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22 février 2024 4 22 /02 /février /2024 23:40

 Après les révélations sur les mécanismes d'emprise mises en œuvre par le cinéaste Benoît Jacquot, (re)voir certains de ses films permet de mettre en lumière une relation entre la réalité et la fiction, fondée sur l'assujettissement de personnages féminins. Une analyse axée sur deux films avec Isild le Besco, "Sade" et "Au fond des bois".

 

      Daniel Auteuil et Isild le Besco dans "Sade", de Benoît Jacquot

 

 

 À présent que les langues se délient, que le caractère de prédateur de Benoît Jacquot s'affirme, avec sa litanie de violences et d’agressions sexuelles, d'innombrables questions secouent le monde du cinéma, portant notamment sur la figure du cinéaste envisagé comme un créateur tout-puissant, principal maître dans l'élaboration de son film, et qui entraîne avec lui ses suivants.

 

 L'une des interrogations les plus lancinantes, particulièrement attachée aux réalisateurs français, chez qui la notion d'auteur est la plus prégnante, la plus valorisée tourne autour du rapport entre l'homme et l’œuvre ? Par extension, qu'est-ce que les films de Benoît Jacquot peuvent révéler d'un mécanisme pervers, qu'il a en partie dévoilé dans son interview avec Gérard Miller (Les ruses du désir), et qu'on a pas su voir (ou regarder) dans ses films ?

 

 Si la séparation entre l'homme et l’œuvre est régulièrement convoquée dès lors qu'il s'agit de trancher sur la responsabilité d'un artiste concernant des actes répréhensibles (Jean-Claude Brisseau défendu par nombre de personnes de la profession), la nature de l’œuvre est rarement questionnée. Pourtant, à y regarder de plus près, au regard des révélations de Judith Godrèche sur la perversité du cinéaste, certains de ses films peuvent être appréhendés comme des pièces à conviction, dans la façon dont ils disséminent des signaux éloquents au cœur de leur dispositif narratif. En cela, les films fonctionnent comme des rapports fantasmés, exacerbés, de situations qui ont pris corps dans le réel.

 

 C'est en particulier dans les films tournés avec Isild Le Besco que cette dimension prend forme, particulièrement deux d'entre eux  : « Sade », tourné en 1999, qui a marqué la première collaboration entre Le Besco et Jacquot, et « Au fond des bois (2010)», dernier opus tourné ensemble.

 

 Si « Sade », sur un plan purement esthétique, se cantonne dans une veine de téléfilm, à peine rehaussé par un casting prestigieux (Daniel Auteuil, Marianne Denicourt, Jean-Pierre Cassel, Jeanne Balibar), on ne peut s'empêcher, au vu de son scénario, de penser à un déplacement de situation graveleuses se resserrant autour de la figure d'Isild Le Besco. En matière de rencontre entre un cinéaste et une actrice – qui, à l'époque, était un peu connue pour avoir joué dans le fin et délicat film d'Emmanuel Bercot, « La puce », qui relatait déjà l'initiation sexuelle d'une jeune fille par un homme beaucoup plus âgé - « Sade » représente bien plus qu'un saut … de puce.

 

 Le film, en polarisant son intrigue sur la relation de Sade avec la jeune Émilie de Lancris (Isild Le Besco), faisant fi de toute véracité historique, trahit l'emprise progressive que cette figure littéraire fameuse veut avoir sur la jeune femme dans le cadre de l'hôpital de Picpus où, pendant la Terreur, des aristocrates sont enfermés. Exerçant une fascination mêlée de répulsion sur Émilie de Lancris, au point de la détacher progressivement de ses parents (mère malade, père volage), Sade profite de sa réputation sulfureuse pour l'attirer. Tout pourtant, dans son attitude, donne à croire qu'il ne fait rien de particulier pour qu'elle vienne à lui. Elle est en quelque sorte poussée par une irrésistible attraction. Elle semble perdue, et percevant cela, Sade s'adresse à elle dans une scène matrice du film, alors qu'elle est venue le rejoindre. En matière de prise de possession psychique d'une âme, ses paroles sont éloquentes :

 

 « Vous cherchez une protection ? Obéissez-moi et vous n'aurez plus peur (…) Marchez ! Avancez ! Ne soyez pas raide !.. Retournez-vous !.. Cambrez-vous !.. Fermez les yeux !.. Ouvrez la bouche !.. Plus grande, la bouche... Je veux en voir le fond !.. »

 

 Dans cette séquence qui constitue le point de bascule du film, il convient de se représenter la scène visuellement, où Émilie-Isild Le Besco, répond aux injonctions de Sade-Auteuil, comme absente à elle-même, dans un état de total dépossession, alors qu'elle avait précédemment manifesté une résistance. Cette fois-ci, les digues s'effondrent et la voilà littéralement transformée en une marionnette (une poupée) entre les mains (même pas, puisqu'il n'y a pas de contact physique) de son hypnotiseur qui le dirige à la voix, la faisant plier à sa guise. Une scène dans laquelle il n'est pas difficile de voir en Sade la figure du metteur en scène, qui donne ses instructions à son actrice docile. Figure du personnage historique dont la Terreur voudrait se débarrasser pour son libertinage et celle du cinéaste tout puissant se confondent alors. On ne manquera pas, dans cette brûlante actualité où les révélations s'étendent, de faire la relation avec le psychanalyste Gérard Miller, accusé d'avoir abusé de jeunes femmes suite à des séances d'hypnose.

 

 Cette position du Sade manipulateur, corrélée à celle du cinéaste, revêt pourtant un caractère assez sage dans le film, puisqu'il se contente de la diriger, non de la dépuceler. Pour peu de temps encore, c'est le langage qui sert de matrice à l'emprise. Quand il la quitte, il se veut encore attentionné : « Au revoir Lancris. Ne le prenez pas mal. Ma brutalité était de la délicatesse ». Et plus tard, avec Augustin, le jardinier quelque peu benêt qui salive à la vue d’Émilie : « Il faut lui parler d'abord. Les femmes bandent par l'oreille ».

 

 Sade, dans sa position de metteur en scène, propulse Émilie comme comédienne dans une pièce qu'il monte à l’hôpital, malgré la résistance de son directeur. Bien évidemment, on voit la jeune femme exulter parmi les autres... Mais comme Sade ne saurait se contenter de cette mise en scène collective, une autre va se dérouler dans une grange, quand il réunit Émilie et Augustin « Approchez ! Doucement ! » Il guide ainsi les deux tourtereaux tétanisés « Vous êtes deux rôles. La captive et le janissaire. ». S'ensuit une scène digne d'un film pornographique où Isild Le Besco, allongée nue, est « préparée » par Sade-Daniel Auteuil, lequel introduit un doigt dans son sexe avant de le ressortir ensanglanté, pour ensuite diriger le timide Augustin vers l'ouverture aménagée. Séquence abjecte, qui sanctifie le metteur en scène, tel un dédoublement de Jacquot, comme celui qui a tous les droits sur ses acteurs en les manipulant comme de simples effigies.

