Cherry-Brandy
Chorégraphie de Josef Nadj
Que les amateurs d'Anton Tchekov ne s'attendent pas à retrouver l'humour, l'évanescence, la nostalgie inscrits dans ses pièces en venant voir "Cherry-Brandy". Si Josef Nadj s'est inspiré au départ du dramaturge russe pour son nouveau spectacle, c'est en opérant une suture avec deux autres de ses compatriotes emprisonnés dans des camps soviétiques : Varlam Chalamov, dont les monumentaux "Récits de la Kolyma" sont sortis en librairie il y a quelques années, et Ossip Mandelstam, poète auteur de "Tristia". Quand on sait que Tchekov a écrit "L'île de Sakhaline", on comprend alors que le thème majeur de "Cherry-Brandy" tourne autour du goulag. Le titre, repris de Chalamov, avec ses sonorités équilibrées et festives, est donc loin de refléter l'atmosphère globale de la pièce.
On attendait avec curiosité le retour de Nadj sur la scène du Théâtre de la Ville avec un ensemble pour la première fois depuis 2006. On se souvient de ses dernières expérimentations radicales, dans lesquelles l'aspect plastique s'alliait à une forte présence du corps : "Paso doble", avec le peintre Miquel Barcelo, ou, plus récemment, "Les corbeaux", dans lequel il devenait littéralement un pinceau. Transdisciplinarité liée aux postures artistiques multiples de Nadj : chorégraphe, peintre, plasticien, dessinateur, photographe. On rajoutera son goût de la littérature, autour de laquelle s'articule bon nombre de ses spectacles.
Si ces derniers solos ou duos surprenaient par leur profond engagement physique, "Cherry-Brandy", bien qu'il ravive de prime abord la patte chorégraphique de Nadj, se signale par un ton globalement sombre. Que ses danseurs soient tous habillés en noir ne surprend pas spécialement - Nadj est toujours vêtu de noir - ; que le plateau soit plongé dans une pénombre quasi permanente, on en vient à se dire que c'est la gravité du thème abordé qui le motive. Mais de cette noirceur, ce sont surtout la manière dont sont exploités les corps des danseurs qui frappe. On y trouve des physiques atypiques destinés à rendre compte d'une forme de lutte engagée contre la perte, la dégradation. "Cherry-Brandy" navigue constamment sur le fil tendu entre désir d'élévation - conjointe à une volonté de se sauver - et mouvements de chutes.
Entre les deux, il est beaucoup question de relation entre les corps, basés sur l'équilibre, sur une confiance dans la capacité d'un individu à en porter un autre. Il y a par exemple cette séquence très forte ou un danseur, parmi les plus massifs de la troupe, va en décrocher un autre perché en haut d'une sorte d'étendard. Il le coince entre ses jambes et redescend simplement en prenant appui sur la barre avec ses bras. On imagine aisément la force physique convoquée, mais elle est restituée avec une fluidité étonnante. Des corps glissants doucement dans la nuit obscure, relevant le défi de la perte de contrôle de soi que suppose l'enfermement.
Et Nadj, qui cette fois-ci ne danse pas, en orchestrateur grimé tel un clown, à distance mais tel un veilleur, en poète incarné, jette ses mots sur un tableau, comme pour nous signifier que, dans la douleur, il y a nécessité à maintenir le lien. Ce lien, c'est l'écriture du poète qui jette son éclat dans les ténèbres.