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23 novembre 2021 2 23 /11 /novembre /2021 21:23

Toujours en partant d'une matière très réaliste (ici la construction en taille réelle d'appartements mitoyens), Kurô Tanino glisse d'imperceptibles déplacements dans "La forteresse du sourire", créant une nouvelle œuvre troublante.

 

     Photo : Takashi Orikawa

 

La forteresse du sourire

 

Texte et mise en scène de Kurô Tanino

 

Avec Susumu Ogata, Kazuya Inoue, Koichiro F. O. Pereira, Masato Nomura, Hatsune Sakai, Katsuya Tanabe, Natsue Hyakumoto

 

 

 Le metteur en scène japonais Kurô Tanino avait marqué les esprits lors de sa première invitation au Festival d'Automne avec « Avidya, l'auberge de l'obscurité ». Surprenante était alors sa scénographie, à la fois sophistiquée (une structure tournante destinée à restituer une visibilité maximale, dans un écoulement du temps réaliste). Prolongée dans « The Dark Masters », cette esthétique investit à nouveau la scène du T2G avec « La forteresse du sourire ».

 

 Dans cette veine désormais identifiable, Tanino frappe à nouveau le regard avec la construction grandeur nature de deux pièces principales de maisons mitoyennes. D'un côté, des pêcheurs qui attendent l'arrivée d'un étudiant pour les épauler, de l'autre, un homme venu s'installer avec sa mère victime de démence précoce et sa fille. Ce réalisme saisissant – qui va jusqu'à nous faire entendre les chants d'oiseaux, et où l'on croirait que la pluie va ruisseler sur le toit – a un pouvoir d'attraction tel que lorsque le chef des pêcheurs va renouveler le bac d'eau pour le chat, on s'attend à ce qu'un véritable félin apparaisse.

 

 Mais ce réalisme là (en la matière, un hyperréalisme), qui s'attache à prélever des portions du réel pour les disposer sur scène, se fissure très lentement, et c'est toute la finesse dramatique de Kurô Tanino que de le rendre quasiment imperceptible. Sa division de scène, loin de la sophistication d'artistes de théâtre occidentaux déstructurant l'espace en référence au cinéma, est destinée ici à faire advenir un trouble dans les relations humaines, et particulièrement celles entre les japonais et japonaises, régies par des codes spécifiques.

 

 Car si a priori, le réalisme de Tanino vise à montrer les différences entre les protagonistes des deux bords, sa mise en scène crée petit à petit des sutures. Cela passe d'abord par la mise en place de ces codes comportementaux, auxquels manifestement peu de personnes peuvent échapper dans la société japonaise : la nécessité d'aller dire bonjour à ses voisins en tant que nouveaux venus, d'amener un présent, de respecter ses ainés (l'étudiant se fait rosser par ses comparses, la fille  laisse sa grand-mère souiller sa robe).

 

 Quel que soit le bord auquel on appartient, l'aliénation à des rites sociaux produit d'inexorables équivalences existentielles. Sur le plan scénique, Kurô Tanino crée ainsi des effets troublants : quand le regard du public s'attache à suivre, au départ, les difficultés de déplacements de la mère (soutenue par son fils pour aller aux toilettes), il ne remarque pas, sur la gauche, le corps de Takeshi, le chef des pêcheurs, se levant doucement, comme s'il était lui aussi impotent. Plus tard, il donnera de plus en plus l'impression d'avoir du mal à se lever, jusqu'à vouloir se cloitrer.

 

 « La forteresse du sourire » est riches de ces correspondances, comme le fait de préparer de part et d'autres le repas, en temps réel. L'une des scènes les plus fortes de la pièce, la plus longue assurément, montre au départ Takeshi en train de regarder un western de Sergio Leone, tandis que Fugita lit « Le vieil homme et la mer », d'Ernest Hemingway. Petit à petit, les deux hommes quittent leur activité nocturne, l'obscurité gagne progressivement et, alors qu'ils se couchent, ne reste plus que, de part et d'autre, la lumière de poêles à bois.

 

 Si « La forteresse du sourire » est une pièce remplie de dialogues au départ entre les pêcheurs (rendant parfois difficile la lecture des surtitres disposés sur les côtés), ils sont restitués de manière bancale par le comportement des protagonistes. Quand les échanges fusent entre les pêcheurs, dans la famille, elle est marquée par des décalages accentués par des béances : la fille, constamment sur son portable, ne réagit aux paroles de son père que plusieurs minutes après, demandant où elle doit ranger telle affaire. Le père s'adresse difficilement à sa mère malade qui réagit souvent à côté.

 

 Dans ces correspondances et décalages se crée une subtile chorégraphie, renforçant une rythmique visuelle au point de constituer une gymnastique pour l’œil du public. Si rien ne bouge dans cette reconstitution de maison, la matérialité inhérente à ce réalisme le cède à un glissement progressif des mœurs, quand tout ce qui n'est pas signifié par la parole éclate sous une forme secrète.  En dernier ressort, cela résonne comme un dialogue intime opérant par delà les cloisons entre les personnages, rompant ainsi le cadre existentiel préétabli.

 

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