 

     Nahuel Perez Biscayart et Isild le Besco dans "Au fond des bois" de Benoît Jacquot

 

 

 Pourtant « Sade », en mettant le personnage quelque peu en retrait, non plongé dans une emprise directe, physique, avec son modèle, consacre un certain retrait. C'est avec « Au fond des bois » que Benoît Jacquot parvient, dans sa collaboration avec Isild Le Besco, à un sommet dans la dégradation « sadique » d'un personnage féminin. Il n'y a plus besoin de se réfugier derrière la distance d'un démiurge qui met en scène ses personnages assujettis. Le manipulateur, ici, a les oripeaux d'un demeuré, et c'est pourtant lui qui a les pleins pouvoirs pour mener à sa guise Joséphine (Isild Le Besco), jeune femme qui vit avec son père médecin, lequel accueille à sa table un jour Timothée (Nahuel Perez Biscayart), un vagabond ayant des pouvoirs de magnétiseur.

 

 Dès le début du film, Benoît Jacquot entretient une forme d’ambiguïté quand à la façon qu'a Joséphine d'appréhender Timothée le nouvel arrivant. S'il semble la terrifier d'emblée, Jacquot met en avant sa sensibilité, qui faciliterait l'attraction que va exercer Timothée sur elle : en pure héroïne romantique, sa conduite se caractérise par une sorte d'absence rêveuse, elle semble en proie au somnambulisme (la nuit, on la voit dangereusement perchée sur un rocher proche du vide ; elle se penche au bord de sa fenêtre ouverte). Mais les actes de la jeune femme se confondent avec le regard du vagabond sur elle, comme si il avait déjà enclenché sa force magnétique sur elle. Littéralement, il lui fait déjà de l'effet.

 

 Dès lors, toute l’ambiguïté du film, son caractère profondément retors, va reposer sur le postulat selon lequel elle le suivrait de son plein gré, après qu'il l'a violé chez elle. Quand il repart sur les routes, elle le suit en effet, totalement désemparée. Et l'on comprend bien que cet arrachement à son foyer est liée à une dépossession du corps, dont elle sent qu'il ne lui appartient plus. Et quand il lui demande, plus tard « Tu es venue ? », elle lui répond « C'est toi qui m'a prise ! ».

 

 Dans les séquences qui vont suivre, la jeune femme, contrôlée par son magnétiseur, est soumise à des degrés d'humiliation ignobles (réduite à un état animal, obligée de marcher à genou devant une assistance terrifiée, violée à tour de rein). Dans ses moments de lucidité, elle a beau essayé de s'échapper, la force d'attraction de Timothée finit par la faire rentrer dans le rang. Jusqu'à ce que Jacquot nous la montre, lors d'un autre viol, serrer le vagabond dans ses bras.

 

 Pour le cinéaste, il serait trop simple qu'il y ait un agresseur et une victime, puisqu'il renvoie la victime à une prétendue part de responsabilité : interrogée dans la dernière demi-heure par un capitaine, alors que Timothée a été arrêté, il lui est demandé pourquoi elle n'a pas fui. Si ses explications sont claires, le doute s'instille dans l'esprit des autres, jusqu'à son père qui en tombe malade. Alors qu'il est au lit, elle lui adresse ces paroles, guillerette : « C'est moi qui devrait faire la grasse matinée (…) C'est la joie de me retrouver qui t'anéantit ? ».

 

 Clairement, la victime devient coupable, autant que son bourreau, dont le caractère fruste pourrait presque l'innocenter. Et quand vient le procès de celui-ci, il lui est demandé : « Tu l'as magnétisée ? », ce à quoi il répond : « Elle m'a subjuguée. De l'os à l'anima mia [mon âme]. C'était sa volonté à elle ».

 

 Au regard de ce que l'on sait désormais sur Benoît Jacquot (particulièrement ses aveux à Gérard Miller), ces paroles résonnent étrangement, conférant au film une allure de traité de l'emprise, avec tout ce que cela comporte de renversement des rôles. Jacquot a dit clairement que c'était Judith Godrèche qui avait exercé une attraction sur elle, au point de lui faire remonter la pente lorsqu'il doutait de sa trajectoire de cinéaste. « Au fond des bois » applique avec une minutie implacable cette démarche d'humiliation, d'agression physique et psychologique, avec l'étape clé consistant à faire de la victime la responsable de son sort, jusqu'au retournement la rendant maîtresse du jeu : Jacquot renverse la séquence de suspension sur le rocher au bord du vide, en montrant Joséphine, plus assurée, mimer la chute si Timothée ne la retient pas. Il prend peur et s'enfuit. Elle le rattrape en riant : « Je faisais semblant ».

 

 Il y a jusqu'à une forme d'exonération de la culpabilité dans le film puisque, de souillée, Joséphine accomplit un chemin évocateur d'une résurrection : sa pâleur maladive du départ – qui la rend proche de l’héroïne de « Wann-Chlore » roman de jeunesse de Balzac - s'efface pour la doter d'une blancheur éclatante, sa robe retrouve son caractère immaculé. Et le sourire en coin qu'elle adresse à son agresseur pendant le procès veut nous faire croire que tout est réglé, que les deux être humains, même si leur destin va suivre un chemin asymétrique, sont unis dans une complicité apaisée. Par delà le bien et le mal.

 

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7 septembre 2023 4 07 /09 /septembre /2023 14:43

Avec "Le ciel rouge", le cinéaste allemand construit une fiction qui, sous ses dehors de film de vacances, ouvre sur des abîmes fantasmatiques.

 

 

 

Le ciel rouge

 

Film de Christian Petzold

 

Avec Thomas Schubert, Paula Beer, Langston Uibel, Enno Trebs

 

 

 Il est très tentant de faire entrer « Le ciel rouge », dernier film de Christian Petzold, dans la filiation directe du cinéma d'Eric Rohmer. Petzold lui-même, a contribué à cimenter cette comparaison puisque, durant la période de covid-19, il s'est offert l'intégralité de l’œuvre du cinéaste français. S'il est clair qu'une certaine thématique peut l'évoquer (les vacances en bord de mer, que l'on retrouve dans des chefs-d’œuvre comme « Le genou de Claire », « Pauline à la plage » ou « Conte d'été »), Petzold a tôt fait, dans son film, de prendre une direction toute autre, où son univers, au départ d'un réalisme terre à terre, se pare d'une dimension fantasmatique.

