refusé de le suivre.

 

 

3. Quand le théâtre devient réel

 

 Ces oppositions entre l’inertie et le mouvement caractérisées par les figures de Constance, Thomas, Claude et Anna ne suffisent pourtant pas à opérer une séparation radicale entre le théâtre et le réel. La complémentarité interviendra lorsque, petit à petit, ce sera Constance Dumas elle-même qui fera l’expérience de cette interpénétration des deux modalités. Cette évolution se sentait déjà chez elle lorsque, faisant une remarque à Joyce sur son incapacité à affecter l’ingénue, elle lui déclarait : « Ces choses là ne t’intéressent peut-être pas ? ». Il s’avère que Joyce est indifférente aux garçons. Pour la première fois, alors que ses injonctions précédentes invitaient les comédiennes à ne pas s’investir personnellement dans leur rôle, Constance demande à l’une d’entre elles de recourir à ses propres affects.

 

 Mais la séquence primordiale, la première qui infléchit le dogmatisme de Constance, survient lorsque, pour la première fois, nous voyons Claude et Cécile répéter ensemble sur scène. C’est sans conteste la meilleure séquence de répétition de tout le film. Ce n’est pas un hasard si on prend en compte que les deux jeunes femmes présentes sur scène sont, de toutes, celles qui viennent de vivre une expérience affective importante (on sait que l’ami de Cécile vient d’être arrêté et condamné. Claude est passée de son goût homosexuel doublé d’une attitude garçonne à un amour profond pour Thomas) qui les conduisent à insuffler à leur rôle une puissance émotive rare.

 

 C'est plus particulièrement vrai pour Cécile, dont la précédente prestation s’était soldée par une déroute totale : elle est sortie de la salle pour revenir s’excuser - traduction de son tiraillement entre son amour pour Antoine Lucas et sa place au théâtre. Et c’est précisément à partir de cette superbe réplique entre Claude et Cécile que le réel s’immisce de plus en plus dans le théâtre par le truchement de la nouvelle apportée par Raphaëlle, figure centrale, s’il en est. La nouvelle de l’évasion d’Antoine Lucas se propage dans la salle, si bien que Constance Dumas est obligée d’arrêter les répétitions pour la journée en assenant un « Vous êtes libres » significatif si l’on pense que sa méthode de formation relevait d’une pratique ascétique et monacale basée sur la claustration.

 

 Première capitulation corroborée par les félicitations adressées à Cécile et l’aide implicite qu’elle veut lui apporter. L’introduction pour la première fois dans le théâtre de rumeurs venant de l’extérieur a eu donc un caractère opératoire et il convient de s’attarder quelque peu sur Raphaëlle, l’agent principal de ce changement. Ses retards et disparitions, avant la fin des répétitions, ont beau apparaître anecdotiques, voire drôles, ils n’en constituent pas moins un axe central quant à la compréhension de la dialectique théâtre/réalité. En effet, en étant constamment en mouvement, en quittant le théâtre avant tout le monde, Raphaëlle montre qu’elle n’est pas au diapason de la scène, qu’elle ne participe pas à la totalité des activités qui s’y déroulent. Pourtant, nous, spectateurs, ne la voyons qu’au théâtre, jouer comme les autres. Elle a, en fait, un pied à l’intérieur, un autre à l’extérieur. C’est elle qui dialectise de la façon la plus nette le rapport entre l’espace théâtral et l’espace du réel.

 

 En d’autres termes, Raphaëlle fait le « pont », pour rappeler un autre film de Rivette, « Le Pont du nord », où le tiraillement se faisait plutôt entre le réel et le fictionnel. Par ses entrées intempestives, Raphaëlle colporte à chaque fois un peu plus de réalité. Elle représente le lien silencieux, mais efficace. Jusqu’à ce qu’elle apporte la nouvelle de l’évasion d’Antoine Lucas, les autres filles ne se livraient à des confidences qu’en coulisse, derrière la porte d’entrée, autre lien médian.

 

 C’est à partir de là qu’Anna propose son aide à Cécile, que Joyce reproche à la même Cécile de ne pas se confier. En fait, passer de l’espace du réel à l’espace théâtral, c’est opérer aussi un apprentissage qui est celui de la parole : passage de la maison des filles, où les confidences se font à cœur ouvert – Claude y demande qu’on ne se mente pas – aux coulisses du théâtre, où l’on suggère les problèmes plus qu’on ne les raconte ; jusqu’aux chuchotements amorcés par l’arrivée de Raphaëlle. Ces paroles en demi-teintes marquent ainsi une balance entre le silence et une pénétration progressive de la parole intime dans le théâtre.

