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27 novembre 2019 3 27 /11 /novembre /2019 22:51

D'un point de départ criminel (une femme tue son amant), Kira Mouratova entrelace son intrigue de bouffées poétiques, aux confins du surréalisme.

 

 

 

Changement de destinée

 

Film de Kira Mouratova

 

Avec Natalia Leble, Viktor Aristov, Vladimir Dmitriev

 

 

 D'une histoire à l'intrigue éminemment simple (une femme tue son amant), la cinéaste ukrainienne Kira Mouratova tire un film d'une intense originalité. La seule façon qu'elle a de confronter des personnages aux appartenances sociales très différenciées permet à « Changement de destinée » de basculer très vite dans une dimension carnavalesque.

 

 En privilégiant une absence de linéarité dans son film, en écartant tout progression causale, Mouratova jette ses protagonistes dans des situations souvent saugrenues, à commencer par le moment où la femme, d'origine bourgeoise, est jetée en prison. Loin de l'inscrire dans des situations triviales, la cinéaste la confronte à des scènes qui ne sont pas sans évoquer, dans « Parmi les pierres grises », la rencontre du jeune garçon avec des pauvres gens vivant dans le sous-sol d'une église. Ici, cette rencontre s'opère sur un mode totalement décalé, où la notion d'humiliation est absente, puisque la femme se trouve littéralement en compagnie de personnages de cirque venus faire leur numéro : un joueur de cartes, un homme qui mange du verre, un troisième enfin parti dans une véritable démonstration gestuelle sur la manière de conserver un état de bien-être.

 

 Si Mouratova, à mesure que son film avance, joue le jeu du dévoilement d'une énigme criminelle, c'est bien moins l'intrigue qui compte que les relations entre les personnages, souvent exacerbés. Il suffit de prendre les échanges avec son avocat pour sentir affleurer moins des dialogues que des tensions verbales, où ce qui compte n'est pas tant de convaincre l'autre, que d'être dans un mode d'expression verticale, exaltée, proche du cri. Le cinéma éminemment poétique de Mouratova est à ce prix, où les uns et les autres, à mesure qu'ils se parlent, vont de plus en plus vers une sorte d'enfermement de la parole sur elle-même. Et en cela, la traduction la plus frappante de cet autisme verbale tient à ces inlassables répétitions de phrases et de séquences.

 

 Véritable saturation amenant les personnages à vouloir aller au bout d'une parole, mais comme s'ils étaient portés par elle, plus que s'ils exprimaient réellement une détermination farouche. La parole répétitive marque au contraire l'absence d'un personnage à lui-même, l'impossibilité de s'accrocher véritablement aux mots. Chez Mouratova, la parole, fluviale et circulaire, participe d'une détermination inconsciente, et la fragilité de ses personnages, leur instabilité fondamentale, est à la mesure de ce torrent incontrôlable par lequel ils sont mus.

 

 Ce sont les corps des personnages, et par extension, leur action, qui se trouvent pris dans une incertitude. Si la parole est flux mouvant et répétitif, le corps lui-même perd ses attaches. Et dans sa volonté de créer des frictions entre des corps et personnages n'appartenant pas au même monde, Mouratova décrit des individus comme sortis d'un rêve. Il en est ainsi de ce passionnant personnage qu'est l'assistant de l'avocat, corps pris dans une mécanique contradictoire, entre obligation de se glisser dans le moule occidental et les secousses, l'instabilité physique renvoyant à des signes de son appartenance à une culture traditionnelle. En lui voisinent le sérieux de sa fonction et la fantaisie d'un corps qui s'en rappelle à son côté nature. En cela, les séquences où il conduit l'avocat récupérer une lettre chez la femme indigène de l'homme assassiné sont des monuments de liberté narrative, au rythme jubilatoire. Assis dans un wagon de marchandises, il pousse des cris de jouissance en tirant des coups de feu. Puis la traversée dans les ruelles étroites, aux murs hauts, avant qu'une grappe d'enfants ne les encerclent littéralement (ils sont dispersés avec des coups de feu) participent d'une forme de libération pulsionnelle, rompant tout schéma narratif traditionnel.