 

 Surtout, quand chez Rohmer, notamment dans les films cités, l'espace, la nature, prennent une dimension grandiose, ce n'est au fond que pour s'y accole la parole, souvent profuse, des personnages. Le déploiement extérieur de l'espace, facilite concomitamment l'expansion verbeuse, comme si c'était le déroulement de la parole qui permettait à l'espace de se déployer. Dans « Le ciel rouge », fi de cette osmose : le contact avec la nature, l'accès à la villégiature, est marqué par des ratages : une voiture qui tombe en panne, l'obligation de continuer son chemin à pieds. Surtout, cette représentation magnétique chez Rohmer, prend ici très tôt des airs menaçants : quand Léon attend Félix, parti en repérage, des sons inquiétants, vraisemblablement d'animaux, s'élèvent, contribuant à distiller une atmosphère étrange, même si c'est peut-être le fruit de l'imagination du jeune homme, pas serein à ce moment là.

 

 La mer, proprement dite, dans « Le ciel rouge », on la verra peu, tout simplement parce que le film, se concentrant sur Léon, reflète son intériorité, sa frustration et ses refus. Il rechigne à y aller quand Félix s'y rend volontiers, et quand il y est c'est pour finalement dormir, et ne pas se rendre compte de ce qui se passe alors : la rencontre entre Félix et David, maître nageur, mais également amant de Nadja, jouée par une étincelante Paula Beer.

 

 Dans « Le ciel rouge », le langage n'est pas non plus un moteur de l'action, comme chez Rohmer, pas plus que l'écrit ne dessine des certitudes pour Léon. Le retrait dans cette maison censée faciliter l'écriture de son texte vire souvent au fiasco (bruit qui l'oblige à aller dormir dehors, moustiques). Le film tire sa matière comique de ces aléas, en installant Félix dans un champ d'incertitude et de résistance par rapport à ce qui se déroule autour de lui. Les différentes invitations souriantes de Nadja, comme pour l'inciter en quelque sorte à entrer dans la danse, ne trouvent que peu d'échos car le personnage, tout entier obnubilé par son rapport au réel fondée sur une vision obstinée, échoue à intégrer la réalité.

 

 À cet égard, on a rarement vu un personnage central évoluer dans un film dont les personnages se construisent en fonction de son regard, tout en arrivant à un point d'aveuglement dans sa perception du réel. Il y a notamment cette fameuse scène où ils sont tous à table, rigolant devant le récit de David, tandis que Leon manifeste une foncière résistance à écouter. Les actes se succèdent sans qu'il n'y prenne part, comme s'il évoluait dans un univers parallèle.

 

 C'est dire si la dimension fantastique qui anime peu à peu le film donne l'impression d'être le reflet fantasmagorique de l'esprit de Leon. Ce basculement horrifique (notamment les animaux brûles courant dans la végétation), s'il impressionne par sa foncière irréalité, devient comme l'expression métaphorique d'un esprit en proie à des perturbations psychiques. La fin du film, glaçante, dans une résolution bunélienne, affirme, sur une tonalité mineure, l'emprise d'un personnage dont la perception du réel confine, par excès de vision orientée, à une foncière déstabilisation.

 

 

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27 juillet 2023 4 27 /07 /juillet /2023 10:19

Si la question de la maladie est présente dans "De nos jours", le film de Hong Sang-soo n'emprunte pas pour autant l'allure du drame, évoluant avec une légèreté proche du haïku. 

 

 

 

De nos jours

 

Film de Hong Sang-soo

 

Avec Kim Min-hee, Ki Joo-bong, Song Seon-mi, Kim seung-yun, Ha seong-guk

 

 

Dans le précipité créatif du réalisateur coréen Hong Sang-soo, il devient de plus en plus délicat, pour le public, de se repérer, tant la vitesse d'exécution, liée à une manœuvre artistique de plus en plus solitaire, l'empêche de souffler. La difficulté tient également au fait que lorsque "De nos jours" sort sur les écrans français, quelques mois après " La romancière, le film et le heureux hasard", deux autre films, inédits, se sont intercalés : "Walk up" et "In the water", rendant difficile la possibilité d'envisager le cinéma de Hong Sang-soo sur un mode évolutif.

 

Si l'on croyait ainsi pouvoir se référer à un thème traversant les quelques derniers films du réalisateur (autour de la maladie et de la mort) afin d'inscrire sa trajectoire dans un mouvement particulier, force est de constater que la démarche d'Hong Sang-soo va à l'encontre d'un tel contrôle. Certes, "De nos jours" est traversé par l'un de ses thèmes essentiels (la consommation d'alcool), mais il prend ici un tour tellement léger que tout les signes tragiques que l'on pouvait percevoir dans certains de ses derniers opus se volatilisent ici. Si la question de la crainte de la maladie est présente (le poète Uiju invoque les recommandations de son médecin pour refuser gentiment de boire de l'alcool proposé par un admirateur, Jaewon), elle n'est pas abordée sous un angle mortifère (la suite le dévoilera largement).

 

C'est plutôt que face au débordement souvent rencontré dans nombre d'opus de Hong Sang-soo – avec son corollaire de libération pulsionnel -, la mise à l'écart ici se fait d'une manière déliée, empreinte de sagesse. D'ailleurs, comme dans "La romancière, le film et le heureux hasard", la présence de l'alcool, loin de déclencher du conflit et de la dérive incontrôlée, s'opère de manière ludique : ici, on joue, là où on s'adonnait au mime, quand bien même la jeune Kijoo, malchanceuse, est sommé d'aligner les verres (avec le sourire).

 

Le drame, donc, dans "De nos jours", s'il renvoie à des modalités récentes dans le cinéma de Hong Sang-soo, est ici effleuré, rendu sous forme d'esquisse, tel un haïku poétique. Dans sa démarche autarcique où il se situe à tous les points de la création, Hong Sang-soo pousse l'épure jusqu'à ne plus faire sortir ses personnages. Si des thèmes communs rapprochent directement ce film de "La romancière, le film et le heureux hasard" (l'admiration pour une actrice ou un poète, le désir de devenir cinéaste ou acteur), "De nos jours" se distingue par cette volonté d'évacuer tout "dehors". Film d'intérieur, son immobilité narrative est telle que tout ce qui tenait du déplacement dans les précédents films (se promener dans un parc dans "La romancière...), tout ce qui tenait comme marqueur d'un rapport au temps (les retrouvailles dans "Juste sous vos yeux" ou "Introduction") ou inscrivait une matière temporelle ou mémorielle, est ici écarté pour rendre compte d'une dimension où le "pur présent" règne.

