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17 février 2013 7 17 /02 /février /2013 23:00

 

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                                 Photo de répétition / Elisabeth Carecchio

 

 

La réunification des deux Corées

 

Texte et mise en scène de Joël Pommerat

 

Avec Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Philippe Frécon, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu

 

 

 Il semblerait ici et là que "La réunification des deux Corées", le dernier spectacle de Joël Pommerat présenté aux Ateliers Berthier, ne fasse pas l'unanimité. Loin de là, même, et cette réserve va jusqu'à atteindre les admirateurs de l'univers du metteur en scène.

 

 Ici, on se contentera au contraire de saluer les changements d'optique opérés dans cet univers, après les sommets atteints notamment par "Cercles/Fictions" ou "Ma chambre froide". Changements qui, eu égard à la forme de perfection scénique atteinte, ne sont dans bien des cas, que des exacerbations de motifs précédemment développés.

 

 C'est ainsi que lorsque l'on pointe la vingtaine de saynètes qui composent "La réunification des deux Corées" comme génératrices de désunion, il s'agit simplement de se représenter cet éclatement comme une conséquence logique de la manière dont Pommerat envisage l'agencement des séquences dans ses spectacles. C'est notamment à travers ses fondus au noir, hérités du cinéma, qu'il tissait jusqu'ici les enchaînements, créant une constante surprise dans la façon d'organiser les scènes à venir. Ici, la durée relativement courte des saynètes ne déroge pas à cette règle de la succession. Au contraire, elle l'exalte, au point de perturber certains spectateurs ou critiques qui peuvent avoir l'impression d'un inachèvement.

 

 Il faut accepter, dans ce spectacle, la démarche de Pommerat consistant à retomber volontairement de son piédestal artistique, principalement en abandonnant la dimension féerique à l'oeuvre dans certaines pièces liées directement ou indirectement au conte ("Cendrillon", "Pinocchio", "Ma chambre froide"). Ici, le réel reprend ses droits, sous une forme parfois triviale : les dialogues au début, répétitifs, donnent une impression d'immédiateté improvisée, largement agrémentés de gros mots. Il faut se rappeler à cet égard, dans "Cendrillon", le personnage de la fée qui, dans son comportement, sa façon de parler, adoptait cette trivialité, démythifiant le personnage du conte.

 

 Fi donc de cet écrin merveilleux qui tapissait les mises en scène précédentes et ravissaient le spectateur. Il convient également de souligner à cet égard l'une des pertes principales de "La réunification des deux Corées" - mais pour nous un motif de renouvellement - : la voix du narrateur omniscient qui soutenait de bout en bout la conduite de la fiction dans bon nombre des dernières pièces de Pommerat. Voix-off comme dans "Les marchands" (l'une de ses plus belles pièces) ou comédiens présents sur scène soutenant le récit ("Je tremble"). Dans cette dernière pièce, ce narrateur auréolé d'une fonction démiurgique - en quelque sorte le monteur de la pièce, celui qui tissait les séquences entre elles et donnait leur raison d'être aux agissements des personnages -, en n'opérant plus cette suture par son effacement, laisse la place à une fragmentation des scènes.

 

 Rappelons-nous comment à cet égard, dans "Ma chambre froide", la motivation d'Estelle, personnage emblématique chez Pommerat, reposait sur une injonction formulée par un homme condamné. Toute action, d'être générée par une voix représentant une supériorité, se teintait, à force, d'une dimension absurde. Il y a bien, au départ, dans "La réunification des deux Corées", une voix-off, mais son registre change radicalement : la voix n'englobe pas, ne surplombe pas, puisqu'elle questionne, dans une relation dialoguée immédiate. Et cette voix disparaît, laissant les personnages, dans la multitude de leur comportement, livrés à eux-même, dans le bruissement de leurs désirs, leurs peurs, leurs frustrations.

 

 C'est ainsi que tout est remis à plat dans "La réunification des deux Corées", à la manière d'un jeu de cartes qu'on abat, pour reformuler le jeu de l'existence - autant dire le jeu de l'amour. On joue ainsi beaucoup à se faire peur dans la pièce, et cela est signifié dès la première séquence, avec la femme qui veut arrêter une relation "sans amour". Un couple se connecte à ses frayeurs primordiales autour de la "disparition" de leur enfant. Un homme porte à une tension maximale son amitié avec un autre en évoquant sa disposition passée. Un couple se voit visité par le premier amour de la femme. Un mariage est remis en cause par la sœur jumelle de la future mariée, lors de l'une des plus longues scènes, véritable vaudeville, dans une démultiplication de ce qui fonde ce genre (le mari, la femme, l'amant).