 

 C'est dans cette confrontation entre ces identités multiples, que le film de Mouratova est à son mieux. Les oppositions entre les uns et les autres (les indigènes sont qualifiés avec mépris de « moukères », notamment par le responsable de la prison) créent des étincelles, tant en termes visuelles, (les vêtements chatoyants des autochtones), que sonores (la bande son est envahie de musique traditionnelle). Cette façon d'habiter le plan de caractéristiques diverses échappant aux lois d'une histoire linéaire n'est pas sans faire penser au cinéma de Paradjanov, jusqu'à se rapprocher de moments surréalistes (une cellule qui abrite un tigre à côté de de la femme ; un homme dont le chapeau prend feu). Il y a jusqu'à ces chevaux qui s'enfuient seuls dans la steppe, à la mort de leur maitre. La fuite finale, d'un pas certain, devient l'expression ultime d'une perte d'attache qui est comme l'élan irrépressible d'une fiction devenue libre.

 

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19 novembre 2019 2 19 /11 /novembre /2019 10:41

 En dépeignant la rencontre du jeune Vasia, fils d'un juge, avec des pauvres dans les ruines d'une églises, Kira Mouratova dépasse la dimension sociale pour livrer un film au souffle onirique.

 

Parmi les pierres grises


 

Film de Kira Mouratova (1983)


 

Avec Igor Charapov, Oksana Chlapak, Stanislav Govoroukhine, Roman Levtchenko, Sergueï Popov, Victor Aristov, Victor Gogolev, Feodor Nikitine


 

 « Parmi les pierres grises » pourrait n'être qu'un film marqué par une empreinte sociale, axée sur la manière dont un jeune garçon, Vasia, fils d'un juge, échappe à sa condition de classe, son confort matériel. En effet, à la suite de la mort de sa mère (vraisemblablement d'une tuberculose, à en croire l'énorme toux entendue en off, au début du film), le père, homme de grande taille, d'une noblesse toute aristocratique, se perd en lamentations. Quand le film s'ouvre, il est vu dans la nature, d'abord se mouchant (on croit qu'il a un rhume) avant que les pleurs et le sentiment d'abandon ne l'emportent.


 

 Cette façon de ne pas signifier d'emblée la peine du juge, en la masquant sous de vains oripeaux maladifs, témoigne d'une pudeur du personnage, mêlée à une distance à l'égard de son fils qui lui, à côté, grimpe allègrement sur un arbre. Belle manière de traduire cet écart non seulement entre un père et son fils (chez qui il essaie d'imprimer le souvenir de sa mère), mais entre des corps résolument opposés : rigidité aristocratique du grand échalas d'une part, souplesse d'un corps félin, avide de mouvements (il n’obéit pas à l'injonction du père lui demandant de rentrer), tout entier aspiré vers le haut (l'étonnante agilité du jeune comédien grimpant toujours plus haut dans l'arbre).


 

 C'est sa curiosité d'enfant mêlée à une faculté plastique de mobilité qui conduit Vasia à explorer les alentours avec des jumelles, avant de découvrir des individus à l'allure extravagante, s'agitant autour des ruines d'une église. La rencontre avec eux marque une bascule certaine dans le film, puisque l'étrangeté de ces personnages trahit un changement de monde. Déjà, sans vouloir opérer de rupture formelle entre le monde de Vasia et celui dans lequel il pénètre, Mouratova le filme à distance dans une scène remarquable, où on le voit escalader longuement la façade de l'église en ruine. Scène distanciée d'autant plus forte qu'il s'agit par la suite de montrer des être pauvres vivant dans les sous-sols de l'église. Littéralement, dans un paradoxe saisissant, pour accéder à cette zone obscure, inconnue, Vasia doit s'élever.


 

 La force du film de Mouratova tient à cette façon de dresser, dans cette rencontre impromptue, un catalogue d'êtres rattachés à aucune réalité identifiable et qui, sur un mode théâtral, rejoue des postures (entre maitre et serviteur), en exacerbant, sur le plan vocal, leur posture. On monologue plus qu'on ne s'adresse à l'autre, et dès lors que la parole porte vers l'autre, c'est son irréalisme qui frappe. Quand Vasia rencontre d'abord Valek, un peu plus agé que lui, c'est une forme de mépris, liée à la différence de classe, qu'il exprime : il jette sa pomme lorsque celui-ci lui demandait de la partager.


 

 Fruit défendu qui sera par la suite élément permettant à Vasia de devenir plus proche de Valek et de sa petite sœur Maroussia. Ce rapprochement s'inscrit ainsi dans une véritable traversée du miroir, donnant à « Parmi les pierre grises » des allures de conte initiatique puissamment onirique. Le film s'enveloppe d'une veine d'irréalité dès lors que l'intrigue se resserre sur la relation de Vasia avec Valek et Maroussia. C'est particulièrement à travers les yeux de la petite Maroussia que « Parmi les pierres grises » affirme son étrangeté, alliant une dimension féérique et funèbre. Dans la danse folklorique qu'elle exécute avec une maitrise et une légèreté confondantes pour son age, c'est toute l'irréalité d'un personnage qui pointe, comme si la virtuosité relevait d'une habileté mécanique. Mouratova pousse loin cette déréalisation en la confrontant littéralement avec une poupée que Vasia lui apporte lorsqu'elle tombe malade.