 

Mais dans sa volonté de ne pas faire de ces séquences en chambre une matière par trop isolée, Hong Sang-soo distille quelques correspondances d'un espace à un autre : de part et d'autres, deux jeunes souhaitant devenir cinéastes ; une jeune femme tâtant de la guitare, tandis que le poète en offre une au jeune homme aspirant-cinéaste. Ce geste, loin de renvoyer à une quelconque rigueur formelle, instille pluTôt des signes en forme de clin d’œil. Si l'espace dans "De nos jours" se fige, les signes permettant aux yeux du public de circuler, sont autant de salves discrètes adressées à l'imaginaire.

 

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27 avril 2023 4 27 /04 /avril /2023 21:04

Après un départ très classique et explicatif, "A letter from Tokyo", de Kim Min-ju dresse un portrait délicat, tout en nuances d'une mère et de ses trois filles.

 

 

 

A letter from Tokyo

 

Film de Kim Min-ju

 

Avec Han Seon-hwa, Cha Mi-kyeong, Han Chae-A, Song Ji-Hyun

 

 

 Premier film de la réalisatrice coréenne Kim Min-ju, « A letter from Tokyo » donne de prime abord l'impression d'un terrain fictionnel très balisé, où le moindre trait psychologique des personnages est bien défini (très vite, on comprend que la plus jeune des trois sœurs est une fan de hip hop, que l’aînée travaille dans un magasin...). Une crainte du vide, de la perte de clarté qui ne laisse rien augurer quant à une possibilité de nimber les unes et les autres de mystère.

 

 Pourtant, quelque chose prend dans « A letter from Tokyo », imperceptiblement. C'est à son personnage principal, Hye-young, la sœur du « milieu », selon la belle expression par laquelle elle se définit, qu'on doit son intérêt grandissant. Après une longue période à Seoul, où elle voulait devenir écrivaine, son retour auprès de sa mère et des deux sœurs à Busan, est représenté comme un moment déceptif. Une ambiguïté, pour ne pas dire une incohérence, se dessine quant aux vraies raisons de son retour. Par la scène d'ouverture, où Hye-young est dans un taxi et observe les changements de la ville de Busan, Kim Min-ju décrit de manière délicate le passage du temps, de même que, par quelques inserts, la transformation d'une ville (via des chantiers où s'élèvent beaucoup d'immeubles sans saveur).

 

 C'est plus tard, lors d'une visite inattendue de son petit ami que se dessinera une éventuelle explication du retour de Hye-young : elle lui explique qu'elle n'éprouve peut-être plus rien pour lui. Pourtant, on peut croire que le motif tourne autour de sa réussite à lui en tant qu'écrivain. Tout le sens de la présence de Hye-young n'est pas dévoilé et la comédienne Han Seon-hwa l'interprète avec une sorte de distance lisse, décalée, comme si sa présence, par forcément bienvenue, impliquait une forme de retrait l'obligeant à être dans une position d'observation. En ce sens, Kim Min-ju filme souvent l'actrice en plan moyen, étirant la durée du plan sur elle, comme pour faire de sa présence à la fois une affirmation (son retour volontariste) et un mystère à comprendre (sa situation décalée par rapport à sa mère et ses sœurs).

 

 Une présence insinuante qui opère comme une force de résistance douce aux injonctions : celle de la mère, qui ne comprend pas qu'elle revienne ; celle de la sœur aînée, qui ne manque pas de souligner l'incongruité de son retour et la voit comme une donneuse de leçon, dès lors qu'elle commence à prendre des initiatives. Celles-ci se concentrent petit à petit sur la figure de la mère, avec comme point de cristallisation fictionnelle la découverte par Hye-young d'une lettre écrite en japonais. Par rapport à ce qui pourrait figurer comme un moteur dramatique de libération fictionnelle, la cinéaste opère en demi-teinte, ne donnant pas à la lettre une dimension révélatrice particulière, mais l'inscrivant au contraire dans une processus de redécouverte relative de sa mère par Hye-young. Est évoquée avant la lettre une possible origine japonaise de la mère, sans que cela ne suscite plus d'interrogation ou de réticences de part et d'autre.

 

 C'est sans doute la meilleure part de « A letter from Tokyo » que de ne pas surenchérir sur la signification de cette lettre. D'ailleurs, le film prend une allure d'enquête bien moderne, avec la traduction via les smartphones de son contenu. Manière, là encore de retarder toute révélation explosive. La volonté de découverte de la vérité s'accorde avec la banalisation lente de l'investigation, quand bien même la lettre serait volée par la plus jeune sœur. Dans cette ouverture de « A letter from Tokyo » vers un ailleurs, perce la prégnance d'une relation à la Corée fondée sur une dimension historique tragique, d’où en découle un ressentiment (l'opprobre jetée jadis sur les liens amoureux avec l'ennemi), alors que, par le prisme individuel de la mère, ce sont les notations impressionnistes qui donnent au film son pouvoir évocateur, au travers de la résurgence de mets coréens appréciés aux haricots rouges.

 

 Sur cet aspect nostalgique, Kim Min-ju ne force jamais la note. Et si le voyage désirée par la mère au Japon marque une progression dramatique inexorable, Kim Min-ju ne l'amène pas à son point d'accomplissement, mais laisse planer une ouverture où le doute, l'oubli, l'impossibilité de combler les trous du passé marquent une approche évanescente. Pour une femme dont la mémoire s'envole, on ne peut pas imaginer un meilleur accord.

 

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3 avril 2023 1 03 /04 /avril /2023 20:25

Pour son premier long-métrage, daté de 2007, Joanna Hogg explore avec beaucoup de délicatesse les relations de groupe, dans une mise à distance salvatrice de la caméra.

 

 

Unrelated

 

Film de Joanna Hogg (2007)

 

Avec Kathryn Worth, Tom Hiddleston, Mary Roscoe, David Rintoul

 

 

 Le premier long-métrage de Joanna Hogg, dans son approche pour le moins décalé, où peu d'aspérités narratives n'émergent de prime abord, se conjugue à la forme « v » : comme vacance (disponibilité), vacances (pour Anna qui, en plein doute sur son couple s'offre une virée en Toscane chez son amie Verena), ou encore vacuité, tant le film, en ne s'appuyant pas sur une tension dramatique pendant une bonne part de son évolution, laisse une impression de vide. En cela, « Unrelated » n'est pas sans faire penser à l'univers de Sofia Coppola, à travers un film comme « Somewhere », atone, languissant, plongeant ses personnages dans une sorte de léthargie existentielle.

