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20 décembre 2017 3 20 /12 /décembre /2017 21:56

Face à l'un des textes les plus radicaux de Samuel Beckett, le comédien Denis Lavant, connu pour son engagement physique, livre une performance plus sobre que d'habitude. Pour mieux en révéler la force des mots.

 

Cap au pire

 

Texte de Samuel Beckett

 

Mise en scène de Jacques Osinski

 

Avec Denis Lavant

 

 

 Il faut encore de nos jours une sacrée capacité pour s'attaquer à un texte de Beckett, tant l'univers de l'écrivain irlandais tient d'une forme de sacerdoce confinant au recueillement. Avec des textes tels "Le dépeupleur", l'impression si forte de passer par des strates existentielles où les notions les plus communes (amour, joie, bonheur ) passées par le filtre de l'écriture, se réduit à une portion congrue.

 

 Avec "Cap au pire ", texte écrit en anglais, traduit par Edith Fournier, un pas supplémentaire est franchi dans cette esthétique propre à Beckett consistant à débarrasser la langue de tout signifiant superflu. Texte parvenant à des degrés d'aridité tel qu'il confine à une étrange poésie. Manière unique de faire coïncider la réduction d'un texte à sa gangue essentielle et la plongée de l'être humain à ses battements fondamentaux.

 

 En cela, on ne s'attend pas forcément à voir Denis Lavant se couler avec une telle force dans l'univers aride de l'écrivain irlandais. Au théâtre, il nous a offert des rôles ô combien habités, incarnant Céline ou Francis Bacon. Loin d'une forme de mimétisme par rapport à de telles figures, c'est l'expressivité bondissante de Lavant qui en ressortait. Et s'il est un amateur de textes, on n'oubliera jamais que Denis Lavant, un temps complice de Léos Carax, qui l'a révélé, a imprimé dans notre rétine la représentation d'un comédien physique, félin, donnant une belle dynamique à la moindre soirée poétique.

 

 C'est dire que s’emparer de "Cap au pire", qui plus est dans la mise en scène de Jacques Osinski, marque une étape importante dans la trajectoire théâtrale de Denis Lavant. Si le défi est avant tout dans l'assimilation d'un texte ardu, le dispositif mis en œuvre par Osinski, pour le moins minimaliste, participe de cette exigence radicale : un carré lumineux se détache du sol, dans une salle plongée dans la pénombre. Le comédien s'y place pour ne plus en bouger. Immobilité et obscurité dessinent une atmosphère recueillie, propice à se gorger des mots de Beckett dans la bouche de Lavant. Sa voix se fait plus posée qu'à l'ordinaire, toujours rocailleuse, mais tel un forgeron des mots, il polit les phrases, révélant autant les aspérités que les zones d'ombre. Osinski rend compte d'ailleurs de trous noirs en exploitant de façon osée de longs silences.

 

 Il faut dire que "Cap au pire", dans sa radicalité poétique, manie la répétition avec un sens aigu de l'obsessionnel. Avec cette plongée dans les abîmes de l'être, où chaque phrase renvoie à une reconstitution, où l'action la plus ténue qui soit évoquée traduit une naissance, on assiste à une forme théâtrale à la fois dense et raréfiée. C'est peut-être aussi la limite de cette mise en scène que de n'offrir qu'une seule option scénique, à la limite de l'étouffement. Car, quand bien même "Cap au pire" apparaît à priori comme un texte ardu, il inscrit en son sein un battement perpétuel, son essence étant d'opérer entre des pôles contradictoires, où le mouvement se heurte à l'immobilité, mais dans une dualité incessante ; le suspensif se confronte au mouvement. Il en est ainsi de ce fameux passage : "Essayer. Rater. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux" , essentiel à la compréhension de la dynamique cahotante de nombre de textes de Beckett, où l'humour n'est d'ailleurs jamais loin.

 

 S'il est vrai que l'immobilité est au fondement de certaines pièces de Beckett (Oh ! les beaux jours), la dynamique langagière à l’œuvre dans certains textes radicaux ne débouche pas forcément sur une irréductible fixité, car c'est précisément par le langage qu'affleure une étincelle, quand bien même elle est livrée dans une contradiction existentielle. L'approche de Jacques Osinski n'enlève rien à la prestation impressionnante de Denis Lavant, mais elle aurait gagné à conserver cette pulsation essentielle propre à l'univers de Beckett, où à la chute, au silence ou à l'enfermement répond une irrésistible poussée du langage.

 

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