 

 Le jeu sur l'irréalité des corps est particulièrement signifié par la manière dont s'expriment les personnages : voix exacerbées, on l'a dit, mais surtout timbres étranges, décalés, souvent très aiguës, mais bien plus encore, Mouratova inscrit les paroles dans une répétitivité inlassable. C'est Maroussia qui, de sa voix s'écoulant comme un filet d'innocence, incarne le plus cette trituration particulière, puisque dans certaines séquences, elle peut répéter la même phrase cinq fois. Une répétition qui prend à travers elle une allure tragique, puisqu'elle mène vers une désincarnation où la frontière entre présence humaine et fixité mécanique de la poupée est purement et simplement abolie. De quoi donner à la plongée de Vasia dans ces ruines une puissance fantomatique et de faire de « Parmi les pierres grises » un film d'une troublante poésie.

 

 

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15 novembre 2019 5 15 /11 /novembre /2019 10:42

En s'attaquant au thème des fantômes, inhérente à la culture japonaise, Ryusuke Hamaguchi livre un moyen-métrage loin des canons du genre, dans un style ou profondeur rime avec subtilité.

 

 

 

Heaven is still far away

 

Film de Ryusuke Hamaguchi

 

Avec Nao Okabe, Anne Ogawa, Hyunri

 

 

 Devant « Heaven is still far away », moyen-métrage de Ryusuke Hamaguchi, on a envie de se dire : qu'est-ce qu'un réalisateur pas encore renommé à l'époque (le film date de 2016) peut encore apporter au film de fantôme, genre largement éprouvé dans la culture japonaise, déclinée sous différentes formes ? Qui plus est, dans un format aussi courte.

 

 La réputation d'Hamaguchi s'étant faite dans des drames psychologiques, avec les apogées « Senses » (ou « Happy hour ») et « Asako I et II », cet opus avait de quoi laisser sceptique, comme si le réalisateur optait pour une parenthèse en forme d'exercice de style. Cette impression est d'autant plus forte que lorsqu'on lit dans la présentation du film que le personnage principal, Yuzo, subvient à son existence en réalisant les mosaïques de masquage de vidéos pornos, on du mal à penser que l'on va découvrir un objet filmique subtil.

 

 Pourtant, devant « Heaven is still far away », force est de constater que l'on se trouve devant un petit film par sa durée mais d'une densité peu commune, asseyant la quintessence du cinéma d'Hamaguchi, marquée par la virtuosité avec laquelle il fait exister des personnages dans un espace restreint. Car ici, sa façon d'aborder le film de fantômes, loin des canons du genre, n'ouvre sur aucune dimension fantastique. Ce qui prime avant tout, c'est la question de la proximité des corps et, en cela, il suffit d'une scène pour comprendre cette intention de mettre Mitsuki, la lycéenne, à hauteur d'humain : Yuzo lit un manga et, alors qu'il tourne la page, elle lui signifie, hors-champ, qu'il est allé trop vite. Il revient donc en arrière, jusqu'à ce que, au plan suivant, la caméra dévoile la présence de la jeune femme.

 

 Dans cette banalité d'un changement de plan, le film d'Hamaguchi ouvre une réflexion sur la question de la représentation, qui n'est pas loin d'atteindre des strates vertigineuses. Car si l'existence de Yuzo, d'une banalité confondante, est perçue au travers d'activités triviales, le seul fait qu'il se masturbe dans sa salle de bain, alors qu'il est supposé être vu de toutes parts par Mitsuki, le place dans une sorte de solitude ontologique. La présence de Mitsuki comme compagne virtuelle n'entame en rien son mode d'être. Mitsuki, en quelque sorte, colle au plan, à l'espace de son petit appartement, sans qu'elle en déplace les signes.