 

 Pour un tel sujet, c'est d'emblée la manière dont Joanna Hogg filme ses personnages qui intrigue, pour finalement passionner. Tout est axé sur une forme de dédramatisation, où les plans d'ensemble se succèdent sans qu'il y ait une polarisation sur un moment particulier, un personnage. Joanna Hogg, loin de valoriser son personnage principal, Anna, l'inscrit au contraire dès le départ dans le plan, comme si elle n'était qu'un élément parmi d'autres. Un objet, en somme. Le refus obstiné au départ du champ-contrechamp participe amplement de cette banalisation domestique, où les conversations de groupe ne permettent parfois pas de distinguer précisément qui parle.

 

 Dans le film, la caméra semble comme posée là, par inadvertance, enregistrant avec une sorte de neutralité les propos des un.e.s et des autres. Quand enfin elle s'attarde soudain sur un visage, ce n'est pas tant pour mettre l'accent sur tel propos que de créer une échelle de plans différents, où enfin un visage, sorti de la masse indifférencié des individus, révèle son mystère plutôt qu'une signification particulière. Dans une scène emblématique, autour de laquelle se cristallise l'idée de dévoilement, Anna, à la piscine avec les autres, sort toute nue de l'eau, tandis que les garçons y restent. Un gros plan surprenant, incongru, capte brièvement ses fesses, avant qu'un plan d'ensemble la montre s'habillant. Quand elle s'éloigne, les garçons, loin de deviser sur leur libido, s'emploient à la censurer. Hogg, à ce moment là, s'emploie à faire d'une scène potentiellement chargée d'érotisme, un jalon supplémentaire dans son processus de neutralisation visuelle.

 

 La caméra est positionnée de la même manière quand surgit l'un des deux moments les plus intenses du film : l'énorme dispute entre Oakley, le jeune séducteur dont Anna se rapproche, et son père. Séquence superbe opérant sur le « off » (on n'entend que les voix des deux protagonistes) et une visibilité distanciée (tout le monde à l'avant-plan entend, dans une posture gênée).
 

 L’intérêt de « Unrelated » tient sans doute à la capacité de Joanna Hogg à tisser une fiction avec moult séquences d'intérieur, évoquant un film de chambre, et d'ouvrir parfois le champ de manière inattendue, comme lorsque, régulièrement, Anna s'extirpe des autres pour aller téléphoner à son mari. Là, en un seul plan, c'est toute la nature toscane qui surgit, faisant respirer le plan comme jamais.

 

  Dans le rôle d'Anna, l'actrice Kathryn Worth livre une prestation difficile en incarnant un personnage en apparence lisse, souvent filmée dans le bord du cadre, sans aspérités, pétrie de culpabilité (au téléphone, elle passe son temps à s'excuser) jusqu'à cette séquence étonnante dans un hôtel, où l'explosion émotionnelle, contenue jusqu'alors, révèle la profondeur réelle du personnage. Scène risquée, mais qui dit combien, dans « Unrelated », le visible, mis à distance, dépouillé, ne demandait qu'à surgir, douloureux mais éclatant.  
 

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25 février 2023 6 25 /02 /février /2023 21:24

 "La romancière, le film et le heureux hasard", nouveau jalon du cinéaste sud-coréen Hong Sang-soo, distille avec toujours autant de grâce des figures prises entre déambulations et salves autoréférentielles.

 

La romancière, le film et le heureux hasard


Film de Hong Sang-soo


Avec Lee Hye-young, Kim Min-hee, Cho Yun-hee, Kwon Hae-hyo, Seo Young-hwa


 

 On se surprendrait presque à trouver « La romancière, le film et le heureux hasard » moins grave que « Juste vos yeux », le précédent opus de Hong Sang-soo, tant, dans ses derniers films, une gravité sourde, liée au thème de la mort, s'imposait de plus en plus. C'est à peine si, ici, boire jusqu'à plus soif déclenche une levée des inhibitions au point d'engendrer des moments d'explosion de conflits. Les bouteilles d'alcool ont beau débordé encore et toujours, elles sont déjà bien entamé lorsque la caméra de Hong s'attarde sur eux.


 « La romancière, le film et le heureux hasard » s'apparente ainsi à une flânerie, au sens où, comme dans « Juste sous vos yeux », l'intrigue se déroule en une journée, ou en quelques heures. Action tellement circonscrite qu'elle en devient circulaire, lorsque la romancière Jun-hee retrouve, en compagnie de l'actrice Kilsoo, l'amie qu'elle est allée rencontrer au début du film.


 Si le film de Hong Sang-soo semble tant répondre à « Juste sous vos yeux », c'est en désamorçant tout ce qui, dans le précédent, lorgnait vers une tension dramatique éprouvée. Ici, la rencontre initiale entre Jun-hee et son amie, même si elle se fait sous les mêmes auspices (la romancière insistant pour savoir pourquoi son amie ne donnait pas de nouvelles), ne constitue en rien le moteur de la fiction. Et quand Jun-hee revient avec Kilsoo à la librairie, l'amie, dans le plan, occupe une place décalée, bien moindre que les autres occupants, poète, assistante, et Kilsoo. Rare dans le cinéma de Hong, cette séquence à plusieurs, au lieu d'ouvrir sur de la dérive, culmine dans un délicieux échange entre Jun-hee et l'assistante, qui lui apprend quelques phrases en langage des signes. Beau moment fonctionnant comme une métaphore sur l'inanité de la parole, pour un film regorgeant de dialogues.


 Si tension il y a, elle se produit dans un écrin où les personnages, se rencontrant tour à tour, avouent leur admiration les un.e.s aux autres, de réalisateur à écrivaine, d'actrice à romancière. Ce respect virant parfois au culte en vient à tamiser quelque peu les reproches que Jun-hee adresse au réalisateur, après que celui-ci ait trouvé dommage que Kilsoo ne tournait pas. Dans cet échange tendu, c'est le réalisateur qui, pour calmer Jun-hee, adopte un retrait souriant, étant presque désolé de ses remarques.