 

 

4. La couleur de l'espace

 

 Le réel pénètre ainsi dans l’espace de Constance, avec tout ce qu’il comporte de signes spécifiques : paroles, objets, doute des comédiennes. Quel objet mieux que le téléphone peut en effet symboliser le lien avec l’extérieur, l’ouverture à un espace indéfini ? Dans cette enceinte épurée, mis à part quelques stylos servant à la scripte, ne figure aucun élément pléthorique. L’introduction de cet instrument de communication apparaît quelque peu incongru. Mais il est la preuve de l’aide effective que Constance compte apporter à Cécile et à son ami évadé – on suppute alors qu’elle les a fait venir dans l’immeuble.

 

 De plus en plus, la dimension théâtrale perd en force. On voit même, pour la première fois, à une répétition, la caméra s’attarder sur l’assistance, Constance y compris, et non sur les comédiennes qui se donnaient la réplique, comme si l’essentiel n’était plus sur les planches, mais là, dans chaque regard saisi par le doute. Les comédiennes, peu à peu, sont quasiment délaissées par Constance, prises dans un sentiment d’incomplétude. Avec l’émergence des peurs, craintes et incertitudes, c’est la vie même qui s’installe dans le théâtre, jusqu’à ce que les policiers, venant chercher Constance, les filles se retrouvent livrées à elles-même, tenues de gérer leur propres affects et de les faire entrer en osmose avec leur rôle.

 

 Si, à ce moment du récit où l’on s’achemine vers la fin du film, la pénétration du réel dans le théâtre est chose acquise, il est un élément qui, tout au long du film, n’a cessé de montrer une oscillation entre ces deux pôles. Cet élément, envisagé sur un mode plus abstrait, et moins directement inscrit dans la trame fictionnelle, c’est la couleur. En effet, par son utilisation, deux espaces se distinguent : le théâtre et la maison où habitent les filles. Chacun des lieux a une couleur substantielle qui détermine et délimite ses contours : le rouge pour le théâtre, le bleu pour la maison.

 

 En un procédé quasi géométrique (mais tout aussi ludique) qui n’est pas sans évoquer le Rohmer de « L’amie de mon ami », Rivette se livre à des échanges de couleurs qui finissent par lier les deux espaces, bien qu’on pourrait les croire fondamentalement séparés au départ, car tout est rouge dans le théâtre, de même que, dans la maison, on va jusqu’à peindre les contours de la cheminée en bleu pour renforcer la dominante de cette couleur. On perçoit même une teinte bleutée, en profondeur de champ, pour signifier à quel point cette couleur irradie dans la maison.

 

 Mais voilà : là ou l’échange se réalise, c’est lorsqu’on remarque que l’écran disposé dans la salle de théâtre vire au bleu ciel. Bien plus, lors d’un discours sur l’amour, à la maison, entre nos mousquetaires, et où Joyce finit par s’en aller, outrée, Anna porte un pull bleu, ce qui est normal pour l’harmonie avec l’environnement immédiat, mais le pyjama que porte Joyce est rouge, ainsi que le pull de Lucia. De plus les fauteuils de la maison – qui serviront notamment à une scène de tribunal – sont bordeau, couleur proche de l’écarlate. Ce mélange des vêtements rouges et bleus se retrouve par ailleurs dans la scène de répétition suivante au théâtre, preuve s’il en était, de la coalescence des deux dimensions. Les murs des coulisses par lesquelles on entre au théâtre sont peints en rouge et sont pratiquement la copie conforme des couloirs bleus de la maison. Thomas fera notamment l’une des sorties les plus théâtrales qui soient en empruntant l’une d’elle.

 

 La séquence du tribunal est tout à fait exemplaire de la volonté d’unifier deux espaces. Cette petite représentation à laquelle s’adonnent les filles, dit à quel point si la vie investit le théâtre, par contrecoup, le théâtre lui-même s’empare du réel. Car quoi de plus théâtral que cette scène de tribunal où les jeunes femmes, pour prouver l’osmose existant à présent entre l’univers de Constance et celui de la maison, utilisent des bols en guise de couvre-chef, et dont le trait singulier est qu’ils sont rouges ou bleus.

 

 Exemple parfait de l’unité, donc, qui trouve sa prolongation et sans doute son achèvement abstrait dans une scène se déroulant dans la salle de bain, entre Joyce et Anna. Joyce compare Thomas à la Samaritaine, car on trouve de tout chez lui. Derrière elles, en matière de décor mural, se dresse un grand pan en forme de triptyque géométrique que n’aurait pas démenti un Mondrian. Trois couleurs sont représentées, une par pan : le bleu, l’orange, le rouge. Le bleu et le rouge, forcément, ne surprennent pas ; mais c’est l’orange, cette couleur intermédiaire, qui cristallise, en se trouvant au milieu des deux autres, l’idée de médiation, de point d’oscillation, en bref, de balance et de lien entre deux substances, deux univers. Donc, en une figure géométrique se trouve remarquablement synthétisée, de manière furtive et anonyme, toute la démarche du film.