 

 C'est avec l'arrivée de la sœur de Mitsuki que le film bascule en une réflexion profonde sur le visible. C'est là qu'on apprend que Yuzo était témoin du décès de Mitsuki, témoin tellement privilégié qu'il serait entré en contact avec elle. C'est ce souvenir qui amène la sœur à vouloir interroger Yuzo en le filmant. Renversement de perspective, qui fait sortir Yuzo de son statut d'homme collant à son univers étriqué, où le réel et l'irréel représenté par Mitsuki sont uniformisés, pour accéder à un autre, plus exposé. Comme un contrepoint à son activité de masquage de mosaïque, en étant interrogé et filmé par la sœur, il devient lui-même image, ses repères spatiaux sautant, comme s'il lui fallait passer par le filtre de l'écran dressé entre lui et la sœur pour pouvoir accéder à un autre mode d'existence. Mais son témoignage, loin d'asseoir une position de vérité, dessine au contraire un doute dans ses révélations sur Mitsuki. La sœur ne croyant pas aux fantômes, sa réaction première est teintée de suspicion, alors que dans un deuxième temps, à l'évocation de détails très précis, elle objecte qu'elle ne s'en souvient pas. Yuzo a beau être le porte-voix de Mitsuki, il est dans une sorte de double dépossession : de lui-même de parler pour une autre, en étant renvoyé à une autre temporalité immaitrisable, inactuelle, puis d'être objet docile face à la caméra de la sœur.

 

 Mais dans cet échange, la question de la véracité est remise en doute, non seulement parce que la parole de Yuzo, en porte-voix de Mitsuki, bute contre la croyance de la sœur, mais parce qu'à un moment, un mouvement de caméra dévoile Mitsuki en train de dormir alors qu'elle est supposée parler à travers les lèvres de Yuzo. Moment saisissant, montrée de manière quasi fugitive, qui traduit un passage : celui de Yuzo d'un statut de possédé ayant une voix à celui d'un orateur dont la parole brasse des souvenirs. L'existence du personnage, arraché à son existence obscure peuplée d'une fantôme, est à ce prix. Passer derrière une caméra devient ailleurs le meilleur véhicule d'une existence incarnée.

 

 Car ce qui rend « Heaven still far away » si fort, derrière un style d'une sobriété minimaliste, c'est la manière dont Mitsuki évolue dans le plan, aux côté de sa sœur et de Yuzo : dans une proximité qui la rend attentive à toutes les variations de sentiments, se positionnant entre les deux, comme dans une scène familière et banale, le visage chargé de ces imperceptibles sensations. C'est en donnant à son film de fantôme un caractère si quotidien, où les tensions entre les vivants et les morts sont abolies, que Ryusuke Hamaguchi prouve sa capacité à faire plier un genre pour l'inscrire dans un champs d'humilité cinématographique.

 

Voir la bande-annonce :

https://youtu.be/1f0qYjNarMc

 

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11 novembre 2019 1 11 /11 /novembre /2019 15:06

Avec cette incursion en dehors du Japon, en Ouzbekistan, Kiyoshi Kurosawa montre la trajectoire de Yoko, prise entre sa peur de l'autre et un repli sur soi.

 

 

 

Au bout du monde

 

Film de Kiyoshi Kurosawa

 

Avec Atsuko Maeda, Ryo Kase, Shota Sometani, Adiz Radjabov

 

 

 

 Maitre du film d'horreur, décliné sous différentes formes (thriller angoissant avec « Cure » ou « Charisma »), intimistes ou bardés d'effets spéciaux, Kiyoshi Kurosawa effectue un nouveau pas de côté, comme il nous l'a déjà proposé avec « Tokyo Sonata ». Dans « Au bout du monde », non seulement le décalage tient au style (il ne s'agit pas d'un film fantastique, contrairement à ses deux précédents), mais de plus, il ne se déroule pas au Japon.

 

 Qu'il tourne ailleurs n'est en soi pas une surprise chez Kurosawa. Son cinéma, dont la matière primordiale est le fantastique, interroge depuis longtemps la question des frontières (entre le vivant et le mort, entre l'ici des humains et l'ailleurs des extra-terrestres). Plus encore, et c'est sa veine la plus subtile, la frontière mentale, qui fait basculer un personnage d'un monde à l'autre, d'une perception intime à une zone d'irréalité immaitrisable.

 

 Avec « Au bout du monde », le franchissement de la frontière garde un cap géographique réaliste, puisqu'il s'agit pour une équipe de jeunes techniciens et réalisateurs d'aller filmer en Ouzbékistan des scènes typiques en vue d'une diffusion dans une émission télé. Connaitre un pays pourrait engager une démarche touristique ou ethnologique, mais Kurosawa s'applique très vite à détourner cette vision. S'il y a bien dans le film deux trois mouvements de caméra montrant certaines des splendeurs de ce pays (mosquées), dont la célébrité a été forgée par la Route de la Soi, ce n'est que fugitivement. Le cinéaste, en montrant des personnages désirant filmer des vignettes de la vie ouzbeke, témoigne d'emblée d'un manque à appréhender la plénitude d'un pays.