 

 Cette circularité incessante des compliments, des admirations, confère au film de Hong Sang-soo une allure d'auto-dérision, tant ce qui fonde son cinéma depuis longtemps (une figure éminente, cinéaste ou écrivaine, même sur le déclin, est reconnue par d'autres) se précipite ici dans une fiction reposant quasiment sur une unité de temps et d'action. Que le cinéaste face de plus en plus appel à des personnages dont l'age lui est proche, avec la mort en arrière-plan, où de femmes écrivaines, en dit long sur l'inexorable tournure de son univers où le temps qui passe acquiert une aura tragico-nostalgique.


 Mais si « La romancière, le film et le heureux hasard » dépasse tout cadre auto-référentiel, c'est que son repli formel (temps, lieu, action) ouvre sur un vertige existentiel, où toutes les interactions entre les personnages finissent par renvoyer à la biographie du cinéaste. Forcément cryptée, elle n'empêche pas de déceler des signes, telle une redistribution de la figure du cinéaste à travers tous et toutes, le point d'orgue étant celle de Ki Min-hee, pourtant un personnage secondaire dans le film, mais dont la place qu'elle prend petit à petit – pour revenir à une tournure référentielle – finit par justifier à elle seule l'existence du film. Rarement on a vu l'actrice chez Hong Sang-soo dans une position à la fois aussi légère, décontractée, à l'écart de toute nécessité dramatique, pour finalement, dans un geste final lumineux, en couleurs, révéler toute l'attention que le cinéaste porte sur sa compagne.

 

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20 février 2023 1 20 /02 /février /2023 17:26

 Pour son deuxième long-métrage, Léonor Serraille tisse une fresque familiale autour d'une femme émancipée et ses deux fils. Touchant, même si l'ambition romanesque parait trop large.

 

 

 

Un petit frère

 

Film de Leonor Serraille

 

Avec Annabelle Lengronne, Stéphane Bak, Kenzo Sambin, Ahmed Sylla, Laetitia Dosch, Etienne Minoungou

 

 En racontant une histoire ancrée sur une longue période partant de la fin des années 80, Leonor Serraille affirme, pour son deuxième long-métrage, une ambition narrative. Véritable fresque, « Un petit frère » installe une intention sociologique en rythmant la trajectoire de ses personnages de moments spécifiques (une télé où une présentatrice parle des lois Pasqua). Si cet aperçu historique, finalement assez ténu, scande le scénario, l'amplitude romanesque est véritablement rendue par la façon qu'à la cinéaste de relater l'évolution de la famille constituée d'une mère et ses deux garçons.

 

 Si la grande histoire n'est qu'une toile de fond, elle ne peut manquer de faire penser à un autre film français, « La bataille de Solférino », de Justine Triet (qui marquait déjà la présence de Laetita Dosch, actrice principale de « Jeune femme », héritant d'un petit rôle lumineux dans « Un petit frère ») où l'approche de l'intimité se cristallisait avec un moment historique palpable, le deuxième tour des élections présidentielles de 2012.

 

 En somme, Leonor Serraille, loin de prendre l'Histoire comme moment charnière, s'en sert comme motif de propulsion de ses personnages dans une fiction au romanesque revendiqué. Si cette forme a longtemps été éprouvée dans le cinéma américain, elle reste rare en France, où le vieillissement des protagonistes s'accommode peu d'une approche réaliste intimiste. Et, sans doute par crainte de donner une lisibilité romanesque trop évidente, Leonor Serraille tord un peu le cou à la linéarité que suppose ce genre de fiction, en fractionnant son film en chapitres, au centre desquels figurent la trajectoire des deux fils de Rose, Jean et son cadet Ernest.

 

  Cette option surprend quelque peu, malgré l'intérêt que représente la torsion d'un récit linéaire. Car, avec l'amorce du film, c'est bien Rose qui représente le centre du film, son moteur narratif. Une femme forte, dont la volonté d'indépendance est attelée à une vie qu'on imagine soumise, réduite à l'acception des conventions de la culture africaine (un mari mort, qui était « trop vieux », expédie-t-elle, deux enfants restés en Afrique). À la fois désireuse d'être maîtresse de son destin, tout en voulant tracer pour ses fils un parcours de réussite, l'amenant à mettre en avant le travail et la persévérance. Mais dès lors que Serraille suit les trajectoires des fils, enfants à adolescents, puis jeunes adultes, Rose reste en retrait, comme si c'est d'elle que les fils cherchaient à s'émanciper.

 

 Si « Un petit frère » reste un film attachant tout le long, c'est en évitant de sombrer dans un pathos qu'implique parfois les fresques au long court. Serraille multiplie les approches, déplace les cadres (la virée d'Ernest en bord de mer), courant le risque de vouloir ratisser trop large, au point de confondre excès et dénonciation post-coloniale (le patron et propriétaire de château dont l'invitation faite à ses employés se termine en partouze). Les différents comédiens incarnant les fils, par un jeu inégal, déséquilibrent l'ensemble du film. On se prend à trouver assez cruelle la scène des retrouvailles entre Rose et Ernest, devenu prof de philo, comme si était confirmée l'émancipation du fils au détriment de la mère.

 

Cette très curieuse option (faire de Rose une figure émancipatrice pour, au bout du compte la reléguer, physiquement et moralement, dans les bords de la fiction) accentue cette dispersion des personnages. Là où l'on attendait une assomption d'une figure féminine, on se trouve plutôt face à un film qui, dans sa volonté de mener ses protagonistes au bout d'une série de circonvolutions narratives, sacrifie son élément principal sur l'autel d'une résolution dramatique.

 

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9 février 2023 4 09 /02 /février /2023 10:37

 Dans une mise en scène cursive, Paul Vecchiali filme les retrouvailles d'un homme et d'une femme, au travers d'un prétexte, symbole de relations retorses.

 

 

 

Trous de mémoire

 

Film de Paul Vecchiali (1984)

 

Avec Françoise Lebrun, Paul Vecchiali


 

 Conçu dans un cadre qui unifie temps, lieu, action, « Trous de mémoire » revêt à priori les attributs d'une œuvre aux caractéristiques théâtrales. Mais en mettant en présence, dans un cadre naturel (parc boisé) un homme et une femme qui se retrouvent (Paul Vecchiali et Françoise Lebrun), le film glisse imperceptiblement vers une autre dimension. Son ouverture, où la parole prend pied, en la personne de l'actrice, parlant seule, inaugure une forme de monologue, alors que l'homme à qui elle s'adresse, de dos, ne répond pas à ses questions précipitées. Une allure à priori durassienne, où les mots proférés, dans leur flux inaltérable, dépasse la dimension du dialogue pour s'imprégner d'une aura renvoyant à un hors-temps. Mais l'inquiétude qui perce dans le questionnement de la femme, sa précipitation hoquetante, installe une sorte d'immédiateté palpitante. Une parole se heurtant au mur de l'homme mutique, pourtant à l'origine de cette rencontre (il la fait venir pour qu'elle l'aide à retrouver une chanson qui l'obsède). Une mise en présence inaugurale qui ne révèle que deux solitudes apparemment irréconciliables.