 

 

5. Déplacements, dégagements

 

 Il est d’autres signes qui marquent la dimension théâtrale affectant les lieux réels, allant jusqu’à abolir la frontière entre les deux. Les filles se livrent à des gestes appartenant à la dramaturgie classique, à l’endroit de Thomas : c’est notamment Anna qui voudrait le poignarder. Ou alors Lucia tentant d’empoisonner le policier. D’innombrables pièces, au cours des siècles, viendront appuyer le caractère théâtral de ce geste funeste, en passant par Shakespeare et Racine, pour les plus fameux.

 

 L’autre aspect essentiel dénotant la théâtralisation des comportements concerne les incessants déplacements des personnages dans la maison, par le truchement des portes. Cette utilisation ne prend pas la tournure délirante et ludique du « Carrosse d’Or » de Jean Renoir, mais évoque tout de même l’utilisation qu’en faisait le maître. Pour ne prendre qu’un exemple parmi tant d’autres, citons la séquence où Claude menace Thomas avec une quille – là, on n’est plus au théâtre, on est au cirque. Pendant leur altercation émouvante, où Claude semble craquer, Joyce et Anna arrivent par la porte. Claude est ensuite cachée, empruntant cette même porte pour sortir. Puis entre Lucia qui a entendu le vacarme. Joyce et Anna font partir Thomas, par la porte, bien sûr.

 

 D’innombrables entrées et sorties marquent le trajet perpétuel des personnages dans la maison. Il y a jusqu’à cette curieuse scène déjà évoquée où Thomas, après s’être présenté sous sa véritable identité et avoir expliqué les motifs de sa mission, sort en utilisant un couloir bleuté qui conduit en haut, alors que juste à sa droite apparaît une porte ouverte. Et le comble pour cet homme franchissant l’espace à son gré sera de mourir dans la maison, n’arrivant pas à en sortir, la porte principale étant fermée. Lorsque Claude vient se pencher sur lui, après le dernier coup mortel porté par Joyce, tous sont cadrés de telle façon qu’est vue au premier plan une porte ouverte, ultime point à franchir, à quelques pas de la liberté. Le film aurait pu s’achever par cette séquence insolite et troublante, avec la dédicace finale :

 

Aux prisonniers

A l’un d’entre eux

A celle et ceux qui attendent

 

Complément :

 

6. Le vrai nom du faux

 

 Si le conflit entre le théâtre et le réel, à l’origine marqué par une tension dialectique, finit par se résoudre en une interpénétration dynamique, il en est un autre, corollaire du premier, générateur de troubles de toutes sortes chez les personnages : c’est celui relatif à l’oscillation entre le vrai et le faux, à travers le couple identité-simulacre. Cette dualité est elle-même indissociable de la dialectique théâtre/réalité. Mais, bien plus, elle procède d’une inversion : le théâtre, espace artificiel s’il en est, entraîne le jeu, le simulacre. Or, rappelons-nous que Constance demandait à ses élèves un engagement « vrai », c'est-à-dire pur, débarrassé d’artifices ou de pompe. Dépouillé de son aspect théâtral, en somme. On pourrait par conséquent en conclure que le théâtre est le lieu de la vérité, où Constance régnerait en maître.

 

 A l’opposé, l’espace réel se pervertit dans la tromperie et le faux semblant par le truchement du personnage de Thomas. En changeant constamment de nom à chaque rencontre avec les filles, il contribue à installer le doute dans leur esprit. Il va jusqu’à redoubler sa duplicité en prétendant à Anna qu’il se livre à un trafic de « vraies » fausses cartes d’identité. Cette contamination vrai-faux n’est pas sans évoquer le film de Lubitsch « To be or not to be », où un personnage, professeur de son état appelé Siletsky, vole l’identité du vrai au tout début du film. Mais comme on n’a jamais vu le vrai dans le film, dans notre esprit, celui-ci s’y substitue au point de se confondre avec cette place usurpée, d’autant plus que lui-même sera parodié, imité par un comédien… de théâtre. Ici, la balance penche d’un côté comme de l’autre, contribuant à uniformiser l’espace réel. Thomas s’appelle Santini – c’est ainsi qu’il se présente vers la fin du film en exhibant sa carte d’identité. Or son nom est quasi homonyme avec celui du fiancé d’Anna, Thomas Santelli. Autre rapprochement avec le film de Lubitsch, ce dernier ne sera jamais vu non plus.

