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29 novembre 2021 1 29 /11 /novembre /2021 21:45

Sur fond de la catastrophe de Fukushima, l'auteur et metteur en scène japonais Toshiki Okada tisse un spectacle à la lisière de l'abstraction et de l'absurde. Au cœur de sa mise en scène, l'étonnante scénographique de Teppei Kaneuji fait mouche.

     Photo : Yuki Moriya

 

Eraser Mountain

 

Texte et mise en scène de Toshiki Okada

 

Scénographie de Teppei Kaneuji

 

Avec Izumi Aoyagi, Mari Ando, Yuri Itabashi, Takuya Harada, Makoto Yazawa, Leon Kou Yonekawa

 

 

 Avant d'être du théâtre de paroles, relayé par une chorégraphie des corps, si spécifique à l'univers du metteur en scène japonais Toshiki Okada, « Eraser mountain » captive l’œil par sa scénographie ultra-voyante, offerte au public avant le début du spectacle. Une scène jonchée d'objets divers, totalement hétéroclites : bidons, miroirs, écrans, balles de tennis, ballons de foot, blocs, marteau, filet de sport, etc. Une masse impressionnante, qui ne laisse à priori pas beaucoup de places pour y faire circuler des corps, amplifiée qui plus est par une bétonnière en mouvement, d'où est censé partir un bruit incessant, inconfortable, qui durera toute la première partie..

 

 Quand les comédiens et comédiennes apparaissent alors, c'est derrière les cages de sport, immobiles, comme contemplant ce que l'on pourrait croire être des objets marquant un chaos lié à la catastrophe de Fukushima, sur laquelle la trame de « Eraser mountain » semble s'appuyer. Mais l'interprétation, trop facile, est en quelque sorte battue en brèche par la disposition des objets. Un certain ordre y règne, à l'image des balles de tennis et des ballons de foot, impeccablement alignés, composant un paysage de land art. Cette scénographie est l’œuvre de Teppei Kaneuji, artiste sculpteur à qui Toshiki Okada a laissé toute liberté pour la concevoir.

 

 C'est la première surprise de la pièce de Toshiki Okada : qu'on voit les objets avant de voir les corps. Que les mouvements humains le cèdent à une représentation graphique. L'échange, d'emblée, ne passe pas entre les interprètes et le public, mais entre eux et les objets, par rapport auxquels, dès qu'ils et elles s'engagent sur la scène, établissent une prise de position délicate, sensible, cherchant leur marque, se positionnant ça et là.

 

 Il y a notamment cette comédienne, de petite taille, positionnée pendant un long moment devant une toile écran, dont le corps immobile se reflètera sur une glace, par l'intermédiaire d'une caméra. Son aspect statufié n'est pas sans être traversé par quelques « distractions » typiques chez Okada : elle tourne la tête régulièrement vers le public, avec un air égaré, et parfois regarde les sur-titres disposés au fond de la salle, tel un clin d’œil à « Ground and floor », où les interprètes commentaient littéralement les sur-titres. Dans cette répartition des interprètes sur scène, tâtonnante, renforçant une impression d'improvisation, Okada introduit en quelque sorte des intermèdes, comme pour signifier que sa pièce n'a pas de centre narratif, et que l'aspect dramatique va prendre place peu à peu, au gré du jeu des comédien.ne.s.

 

 Et ce n'est en effet que petit à petit que « Eraser mountain » place ses pions, dans cette immensité d'objets, par l'entremise de la parole, fluviale, tissant une incarnation tel qu'on l'a déjà vu dans le fascinant « Five days in march » , où le corps plonge dans une autonomie chorégraphique, les gestes n'illustrant jamais les mots, mais créant une expressivité donnant l'impression que le corps vit de lui-même. Dans ce premier monologue qui lance enfin « Eraser mountain », le caractère très écrit de l'univers de Toshiki Okada transparait nettement, virant à une forme d'intellectualisme. Pourtant, la nature de ce qui est dit produit des décalages drolatiques, lorsque le comédien narre une panne de machine à laver (alors qu'il commence à parler de frigo), citant au passage, en un trait comique, la spécificité du canapé Muji.

 

 Quand, peu après, une autre comédienne s'empare du récit, pour raconter comment elle enfourche son vélo pour aller laver son linge dans une laverie, munie d'un sac Ikea, c'est à un véritable comique de répétition, teinté de surréalisme, auquel nous sommes exposés. Toute une panoplie de personnages se retrouvent dans cette laverie, quasiment pour la première fois, avec le même sac.

 

 C'est seulement après ces récits loufoques, relayés par cette dépense chorégraphique propre à Okada, que l'on commence à penser à la relation établie avec la catastrophe de Fukushima. Les êtres humains, par ces actes, créent en quelque sorte une communauté, quand bien même cette répétition absurde des actes les plonge dans une humanité incertaine. C'est le talent d'Okada d'opérer par litote, en ne désignant pas nommément le sujet qu'il traite, mais en passant par toute une série de circonlocutions.

 

 Tous ces discours en demi-teinte finissent par créer un climat totalement abstrait, où le temps de l'écoulement de la parole devient une pure interrogation sur le temps même. Dans sa dernière partie, la parole, beaucoup moins investie, se retire, telle une vague, pour laisser les corps des comédien.ne.s errer parmi les objets, renouer avec eux, faire en sorte qu'ils se substituent à eux et inversement. Et dans les dernières paroles prononcées, est scandée la phrase « et il n'y avait pas de spectateurs ». A elle seule, elle signifie à quelle point l'imaginaire d'Okada, plutôt que d'ouvrir sur une visibilité maximale sur scène, cherche à solliciter l'imaginaire du public pour combler les manques.

 

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