 

 Dans ce cadre réel, mais pourtant irréaliste, la nature perd d'emblée son aspect idyllique (on y entend nettement le bruit des voitures, au loin) pour créer une tension entre une volonté de raviver des souvenirs et l'espace dans lequel les anciens amants se retrouvent. Dans ce décalage entre nostalgie des retrouvailles et battements de la ville, on pense aux Straub, où les paroles, dans la rectitude de leur contenu mythologique, se paraient d'un environnement sonore des plus immédiatement banals et quotidiens.

 

 Mais le lieu proprement dit, s'il a des allures de no man's land, n'est pas choisi au hasard. L'homme, en organisateur manipulateur, y a disposé ses pions et, comme pour que la mémoire ne lui échappe pas encore et encore, désigne ici et là des points de reconnaissance. Manière d'enfermer subtilement la femme dans un cadre dont les limites ne sont pas définis. Vecchiali n'a pas choisi par hasard de jouer le rôle de l'homme. Si l'appel aux souvenirs de son ex. se révèle un prétexte pour la reconquérir, il distille les pions qui doivent lui permettre de l'enserrer dans ses rets (les nombreuses étreintes, dont il prend l'initiative, témoignent de cette volonté d'enfermer l'objet du désir dans son cadre à lui, qui sont les limites de son corps). Il faut voir les moments où il lui dit « Viens là ! » (ce qu'elle ne manque pas de lui faire remarquer) auxquels elle répond plus tard, de façon inconsciente, par la même expression, mais qui lui vaut une remarque assassine : « Viens là !.. Comme un chien ».

 

 Cela prend aussi une forme triviale : la bataille navale, moment saisissant dont on voit bien qu'il contrôle toutes les possibilités de jeu, alors qu'elle a tout oublié. S'il compte sur cet oubli pour affirmer son emprise, c'est elle qui finira par dire que pour recommencer, il faut oublier.

 

 Dans sa suprême conscience d'homme qui organise une rencontre, Vecchiali ne se cache pas derrière la réalité de son rôle. En un moment limpide, il définit clairement sa position de cinéaste (il souhaite la faire jouer, pour que le cinéma remplace la réalité) et définit nettement sa démarche ; « j'aime bien la chose artisanale, qui se fabrique petit à petit (…). C'est petit, peut-être, mais petit pour rester profond. En tout cas, pour rester au niveau des choses et des gens». « Trous de mémoire » se nourrit de cette simplicité là et ses hésitations, son sentiment d'improvisation à travers des paroles incertaines, le rire enfantin de Françoise Lebrun, face à la machine désirante de Vecchiali, en font un vibrant impromptu.

 

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30 janvier 2023 1 30 /01 /janvier /2023 16:49

 Dans un geste documentaire singulier, où il privilégie le spontanéité du tournage, Kazuhiro Soda suit au plus près un psychiatre humaniste à l'approche peu orthodoxe.

 

 

 

Professeur Yamamoto part à la retraite

 

Film de Kazuhiro Soda

 

Avec Masatomo et Yoshiko Yamamoto.

 

 

 « Personne n'est à la hauteur d'un patient ». C'est en ces termes surprenants que le professeur Yamamoto, pionnier de la psychiatrie au Japon, résume sa démarche devant la caméra du documentariste Kazuhiro Soda. Si le film surprend, derrière sa simplicité liée à une approche humaniste, c'est bien en raison de cette proximité entre le cinéaste et le psychiatre. Approche inconcevable sous nos latitudes et qui, malgré les 10 commandements auxquels s'astreint Soda – en vue de privilégier la plus grande spontanéité – embarque le public dans une démarche où prime l'immersion du cinéaste. Si « Professeur Yamamoto part à la retraite » touche tant, c'est moins par son approche sensible que par la volonté de Kazuhiro Soda de nous plonger dans un espace documentaire qui s'écarte d'un balisage attendu (histoire, continuité, dévoilement).

 

 Son film est au fond une grande œuvre sur le temps : prendre ses personnages non pas à la crête d'une évolution, mais dans le moment d'une décroissance fictionnelle. Les deux heures du film ne font qu'opérer une approche quasiment à l'envers, où ce qui est offert au regard ne comporte ni acmé, ni tension maximale, mais désamorçage. C'est dans cette « descente » émotionnelle que le meilleur est livré : la tournée, en quelque sorte, du psychiatre rencontrant la plupart de ses patient.e.s avant de les caser. Toute la force de ses face à face tient à la faculté de Soda de nous faire sentir en quelques minutes la longue relation de Yamamoto avec ses patient.e.s (parfois pendant vingt ans). L'immédiateté de la parole, marqué par ce frémissement lié à la crainte de la perte d'un guide, ouvre un pan entier de l'histoire de ces personnes par rapport auxquelles Yamamoto affiche son humilité (il les remercie comme si c'était lui qui avait été aidé).

 

 Dans ce partage humain sidérant où les rapports sont nivelés jusqu'à révéler une dimension sacrificielle (Yamamoto invitait ses patients chez lui), une figure émerge petit à petit : Yoshiko, la femme du psychiatre. Et c'est sans doute en cela que se vérifie la force de la démarche de Soda (ne pas créer de centre dramaturgique à son film) : d'abord apparaissant dans certains plans, comme en bordure de l'histoire, elle peine quasiment à habiter l'espace (voir la scène étonnante où elle n'arrive pas à ouvrir une porte : c'est Soda, l'invité, qui l'aide). Et ce n'est que petit à petit qu'en prenant place plus souvent auprès de son mari dans le plan que les contours d'abord impressionnistes de son personnage se dessinent, au point que Soda ouvre le champ en inscrivant des séquences anciennes filmées en noir et blanc, qui donnent une profondeur historique à cette femme, jadis première de la classe, maintenant vouée à une dégradation physique et psychique inexorable.