 

 Les filles elles-mêmes sont obsédées par la vérité. Claude exhorte ses camarades à ne jamais se mentir entre elles, ce à quoi Anna répond : "On n'a pas de raison de se mentir, ni de se dire la vérité non plus". Cette remarque, pour autant qu'elle paraisse ironique, n'en révèle pas moins une certaine duplicité chez Anna, puisqu'on découvre plus tard que son vrai prénom n'est pas Anna, car elle a pris l'identité de sa sœur disparue. Autrement dit, la nomination sert ici à propulser la fiction dans un espace tangible, à lui conférer une certaine validité. On se demande pourquoi le fiancé d'Anna est aux États-Unis, comme on aimerait en savoir plus sur la disparition de sa sœur. Dans les deux cas, le nom fonctionne comme catalyseur, il tire de l'absence de signification sa substance destinée à produire un frémissement narratif. Anna se charge d'une potentialité fictive en empruntant l'identité de sa sœur.

 

 

 Le réel doit être fictionnalisé, tiré du néant, de l'absence de ceux qui portent un nom, pour se doter d'une épaisseur supplémentaire. Thomas, en changeant constamment de nom, se fait le démiurge de l'ubiquité fictionnelle. Bien plus, on peut penser que ses changements de prénom lui ouvrent l'accès à tous les lieux. Cette mobilité garantit les rebondissements, la relance de la fiction. A partir du moment où il montre sa carte d'identité aux filles, il signe son arrêt de mort. Il n'y a plus pour lui de fiction possible. Son identité, figée, ne peut plus être reconduite et c'est son aisance dans sa relation à l'espace qui s'en trouve, corollairement, marquée. Ainsi qu'une marionnette dépouillée des fils qui le mouvaient, il meurt dans la maison.

 

 

 

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16 juin 2010 3 16 /06 /juin /2010 07:58

 

 

 

 

 

Les femmes de mes amis

 

Film de Hong Sang Soo 

 

 Avec Jung-woo Ha, Tae-woo Kim, Ko Hyeon-jeong

 

 Lors du dernier festival de Cannes, quatre cinéastes coréens, interviewés par des journalistes de la chaîne Arte, mettaient l’accent sur l’importance de l’alcool chez leurs compatriotes. En regardant « Les femmes de mes amis », on pourrait facilement conclure que Hong Sang Soo est le plus coréen de tous les cinéastes, tant la représentation de l’alcool, avec les scènes de table qui en sont le corollaire, occupe une place prépondérante dans ses films. Au point que les premières séquences de ce dernier film sorti à Paris, pourraient laisser croire à une répétition, inscrivant Hong du côté des cinéastes obsessionnels, rongeant toujours le même os.

 

 Mais ce serait réduire la portée de cet auteur, sa singularité, que de l’inscrire dans une simple appartenance culturelle venant justifier des comportements identifiables. Car, il est d’emblée important de le dire, les scènes de table, de beuverie, servent avant tout le cinéma, rien que le cinéma. « Les femmes de mes amis », probablement son film le plus alcoolisé, inscrit un trouble dans la conduite des personnages, au point que leur ambiguïté, leurs écarts, colères, dérives, découlent beaucoup de ce qu’ils ingurgitent. L’alcool n’est pas un frein, ne représente pas un pur moment de détente, mais au contraire affecte l’évolution des personnages, les fait dévier de leur base psychologique.

 

 La gueule de bois avec laquelle ils se réveillent initie un passage des frontières les menant vers des rivages inattendus, inavouables. L’alcool ne défait pas, ne désinhibe pas simplement, puisque le résultat ne conduit pas à quelque chose de forcément positif, de consciemment souhaité. On ne s'adonne à pas un plaisir, suite à une ingestion d’alcool, pour accomplir ses rêves. Révélateur, l'alcool sert plutôt à faire advenir des conduites que les personnages n'osaient pas imaginer ; à marquer leurs attitudes d'une instabilité propice à créer des divisions chez eux. Ku, le réalisateur narcissique invité à un festival de cinéma comme membre du jury, cumule des contradictions tant dans sa conduite que dans sa façon d'être représenté.

 

 A la fois perçu comme un cinéaste de renom par les hommages dont il bénéficie, mais ne sortant pas du cercle restreint de l'art et essai. Loué d'une part, moqué de l'autre, mais imbu de cette notoriété confinant à la facticité. Un ami de longue date qu'il rencontre par hasard l'affuble d'une étiquette (difficile à confirmer) de séducteur impénitent ("Cloîtrez vos femmes"). Le film navigue constamment sur ce fil d'improbabilité des affects et des sentiments, à tel point que nombre de scènes donnent l'impression de basculer à n'importe quel moment, comme celle où il donne une conférence devant des étudiants. Courtois au début de son intervention, il s'enflamme de manière agressive à mesure qu'il explique ses intentions.