 

2corees_carecchio_8.jpg                                         Photo : Elisabeth Carecchio      

 

 

Tout ces moments ne seraient peut-être qu'une succession d'exercices de style s'ils n'étaient pas reliés à un enjeu plus important : la question du temps, connectée à la notion de passage, à une réinterrogation soutenue du statut existentiel des personnages. En cela, "La réunification des deux Corées" est une pièce profondément expérimentale. Tout ce qui s'y noue à travers cette diffraction échevelée de scènes autour de l'amour, ne vise précisément pas à asseoir un état définitif, mais à remettre en cause tout ce qui existe - c'est signifié dès la première scène. Pommerat passe tous ces moments par le filtre destructeur de sa créativité pour ouvrir la conscience de ses personnages.



 Pour cela, il en appelle à des figures fantomatiques, déjà prégnantes dans ses spectacles aux allures de conte. Si l'ancien mari qui revient est ouvertement présenté comme tel, cette apparition prend ici des allures métaphoriques, n'étant plus rattachée à la dimension fantastique inhérente au conte. Le fantôme vient interroger, éprouver la résistance du couple. Et la force d'une telle scène est de ne pas en rester sur cette métaphore, mais de la faire prendre corps littéralement, quand on voit la manière dont ceux des comédiens se débattent pour échapper à l'engloutissement.

 

 A cet égard, l'une des plus fortes scènes de la pièce reste celle mettant face à face les deux amis : quand l'un recule progressivement en protestant contre l'évocation obsessionnelle de leur rencontre passée, l'autre avance tel un ogre près à l'engloutir. Véritable moment horrifique où la présence d'un corps se charge d'une potentialité débordant largement le champ réaliste pour faire advenir une dimension obscure.

 

 La tension à l’œuvre dans nombre de ces scènes - entre présence pleine des corps et convocation de figures inquiétantes - est amplifiée par une qualité de mise en scène qui, là encore, ne convainc pas certains. Pourtant, le dispositif bi-frontal, s'il n'est pas en soi si original - de Patrice Chereau à Marcial Di Fonzo Bo, il refait surface assez régulièrement -, s'insère parfaitement dans l'univers esthétique de Pommerat. L'effort demandé au spectateur, parfois obligé de se pencher pour voir les comédiens, traduit ce sentiment d'un spectacle expérimental se construisant sous ses yeux, et qui réclame de constants réajustements visuels.

 

 Le travail sur l'espace, par ce dispositif, en devient encore plus révélateur de la manière dont Pommerat travaille les entrées et les sorties des comédiens. Le plus fort dans cette mise en scène, c'est précisément que lorsqu'un ou des personnages entrent d'un côté, d'autres apparaissent de l'autre, furtivement, souvent à notre insu, et le balayage visuel imposé crée un ébranlement du statut des corps perçus par le spectateur. C'est la part fantomatique des corps chez Pommerat, travaillée habituellement par les nombreux fondus (encore présents ici), mais accentuée par cette répartition inédite chez le metteur en scène.

 

 Avec cette spatialisation particulière, on bouge donc beaucoup  dans "La réunification des deux Corées" et, à cet égard, l'une des plus belles séquences - sans doute la plus émouvante - reste celle du couple dont la femme est atteinte de la maladie d'Alzheimer. Leur échange magnifique, troué de rappels d'actes récents et d'oublis, se fait en se déplaçant - c'est l'heure de la promenade - d'un bout à l'autre de la scène. Quelle belle manière de signifier l'intrication entre sentiment d'urgence des choses à vivre (vitesse de déplacement) et fuite de la mémoire. Pommerat spatialise, par une propriété dynamique vivante, la question de la perte, là ou n'importe quel metteur en scène (ou cinéaste) figerait la scène en limitant les possibilités physiques de la malade. Séquence d'hymne à la vie au bord du gouffre.

 

Que dire enfin des comédiens si ce n'est qu'ils font merveille dans cette pièce. Si bon nombre de saynètes dessinent un ton globalement pessimiste autour du thème de l'amour, c'est à eux que l'on doit, en fin de compte, de ressentir une jubilation. Par leur différence de stature, de jeu, de voix, ils animent chacun leurs multiples rôles avec un brio constant. Ce décalage entre jubilation du jeu et pessimisme peut entraîner une perturbation chez le spectateur qui, à peine après avoir ri dans une séquence, se retrouve projeté devant une scène empreinte de noirceur. C'est aussi cette indécision de la conduite à adopter face à cette pièce qui renforce l'impression qu'elle reste constamment ouverte sur les vibrations contradictoires de la vie.

   

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