Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
22 novembre 2019 5 22 /11 /novembre /2019 13:46

 

S'appuyant sur un récit d'Eric Vuillard, le chorégraphe congolais Faustin Linyekula livre une fresque sur la période coloniale à laquelle a été soumis son pays. Sans complaisance, portée par une interprétation incarnée de Moanda Daddy Kamono et Pasco Lokanganya

 

Congo

 

Spectacle de Faustin Linyekula

 

Texte d'Eric Vuillard

 

Avec Moanda Daddy Kamono, Faustin Linyekula, Pasco Losanganya

 

 

 Le chorégraphe congolais Faustin Linyekula a souvent fait de son pays d'origine le centre de ses spectacles (« Drums and digging » ou « Le cargo » sont tous deux fondés sur un retour au pays). Avec son dernier opus, sobrement intitulé « Congo », il franchit un pas supplémentaire dans ce traitement particulier en s'appuyant sur un texte dense d'Eric Vuillard.

 

 Si la question de la narration est essentielle dans l'univers du chorégraphe, force est de constater qu'ici, elle prend un tour radical, puisque le texte de Vuillard, portant sur l'histoire du Congo, est dit aux trois-quart par le comédien Moanda Daddy Kamono, qu'on a pu admirer en Iago dans la surprenante adaptation d'Othello par Arnaud Churin. Il livre ici une prestation époustouflante, ne serait-ce que par la difficulté de tenir un texte tout le long de la pièce.

 

 « Congo » peut s'avérer déroutant de prime abord, du fait de cette ampleur littéraire, de la violence historique qu'elle révèle : les étapes successives qui ont conduit à sa création, l'ambition délirante du roi Léopold II, la violence systémique de la période coloniale. Si Linyekula ne s'était pas encore attelé à traiter directement de ce sujet, c'est afin de ne pas s'enfermer dans une mémoire douloureuse où il ne faudrait prendre en compte que l'aspect colonial et les stigmates que cela a pu laisser. Mais le récit d'Eric Vuillard, parsemés de notations distanciées, passant par le filtre modérateur de l'humour sarcastique, lui permet d'aborder ce thème en évitant de s'enfoncer dans la contrition culpabilisante.

 

 « Congo » est tout entier un spectacle au croisement de la danse, du théâtre et de la musique, et ce qui le rend profondément émouvant, c'est la complicité entre les artistes. Avec la présence de Paco Losanganya, comédienne et chanteuse, Linyekula imprime une caution historique supplémentaire au texte, puisqu'elle vient de la région ou vit le peuple Mongo, là même où s'est déroulé l'épisode atroce des mains coupées durant la période coloniale. La force de la prestation de Losanganya ne tient pas seulement à ce marqueur réaliste. Avec ces compères, elle offre des moments saisissants, en particulier celui ou, sur une estrade, elle enlève son haut avant que Faustin Linyekula ne vienne dessiner, peinture au bout des doigts, les noms des pays qui ont procédé au partage de l'Afrique lors de la conférence de Berlin initiée par Bismarck.

 

 Quand Paco Losanganya évolue ensuite sur l'estrade, elle mime une esclave soumise au regard de maitres invisibles. Avançant dans la salle, elle entre dans une colère qui la fait poursuivre les deux hommes avec des sacs. La violence le cède ensuite au désespoir et aux larmes, ponctués de paroles dites dans sa langue, sans traduction, manière d'amplifier une solitude. Dans une autre belle séquence, tandis que Daddy Kamono et Losanganya entonnent un dialogue où les mots de l'un trouvent un écho subtil dans la voix de l'autre, Linyekula achève une série de chutes incessantes contre un matelas de sacs pour peindre également son corps avec un seul doigt, le pays principalement mentionné cette fois-ci étant la Belgique de Léopold II (écrit Belgik). Toute la force de ces inscriptions tient au fait qu'ils font du corps le réceptacle principal d'une barbarie, la rendant plus éloquente que le discours le plus savant.

 

 Dans ce « Congo » où il s'agit moins d'invectiver que de refléter des moments sensibles – liés aussi à la distance acerbe du récit d'Eric Vuillard -, Faustin Linyekula occupe l'espace de sa singularité de chorégraphe, mais en incarnant un personnage, le plus souvent silencieux. Il est le passeur de ces mots qui traduisent la barbarie. Au départ, il arpente la scène, lentement, les bras levés, les mains s'agitant en l'air, comme s'il était porteur d'une angoisse, d'une charge historique, que des grimaces, des secousses de la tête, accentuent. Prendre en charge la douleur pour mieux la relayer ou l'exorciser. Rarement la danse de Linyekula aura autant collé à son sujet, tant son expression repose sur une tension du corps, une vivacité des gestes ou chaque mouvement semble répondre à une urgence. Secousses, tremblements, à la base de son esthétique, s'inscrivent ici dans une nécessité dramatique de l'ordre de la conjuration. Entre la parole fluviale de Daddy Kamono et le chant profond de Losanganya, le corps de Faustin Linyekula s'érige en point d'incandescence pour suturer la douleur.

 

Au Théâtre de la Ville-Les Abbesses, du 20 au 23 novembre

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

Blog De Jumarie Georges

  • : Attractions Visuelles
  • : Cinéma, théâtre, danse contemporaine, musique du monde, voyages
  • Contact

Recherche