 

 Cette instabilité est notamment renforcée par la manière dont les plans, souvent fixes, sont soumis à des recadrages, comme si ce geste technique reflétait l'animation interne au sein d'une scène, comme pour en saisir les moindres variations.

 

 En son centre - moment qui constitue souvent chez Hong une bascule esthétique -, "Les femmes de mes amis" contient une scène pour le moins troublante. On peut la prendre comme un passage purement fantasmatique, onirique, en ce que son pouvoir d'attraction repose sur un relâchement des sens - le fait de passer de l'état de veille alcoolisé à une réveil avec une gueule de bois. Invité chez un ami dans l'île de Jeju, Ku est présenté à la femme de celui-ci mais s'applique, par ses réponses cyniques, à défaire leur relation idyllique, qu'il juge idéaliste. Le couple cache avec peine le malaise suscité par les paroles de Ku. S'ensuit une scène où, au réveil, Ku croit son ami mort, suite à un repos bien arrosé. Il tente de consoler sa femme, couche avec elle (du moins, on le suppose). Le lendemain, le mari ressuscite, en quelque sorte, la femme pleure hors champ. Ku est congédié fermement.

 

 Cette scène entre en résonance avec une autre, lorsque, à l'issue d'une soirée passée avec un ancien professeur, adulé par l'assistance, il rejoint une admiratrice. Des râles très explicites sont entendus, alors que les convives poursuivent leur conversation. Mais lorsque, plus tard, Ku est invité chez ce professeur, aucune allusion ne sera faite à cette dérive, comme si elle n'avait jamais existé. C'est que l'ivresse, dans ce film, irrigue à un point tel les méandres des comportements, qu'elle finit par remplacer les conduites rationnelles pour plonger les personnages dans un univers fantasmatique, dont le hors-champ est, sur un mode esthétique, le principal révélateur.

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10 juin 2010 4 10 /06 /juin /2010 10:10

 

 

 

 

 

La ronde du carré, de Dimitris Dimitriadis

 

Mise en scène de Giorgio Barberio Corsetti

 

Avec Anne Alvaro, Julien Allouf, Cécile Bournay, Luc-Antoine Diquerro

 

 Avec "La ronde du carré", on tient à coup sûr l'un des spectacles les plus vertigineux de la saison. Une pure jubilation théâtrale, une virtuosité de mise en scène qui laisse pantois d'admiration dès lors qu'on s'abandonne à une mécanique scénographique parfaitement rodée. Fauteuils gonflables, tables qui disparaissent subitement, tirées par un fil invisible au point d'évoquer l'apesanteur propre au dessin animé, pans de décor qui descendent sur scène : cette visibilité constante des changements de scène, évocatrice des décors en kit, loin de créer une anarchie, traduit une maîtrise de l'agencement des séquences.

 

 Dans cette pièce relatant les déboires amoureux de quatre couples, Dimitriadis choisit de donner à ses personnages des noms curieux, comme pour défaire toute singularité dans leur histoire respective et leur conférer une aura universelle. Il y a par exemple Vert et Verte, le premier infligeant un supplice à la deuxième, sa femme revenue au foyer deux ans après une rupture. Mais peu importe les noms postiches, puisqu'ils ne sont pas entendus. Au théâtre, la nomination importe bien moins que l'incarnation. Ces histoires, par l'animation incessante qui les caractérise, se dotent bien souvent d'une dimension vaudevillesque. Mais la progression délirante que subit la pièce, l'emballement des passions, inaugurées par la répétition des séquences, apportent son lot de folie débridée.

 

 La pièce de Dimitris Dimitriadis s'avoue comme telle : une variation, au point que le mot, vers la fin, est prononcé dans ce qu'on pourrait croire une mise à distance critique, auto-réflexive.  Mais, au point d'intensité maximal qui est atteint, il s'agit moins d'une posture intellectuelle qu'une manière, pour les personnages, de conserver un peu de raisonnement dans le débordement auquel ils sont soumis. Garder la lucidité d'une forme quand tout se défait. Car la force inouïe de ce spectacle réside précisément dans cette progression dramatique qui, d'implacable, devient proprement folle.

 L'image emblématique de cette folie qui gagne ce spectacle est peut-être celle de cet homme nommé Vert, véritable bourreau de sa femme qui, aliéné par sa cruauté, joue du tambour. La réitération incessante des scènes, la mécanique auto-aliénante des positions morales, finit par affecter la réalité des conduites, produisant à la longue un effet comique. Le rire, disait Bergson, c'est du mécanique plaqué sur du vivant.