 

 C'est au comble de cette histoire qui se creuse d'une perspective historique – manière pour Soda de lui rendre hommage – que la question de sa disparition devient prégnante. Un contraste saisissant se crée lors d'une séquence hallucinante où une ancienne amie, véritable pile électrique, tenant la main de Yoshiko, évoque avec moult détails leurs années fastes. Cette précipitation de souvenirs, rendus pathétiques par la position ô combien altérée de Yoshiko, opère comme un récit funeste en accéléré, comme si les trous de narration que Soda ne veut pas combler – soucieux qu'il est de saisir le réel comme il vient -, c'est cette femme qui s'en chargeait ; comme si, dans un désir de s’attribuer un rôle dans le documentaire de Soda, elle s'appliquait à faire son propre montage, sans se soucier de la portée de son témoignage devant Yamamoto, réduit tout à coup à un rôle passif. C'est la force du film que d'installer ce moment immaîtrisable, déluge ininterrompu venant briser un temps son précieux terrain non balisé.

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10 janvier 2023 2 10 /01 /janvier /2023 20:03

Les films de Mani Kaul (Un jour avant la saison des pluies, 1971) et de Darezhan Omyrbayev (Poet, 2021), porté par l'élan bressonnien des deux cinéastes, place au coeur de leur intrigue des poètes en porte-à-faux avec le monde qui les entoure.

 

 

 

Le temps des poètes

 

Autour de « Un jour avant la saison des pluies », de Mani Kaul et « Poet », de Darezhan Omyrbayev

 

 

 

 Deux films, sortis à quelques semaines d'intervalle, place au cœur de leur intrigue des figures de poètes. Le premier « Poet » est l 'œuvre de Darezhan Omirbayev, 66 ans, qui a émergé sur les écrans français avec son beau « Kairat » au début des années 90, est lui aussi un jalon essentiel du cinéma kazhak. « Un jour avant la saison des pluies (1971)» est réalisé par Mani Kaul, mort à 67 ans en 2011, est une figure importante du nouveau cinéma indien, formé par le grand Ritwik Ghatak. Si Mani Kaul bénéficie enfin de la sortie de plusieurs de ses films, Omirbayev, lui, en est à son cinquième long-métrage en près de trente ans.

 

 Si les deux films ont été réalisés à plus de cinquante ans de distance, ils contiennent néanmoins des éléments permettant de les faire résonner, notamment par les influences respectives des cinéastes tout comme la nature des personnages qu'ils mettent en scène. En effet « Un jour avant la saison des pluies » et « Poet » présentent des poètes ayant réellement existé : le premier , Kalidasa, la plus fameuse figure de poète indien, aurait vécu en Inde à la fin de la période antique, vers l'an 400. Dans son film, Omirbayev procède à un dédoublement, avec une figure de poète contemporain, Didar, auquel répond, par des lectures successives, celle d'un grand poète khazak, Makhambet Utemisov, ayant vécu au 19e siècle.

 

 Mais plus encore que cette convergence thématique, c'est la communauté d'influence des deux cinéastes qui frappe ; en effet, Mani Kaul, comme Darezhan Omirbayev, sont des fervents héritiers d'un cinéaste bien français, Robert Bresson. Si Omirbayev a été désigné comme le « Bresson kazhak », notamment par Jean-Luc Godard, pour le jeu minimaliste de ses acteurs et actrices, Mani Kaul a poussé sans doute encore plus loin cette référence à un style de jeu où l'expressivité est totalement neutralisée. Paradoxal pour un film comme « Un jour avant la saison des pluies » où la musicalité, moteur essentiel dans la diction poétique, est complètement évacuée.

 

 Les deux films inscrivent leur personnages dans une tension entre l'épanouissement poétique individuelle et l'appel à un ordre plus grand qu'eux. Pour Kalidasa, dans « Un jour avant la saison des pluies », l'appel de l'ailleurs est représenté par les émissaires venus le chercher pour qu'il aille vivre à la cour d'un roi, son talent étant déjà répandu. Le dilemme face auquel il est placé est de quitter Mallika, qui, consciente de son talent, n'ose rien faire pour le retenir. Le film, adapté d'une pièce de théâtre, est tout entier construit en scène intérieur, l'extérieur étant rendu par quelques percées, de corps (les émissaires, Vilom) et par des plans sur des paysages. Le lointain (la cour royale) est renvoyé à une zone fantasmatique, impalpable. L'aridité formelle du film, rendue par des dialogues totalement dévitalisés, comme prononcés dans un songe, rend d'autant plus l'extérieur inatteignable, tant les personnages, dans cette maison, semblent figés dans une attente, caractéristique des figures féminines des premiers films de Mani Kaul.

 

 « Poet », quant à lui, est totalement hanté par la fameuse question du grand poète allemand Friedrich Hölderlin , « A quoi bon des poètes en tant de détresse ? », issu de l'élégie « Pain et vin ». Si dans le film, on peut sentir chez Didar une tentative de s'accommoder de l'univers consumériste contemporain, au point de vouloir s'acheter une voiture (scène amusante où il essaie les accessoires), ou d'essayer de répondre à une commande de chef d'entreprise, c'est sa posture indéfectible de poète qu'il cherche à privilégier. L’écartèlement entre la prééminence du technologique (l'invasion des écrans) et la pureté créatrice, est signifiée dès le départ, lors de cette réunion d'écrivains ou d'éditeurs dissertant, tel un cercle de poètes disparus, sur les vertus de la poésie. Mais dans sa séquence la plus emblématique (le rendez-vous pour une lecture poétique virant au fiasco), Omirbayev signifie l'implacable recul de l’intérêt pour la poésie. Pourtant, son éloge de cette forme littéraire le pousse à élever la démarche de Didar au rang christique, quand, dans la salle vide, une jeune femme bègue témoigne de la façon dont la poésie de Bidar l'a sauvée (une lecture en voix off la débarrasse de son handicap vocal).

 

 Les deux films mettent ainsi l'accent sur le danger de la compromission avec le pouvoir, politique ou socio-économique. Quand Kalidasa retrouve Mallika, il met ainsi l'accent sur les lieux et les personnages qui l'ont inspiré lors de son séjour à la cour : essentiellement l’espace où il a vécu près d'elle, Mallika lui ayant inspiré son plus beau personnage, Sakuntala. Le refus de Makhambet de suivre une délégation venue l'amadouer pour rejoindre les conquérants russes (contre qui il a levé des forces de résistance), s'il résonne étrangement avec une actualité tragique, témoigne de cette pureté indéfectible du poète face aux sollicitations du pouvoir.Si Bidar, par son refus final de répondre à quelque commande, c'est qu'il cherche, en empruntant le chemin de Makhambet, tou comme Kalidasa en quittant gloire et femme à la cour, à « habiter poétiquement le monde », selon le vœu formulé par Hölderlin.

 

 

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Blog De Jumarie Georges

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