 

 Cette volonté de capter un substrat du pays se fait sur un mode paradoxal : vouloir l'acuité d'une vision, en rejouant des scènes, pour n'arriver qu'à quelque chose d'impalpable. Pathétique est cette détermination du réalisateur à peaufiner les scènes, à faire en sorte que la jeune Yoko répète son rôle, jusqu'à ce qu'on l'estime parfait. Il y a bien sur quelque chose d'un peu ridicule à demander à une jeune femme de chausser des bottes pour se tenir dans l'eau, en espérant l'apparition hypothétique d'un poisson géant. A mesure que le film avance, de Samarcande à Tachkent, les tentatives de saisie se révèlent inabouties, entrainant une interrogation sur la matière documentaire récoltée (il n'y a pas assez de film exploitable). Une démarche conduisant à une sorte d'aveuglement, où la volonté de faire le point, de recueillir l'image parfaite, bute sur des actes improbables.

 

 A cet égard, cet aveuglement est exacerbé dans la scène la plus pathétique du film, lorsque Yoko doit se glisser dans un appareil de fête foraine et se prêter à un tour vertigineux, qui lui arrachent des cris d'angoisse. Malgré la bienveillance d'un ouzbek qui, en la prenant pour une enfant, déconseille qu'elle y aille, elle doit recommencer. Moment fort qui non seulement trahit l'écart de perception entre l'ouzbek et l'équipe japonaise, mais qui entérine le malaise produit par l'indifférence de la peur de Yoko chez son équipe.

 

 Si « Au bout du monde » se resserre de plus en plus sur la trajectoire de la jeune femme, c'est pour accentuer la difficulté de s'insérer dans cet ailleurs. Dès qu'elle met le nez dehors, c'est souvent en courant, soupçonneuse dès qu'on lui adresse la parole, toujours en fuite, traversant des espaces sombres, peu engageants. Cette « inquiétante étrangeté » culmine lors de sa fuite après avoir filmé un lieu interdit. En cela, cette perception par Yoko de l'espace comme foncièrement menaçant rejoint complètement la matière angoissante des films de Kurosawa, particulièrement ceux de science-fiction. Littéralement, le prétendu danger dont Yoko se sent menacée la place dans une position de personne traquée, même si, comme le montre l'épisode où elle est arrêtée, tout cela se passe dans sa tête. La prétendue menace extérieure se mue en angoisse intime.

 

 « Au bout du monde » est certes une réflexion sur la difficulté à connaître les cultures autres. Les remarques du réalisateur sur le peu de fiabilité des ouzbeks en témoignent, rompant par là avec la retenue des japonais. Mais le film met tout autant l'accent sur les mœurs japonaises, singulièrement sur la relation homme-femme, sérieusement égratignées par les épreuves que Yoko subit, en se forçant à garder le sourire. Le déplacement, en l’occurrence, n'ouvre en rien l'horizon mental de ces personnages, mais exalte les codes comportementaux auxquels ils sont habitués.

 

 Atsuka Maeda, chanteuse reconnue au Japon, se glisse dans le rôle de Yoko avec une confondante véracité, tant dans l'angoisse qu'elle insuffle à son personnage en perte de repères qu'à ces séances où elle surjoue, souriante, l'inanité. De sa petite stature, la comédienne insuffle à Yoko l'énergie nécessaire pour opérer un renversement, comme lorsqu'elle veut libérer une chèvre de son enclave, sa détermination entrainant autant de quiproquos. Jusqu'à ce qu'elle s'empare elle-même d'une caméra pour filmer, de façon désordonnée, ce qu'elle voit autour d'elle. Périple qui prend une tournure de pure rêverie lorsqu'elle pénètre, telle Alice aux pays des merveilles, dans les longs couloirs de l'opéra Navoï de Tachkent, métaphorisant ainsi son rapport idéal à l'existence, qui passe par le chant. Si « Au bout du monde » dresse un constat peu amène des relations avec l'autre, c'est par cette plongée onirique, s'achevant sur une recherche d'un animal, que le film ouvre un espace imaginaire, conçu comme une salutaire respiration.

 

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19 octobre 2019 6 19 /10 /octobre /2019 22:27

 Réflexion virtuose sur le couple, "Chambre 212" retrace le parcours de Maria (Chiara Mastroianni), en quête de liberté. Mais le film ploie sous une moralisation excessive.

 

Chambre 212

 

Film de Christophe Honoré

 

Avec Chiara Mastroianni, Vincent Lacoste, Benjamin Biolay, Camille Cottin.