 Jeu de variations, donc. Musical, donc. On sait à quel point, depuis Bach, la trituration d'un thème musical, aussi beau soit-il au départ, conduit peu à peu à une sorte d'oubli de la forme initiale, quand celui-ci s'enrichit peu à peu de thèmes plus développés.

 Abandon. Dépassement des effets. Croisements et amplifications. Tout cela ne serait que pur jeu formel (et quel jeu !) si ce spectacle remarquable n'était pas servi par des comédiens extrêmement impliqués. Ils arrivent à ce point à habiter leur rôle que peu à peu, dans le vertige auquel ils sont livrés, c'est la matérialité des corps qui transparaît, à travers notamment la nudité. Il y a également, dans certaines scènes, le plaisir d'assister à la transformation de certains d'entre eux jouant plusieurs rôles. Quand les personnages, avec leurs histoires respectives, ne se rencontrent pas, ce sont ces changements livrés à nos yeux ébahis qui créent le passage, la suture.

 

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3 juin 2010 4 03 /06 /juin /2010 07:51

 

Mark Dickson, détective

 
 
Mark Dickson, détective
 
Film d'Otto Preminger (1950)
 
 Avec Gene Tierney, Dana Andrews , Gary Merrill

 
 Dans l'horizon du film noir, le film de Preminger brille comme l'un des plus beaux diamants de la modernité. Nettement moins connu que Laura, du même Preminger, avec le même duo d'acteurs Gene Tierney-Dana Andrews, il ne lui est pas pour autant inférieur, loin de là. Leur intérêt à tous deux, en partant du même trio réalisateur-acteur-actrice, repose précisément sur leur différence radicale. Et elle saute aux yeux. Là où avec "Laura", nous avions un film nimbé de mystère, d'invisible, lié à l'apparition tardive de Gene Tierney, un film fondé sur l'imaginaire, avec "Mark Dickson, détective", c'est la question de la visibilité qui entre aussitôt en ligne de compte.
 
 Que Dickson soit d'entrée de jeu présenté comme un être violent, au point de faire l'objet d'une menace de rétrogradation de la part de son supérieur, c'est précisément parce qu'il a été vu malmenant des gangsters. Les témoignages qui ont pu corroborer ses actes répétés disent à quel point il ne peut rester dans l'ombre. Lui-même, dans sa manière de s'exprimer, aussi bien  à travers les rictus de dégoût qui défigurent son visage en gros plan, ne s'embarrasse aucunement en tentant de voiler ses émotions. Ces gros plans sont sans doute, au niveau esthétique, l'élément contribuant le plus à la modernité du film. Nombreux, représentés souvent en plan-séquence, ils frappent par leur insistance, assez rares dans le film noir où dominent le plus souvent les plans moyens.
 
 Dans cette visibilité radicale qui émerge dès l'abord du film, la question, pour Mark Dickson, va être dès lors de masquer le visible, en la personne du cadavre d'un homme qui aurait assisté à un meurtre et qu'il tue accidentellement lors d'une interpellation. Mais cette manière de masquer le visible doit se faire pour Dickson non pas en recouvrant le cadavre, mais, en un mouvement puissamment paradoxal, à le dérober à la vue des autres tout en se soumettant à leur regard. Étonnante par conséquent est cette scène où il transporte le corps du cadavre au vu et au su de la concierge. Simplement, il s'est contenté de se grimer (en mettant le manteau du mort et un pansement au visage que celui-ci portait).
 
 Par ce subterfuge, il s'agit moins de se cacher que de faire advenir au contraire un autre corps, celui du mort tel qu'il était perçu par la concierge, afin qu'elle puisse l'identifier. Il ne s'agit pas de passer par derrière, de s'ôter de la vue de la vieille femme, mais au contraire d'aller à sa rencontre visuelle, pour faire comme si de rien n'était. Une force visuelle émane aussi dans cette séquence avec la manière dont Preminger filme la vitre par laquelle la vieille femme se dresse pour regarder qui sort : la caméra s'approche de telle manière que cette vitre envahit tout le champ de l'image. On a alors l'impression qu'il n'y a plus de séparation entre l'intérieur, où elle est postée, et l'extérieur par lequel s'échappe Dickson. Le maximum de visibilité pour le maximum de dissimulation.
 
 Il y a encore cette scène, probablement la plus saisissante dans sa manière d'articuler une tension entre le visible et le caché : Mark Dixon, après l'incident l'ayant conduit à tuer accidentellement le témoin, revient avec son complice policier dans la chambre d'hôtel de la victime, après avoir maquillé l'aspect de la chambre. Les deux hommes entreprennent alors de la fouiller. Évidemment, Mark Dixon, dans sa tension affabulatrice, fait en sorte d'être le premier à se diriger vers une armoire qu'il ouvre avant d'affirmer : "Il n'y a rien là". Mais nous, spectateur, nous voyons bien le corps de la victime affaissée. Il referme la porte aussitôt. Subterfuge remarquable qui concentre cette dialectique du montrer-cacher : il y a bien un processus d'ouverture de porte qui consiste à révéler, tout comme la vue du corps, en même temps qu'il se dévoile, est caché au partenaire policier.  
 
 Ainsi, la puissance d'attraction du film de Preminger, le frémissement auquel il soumet le spectateur, s'appuient sur une posture esthétique pour le moins originale dans l'univers du film noir. Loin de "Laura", reposant pourtant sur le même couple Andrews-Tierney, mais installant une approche quasi opposée : là le mystère de l'appréhension de la réalité ouvrant sur la révélation ; ici la visibilité rendant improbable toute réalité perçue.

 

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27 mai 2010 4 27 /05 /mai /2010 10:38

 

 

 

 

 

 Subhra Guha

 

Chant classique de l'Inde du nord

 

 Dans le concert du 2 avril au Théâtre de la ville, dans la salle des Abbesses, elle était annoncée comme une spécialiste de thumree, genre romantique, plus léger que le khyal, le chant classique de l’Inde du Nord. Mais Subhra Guha, l’interprète en question, venait pour la première fois en France, dans une salle dont elle sait sans doute qu’elle est, à Paris, le haut lieu de la musique traditionnelle indienne. Avant sa prestation, elle n’a pas manqué d’haranguer le public, le flattant de son goût pour l’écoute d’un répertoire pas si évident, au point de demander que la salle soit plus éclairée qu’à l’ordinaire, afin qu’elle puisse voir les visages de l’assistance. Belle entrée en matière ; belle manière de commencer l’écoute d’un concert le sourire aux lèvres. Il y a déjà un pas de franchi, une distance abolie.

 

 Le khyal, genre musical ayant pris son essor dans la cour des rois moghols, se distingue, à mesure qu’elle progresse, par une virtuosité vocale débridée, des accélérations de rythme auxquelles le tabla, percussion emblématique du Nord, joint ses frappes réjouissantes, endiablées. Aussi Subhra Guha, sans doute consciente du public placé devant elle, n’a pas débuté son concert par un thumree, mais directement par le morceau de bravoure typique de cette musique, qui a duré ainsi une bonne heure. Le chant est véritablement le moteur de la musique classique indienne. Tous les morceaux instrumentaux en dérivent. Il en est à ce point le moteur, l’essence, que les mots proférés deviennent secondaires, au point que le long développement (alap) précédant les accélérations virtuoses, s’épanouit lentement, prolongeant les syllabes, les distendant comme pour en faire sortir la sève.

 

 C’est à une atmosphère véritablement méditative à laquelle on est conviés. Il y a nécessité de s’imprégner de cette lenteur, basée sur une improvisation vocale, avant de se laisser prendre par la vitesse débridée de la voix. On croit emprunter un bateau navigant sur une eau calme, invitant au repos, à la détente hypnotique, avant de se retrouver sur une mer agitée, en proie aux secousses incontrôlables. La voix est comme un flux qui nous enveloppe avant de nous jeter dans des zones inattendues.

 

 Si la question du regard importe à Subhra Guha au point de demander à ce que la salle reste allumée, le spectateur, en matière d'excitation visuelle, a droit à un supplément. En effet, ce type de chant s'inscrit dans une expressivité dramatique telle qu'il s'accompagne souvent de gestes précis. Comme chez tout bon chanteur indien qui se respecte, les mouvements des mains deviennent primordiaux, et, dans le but de souligner des moments particuliers du chant, dessinent des volutes particulièrement chatoyants. La frontière entre le chant et la danse devient alors étanche, tant ces gestes caractéristiques sont évocateurs de mouvements chorégraphiques.

 

 On peut avoir l'impression de tenir là l'origine même de la danse, le fondement de tout mouvement. Dans certaines formes théâtrales indiennes anciennes - toujours vivaces aujourd'hui - tels que le kathakali ou le kuttiyattam -, bien des séquences dansées s'exécutent assis sur un tabouret, les mouvements les plus caractéristiques étant assurés par les mains. Ainsi, la prestation de Subhra Guha, de s'ancrer dans un champ artistique combinant des éléments millénaires, se révèle particulièrement riche.