 

 

 

 Avec « Chambre 212 », Christophe Honoré s'empare d'une histoire de couple ô combien banale, autour de la détresse d'un homme découvrant que sa femme, avec qui il est marié depuis 20 ans, n'a cessé de le tromper. Sujet ô combien usé, moteur de nombre de films français intimistes, englués parfois dans une veine psychologisante.

 

 Mais Honoré, dans son approche, indique qu'aucun sujet n'est détestable, ce n'est que la manière dont on le traite qui a un intérêt. Et son approche, pour le moins originale, investit un spectre large, paradoxal : son film est un huis-clos, propice à développer toute la palette des bons mots entre personnages, à propager des dialogues incisifs, qui font mouche, comme des obus, lié à la proximité entre les personnages. Un statisme des corps au départ mus dans des espaces restreints : un appartement, une chambre d'hôtel. Rien, de prime abord, ne laisse croire, dans les cadrages, qu'il y aura autre chose que des hommes et femmes qui vont se parler, et avec un tel débit que toute virtuosité technique semble exclu (à l'inverse d'un film comme « La femme de mon frère » affichant sa bizarrerie visuelle sans qu'elle soit commandée par aucune détermination morale ou existentielle). La dynamique impulsée, ce sont les dialogues seuls, brillants, qui semblent l'assumer.

 

 Pourtant, « Chambre 212 » est un film qui respire, et son réalisme, porté par ce sujet rebattu, vole très vite en éclats dès lors que le film s'engage dans une dimension totalement irréaliste, avec une réflexion sur le temps. Il respire d'autant plus que les espaces apparemment restreints pourraient rendre étriqué le déploiement de l'imaginaire, autour des figures incessantes et innombrables qui sont convoquées. Il n'en est rien. Le seul passage de l'appartement du couple à la chambre d'hôtel juste en face (permettant à Chiara Mastroianni d'observer son mari) permet de faire germiner l'histoire. Un seul mouvement de caméra suffit pour marquer ce passage d'une sphère à l'autre, d'un réalisme géographique (l'appartement) à un lieu chargé de tous les fantasmes (la chambre). C'est la chambre, étriquée en soi qui devient l'espace de révélation par excellence, de levée des inhibitions, propre à engager les personnages dans toutes les postures possibles : la rencontre de Maria avec son mari Richard jeune (Vincent Lacoste) permet une interrogation ludique sur le couple, en conservant une étrangeté liée à cette rencontre saugrenue, à même de générer des situations loufoques.

 

 Dans la façon qu'a le film de procéder par amplification (tous les amants de Maria se retrouvent subitement autour du lit, dans la chambre), Christophe Honoré opère une subversion des formes du vaudeville, auquel on pense souvent. Les apparitions des personnages y sont le gage d'effets de surprise, de coups de théâtre, destinés à relancer perpétuellement la mécanique narrative. Dans « Chambre 212 » la surprise du surgissement des personnages innombrables du fond de leur aura fantomatique tient moins ici à une puissance de révélation qu'à une volonté de tricoter un filet autour de la seule Maria. Le cortège d'amants aux origines multiples (Irène Haffner, premier amour de Richard, la mère de Maria, sa grand-mère, et même sa conscience) ; toute cette constellation de figures proches et familiales ne sont là au fond que pour dresser une sorte de procès. Et c'est là que le film d'Honoré, en dépit de la sophistication narrative qui l'habite, se révèle profondément moralisateur, allant puiser chez des cinéastes comme Lars Von Trier ou Woody Allen une veine peu amène érigeant la femme en figure de la culpabilité.

 

 Car, précisément, dans « Chambre 212 », si Maria, en voulant quitter son mari, témoigne d'une liberté salvatrice, offrant à Chiara Mastroianni la possibilité d'un rôle flamboyant, c'est au prix de compte à rendre, dans une tension entre les amoureux et la famille. L'énumération des amants, pure dénonciation, faite par la mère, n'est là que pour dessiner le portrait d'une femme coupable de ne pas avoir été une épouse fidèle. Si Richard, Irène Haffner, dans leur retrouvaille avec leur double plus jeune, permettent au film d'exalter une nostalgie bienveillante, Maria, elle est seule avec sa conscience, qui ne manque pas de la rappeler à l'ordre, même si c'est sous une forme amusée, vaudevillesque. Sa présence n'est là que pour conforter cette impression de moralisation extrême du comportement de Maria. Alors que le face à face des doubles Richard se fait sous l'angle d'une franche camaraderie (les mots utilisés alors par Benjamin Lacoste en disent longs sur une proximité teintée d'homosexualité).