 

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21 mai 2010 5 21 /05 /mai /2010 11:22
 
 
 
The show must go on
 
Spectacle de Jérôme Bel
 
 Il s'est déroulé quelque chose de très particulier le mercredi 19 mai au Théâtre de la Ville, lors d'une représentation de "The show must go on", reprise d'un spectacle de Jérôme Bel présenté à Paris en 2001. Dans cette salle phare où sont programmés les plus grands chorégraphes contemporains, le public, aussi attentif qu'exigeant, peut se fendre de réactions outrées pour signifier son mécontentement. La chorégraphie de Jérôme Bel, vieille déjà d'une dizaine d'années, est en quelque sorte entrée au répertoire, lui valant, ce soir-là, d'être interprété par le ballet de l'opéra de Lyon. Manière pour une oeuvre ayant marqué une génération de renforcer sa respectabilité.
 
 Pourtant, très vite, un joyeux désordre s'est installé dans la salle; mélange de déroute, d'indignations à peine étouffées tout autant que surprises réjouies. Tout simplement, on n'a sans doute rarement eu autant l'impression que le spectacle se déroulait tout autant dans la salle que sur scène. Les réactions sont principalement provoquées par la façon dont la mémoire individuelle de chaque spectateur est convoquée par les morceaux de musique diffusés par un DJ. Le processus d'identification, d'emblée, fonctionnait à plein. Dès le premier morceau, l'immobilité des "danseurs sur scène invitait à un déplacement de l'attention pour la concentrer sur ce qu'on pouvait connaître le mieux, c'est-à dire cette musique, en ce qu'elle pouvait nous renvoyer à nos propres souvenirs.
 
 D'emblée, certains, oubliant qu'ils étaient dans une salle, poussaient à fond le phénomène d'identification jusqu'à se mettre à chanter. La disparité des corps et des âges, fondatrice du spectacle initial, se déplace ici vers la salle. Puisque, en raison de l'éclairage, les visages des spectateurs sont largement visibles, il y a au départ matière à s'interroger sur la réception d'un spectacle dont la bande son cumule des standards de rock. Pourtant, ces écarts générationnels sont balayés par une magie opérant sur un tout autre plan, balayant du même coup la "muséification" de cette pièce.
 
 Une jeune femme, trépidante d'impatience, manifestement venue pour assister à de la danse, regrette amèrement de payer 15 euros pour voir un spectacle, tant, pour elle, il ne se passe rien sur scène. Elle finira par quitter la salle avec son ami, après des hésitations liées à la crainte de déranger les spectateurs de sa rangée - alors qu'elle n'a pas arrêté de parler. Un homme d'une soixantaine d'années trépigne comme un enfant, applaudissant en cours de spectacle pour marquer son contentement, tandis que sa voisine, encore plus âgée, ne cesse de jeter vers lui des airs ahuris. Comme d'autres, elle semble égarée dans la salle, ne comprenant pas le point de satisfaction qui amènent petit à petit de plus en plus de gens à applaudir après chaque morceau. L'enthousiasme finit par gagner de plus en plus la salle, au point que certains se lèvent pour danser tandis que d'autres, plus discrets mais n'en pouvant plus, se trémoussent sur leur fauteuil.
 
 Ce n'est pas tant qu'il ne se passe rien sur scène pour que des gens se mettent à danser : c'est que la musique - qu'elle parle ou non aux spectateurs - se répand dans la salle comme une onde qui va se saisir de ceux qui veulent bien se laisser entraîner ; qui abandonnent, pour un instant, leur culture chorégraphique. L'incomplétude du spectacle, son vide supposé, son minimalisme créatif, appelle une complémentarité avec le spectateur. Et c'est ce que bon nombre de personnes finissent par comprendre, au milieu des manifestations goguenardes, mais bon enfant. Il n'est pas fréquent, alors même qu'il existe une séparation spatiale nette entre la scène et le public, de voir s'établir un équilibre, une circulation entre les deux.
 
 Alors, y aurait-il donc si peu à voir sur scène pour que le spectateur soit amené à combler une certaine non-représentation ? Certes, les effets sont minimalistes, mais produisent suffisamment pour que ce spectacle reste dans les mémoires. Dans la non originalité revendiquée, il y a chez Jérôme Bel un geste créateur qui consiste, sur un mode référentiel, à saisir "l'éthos" de postures dansées, populaires, inscrites dans les mémoires. Ces gestes, à force d'être identifiés comme tel, pérennisés, prennent pour certains un tour parodique, au point de déclencher, dès qu'ils se manifestent, le rire du public. Rien de drôle à priori de voir répéter une scène emblématique de "Titanic", de James Cameron. La façon dont le plateau disparaît avec les danseurs dans une fosse, contient une réelle charge poétique, tout comme, dans cette même fosse, résonne le morceau des Beatles "Yellow submarine". C'est aussi la force de ce spectacle que de proposer des images identifiables par tous qui contiennent leur capacité de surprendre, d'amuser, ou de faire rêver.
 
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Blog De Jumarie Georges

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