 

 Malgré son inventivité - qui doit d'ailleurs beaucoup aux cinéastes que Honoré cite longuement à la fin du film, notamment Allen pour la bascule dans un univers onirique -, malgré un humour et une légèreté mettant en avant une belle qualité d'interprétation, « Chambre 212 », du haut de sa roublardise, laisse l'impression malaisante d'un film tout entier orienté sur l'infantilisation de son personnage principal, dont la liberté factice ne vaut que parce qu'elle est jaugée par son entourage.

 

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28 septembre 2019 6 28 /09 /septembre /2019 22:01

 

Pour sa première réalisation, la comédienne Hafsia Herzi se place au centre pour incarner la trajectoire de Lila, jeune femme tentant de s'affranchir de l'influence d'un homme.

 

 

Tu mérites un amour

 

Film de Hafsia Herzi

 

Avec Hafsia Herzi, Djanis Bouzyani, Jérémie Laheurte, Anthony Bajon, Alexander Ferrario

 

 

 Pour sa première réalisation, dont elle signe le scénario et la production, Hafsia Herzi se place au centre de « Tu mérites un amour ». Pour ce film au sujet pour le moins éprouvé (la difficulté de rompre une relation), la comédienne fait de la trajectoire de Lila, qu'elle campe, une sorte de journal personnel. Présente dans toutes les séquences, Herzi donne l'impression de prime abord de créer des contours nets lui permettant d'accompagner son personnage.

 

 C'est principalement à coup de gros plans sur le visage que s'opère cette polarisation. Le sien, avant tout, pris dans des volutes de travellings, destinés à révéler les moindres variations émotionnelles. Une empathie totale pour Lila qui pourrait laisser affleurer une veine narcissique. Ces gros plans cassavetiens ne visent au fond pas à valoriser le personnage, plutôt à l'enrober dans une zone atmosphérique, au plus près de la palpation des vibrations.

 

 On le remarque assez vite, la qualité de « Tu mérites un amour » repose sur un paradoxe fécond, gage de sa réussite : cerner son personnage pour mieux le décentrer, en l'immergeant constamment dans des zones d'instabilité, d'inconfort spatial. Tension liée à la relation d'emprise avec Rémi (Jérémie Laheurte), signifiée par un rapport contradictoire (s'en délivrer, alors que la distance effective s'abolit, quand bien même il serait loin, grâce au smartphone).

 

 Si la caméra flirte avec le visage de Lila, sa tentative d'arrachement, à la difficulté constamment soulignée (« C'est compliqué ») se confronte à l'incessant ballet d'hommes, pour la majorité des figures de séduction. Littéralement, ils cherchent à la sortir du cadre, zone à la fois d'inconfort et de solitude. Harangué par un jeune homme qui, plus tard, lui fait la cuisine, ployant sous le regard fasciné de Sergio (Alexander Ferrario) dans une soirée, relation débouchant sur une scène de sexe rapide.

 

 Parmi ces hommes, il y a Charly (Anthony Bajon, remarquable par son jeu sensible), apprenti photographe timide, dont l'innocence la porte vers une autre sphère : de son appareil, et lors de la belle séquence de pose, il renverse justement la manière dont Lila occupe le plan, pour en faire une figure à la docilité consentie, la menant vers l'apaisement.

 

 Toutes ces figures masculines mouvantes, dont certains n'ont pas plus de deux scènes, pris dans une instabilité apparition-disparition (Lila prend la fuite devant l'un, est complètement abandonné par un autre), donne à « Tu mérites un amour » le statut de grand film de seconds rôles. Là où dans bon nombre de films, la diversité des scènes et la multiplication des rôles configurent des saynètes, au risque d'un aspect décousu, cette constellation témoigne de la manière dont Lila se projette vers l'extérieur. De par la différence des caractères, l'horizon masculin présenté pourrait parfaitement relever de fantasme ou de l'idéalisation, mettant en avant diverses facettes d'une masculinité différente (celui qui prépare à manger, l'évocation d'un homme qui réciterait des poèmes à son amoureuse).

 

 Dans cette constellation s'insère Ali, joué avec une décontraction et virtuosité bouffonne par Djanis Bouzyani. Caution comique du film, grâce à qui on passe brutalement d'un romantisme désabusé aux effets burlesques les plus débridés (la scène anthologique où ils sont plusieurs à discuter sur un lit). Véritable être plastique, il est le passeur du film, entre les différentes figures présentes, mais surtout pour Lila. L'accompagnant dans sa dérive, il a cette capacité à dépasser ce rôle purement comique pour installer une vraie influence (le rapport avec le marabout).

 

 « Tu mérites un amour » est aussi l'occasion pour Hafsia Herzi de marquer son origine en tant qu'actrice. Révélée avec « La graine et le mulet », présente à l'affiche des « Mektoub, my love », la comédienne ne manque pas de créer des clins d’œil à l'univers du cinéaste, comme dans la séquence dansée, à coups de déhanchements sensuels. Plus encore, c'est dans la profusion de personnages que s'exerce cette imprégnation. Pourtant, en peignant la trajectoire d'une femme en quête d'émancipation amoureuse, c'est aussi sa propre émancipation par rapport à l'univers de Kechiche qu'Hafsia Herzi déploie dans son film, en s'y jetant complètement. Avec réussite.

 

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23 septembre 2019 1 23 /09 /septembre /2019 23:00

 

En plaçant au cœur de son film l'ancienne escort-girl Zahia Dehar, Rebecca Zlotowski tisse une histoire de désir basée sur des rapports de classe. Mais ses nombreuse références cinéphiliques amoindrissent sa vibration contemporaine.

 

 

Une fille facile 

 

Film de Rebecca Zlotowski

 

Avec Mina Farid, Zahia Dehar, Clotilde Courau, Benoît Magimel, Nuno Lopez

 

 

 En prenant Zahia Dehar comme actrice principale de son film « Une fille facile », Rebecca Zlotowski semble répondre à une évidence de casting : prélever dans l'actualité une figure « people », familière désormais de la représentation commune, ex excort-girl ayant défrayé la chronique dans l'univers du football. Un corps bien présent, matière à fantasmes ou éreintements (notamment sur sa plastique artificielle de poupée Barbie) que la réalisatrice projette dans une fiction ancrée dans le présent, autour de laquelle graviterait des questionnements brulants (des jeunes Beurs s'introduisant dans l'univers de Blancs bourgeois).

 

 Mais d'emblée, cet ancrage contemporain se heurte à la posture purement cinéphilique de Rebecca Zlotowski. Pour son histoire de rencontre improbable, la réalisatrice baigne en effet son intrigue de références qui, pour évidentes, créent un décalage qui finissent par vider l'action de sa pertinence actuelle.

 

 On a tôt fait de comparer « Une fille facile » à un marivaudage rohmérien. S'il est vrai que les conditions de rencontres peuvent rappeler le cinéaste de la Nouvelle Vague, il serait difficile d'évoquer, dans le cas de la rencontre de Naima et sa cousine libre Sofia avec des hommes riches, une approche de ce genre. D'abord parce le moteur principal du marivaudage chez Rohmer est le langage. L'un des films de celui-ci que « Une fille facile » rappelle est « Le genou de Claire », où les conditions de rencontre entre les personnages sont assez proches : une période estivale, une vacuité (vacance) des personnages propice à déployer toute une panoplie de désirs et de jeux de séduction. Au cœur de l'intrigue, la relation entre un Jean-Claude Brialy tentant de répondre au désir de la jeune Béatrice Romand (18 ans à l'époque du film), créé un véritable vertige, car la réalité des tentatives d'approche est articulée à une force de conviction passant par la parole.

 

 On cherchera en vain cette poussée du langage dans « Une fille facile », non plus que des instants de réelle séduction. Le corps de Zahia Dehar, dans toute sa transparence offerte, rompt d'emblée toute possibilité de tergiversation autour d'une attirance : des regards suffisent, au loin, mais suffisamment proches pour que s'attise le désir : un yacht sur lequel apparaissent Benoit Magimel et Nuno Lopez, des regards qui se répondent avec l'intensité d'un appel réciproque. Le film de Zlotowski est, à l'inverse, évidé en paroles tant c'est le corps de Dehar qui fait office de mode opératoire pour lancer l'appel au désir, auquel il suffit de répondre. C'est ainsi qu'à une première invitation des deux jeunes femmes dans le yacht, rien n'est montré du processus d'accomplissement de la séduction. Tout est déjà scellé.

 

 Sur ce plan, Zlotowski a bien compris qu'il est inutile de vouloir rivaliser avec le déluge verbal propre à l'univers de Rohmer, qui en fait tout son charme, mais qu'il serait difficile d'imiter de nos jours. Les paroles comptent au fond peu dans « Une fille facile », au point que leur absence diluent tout point de tension dans le film. Il faut attendre un bon bout de temps avant de voir Benoit Magimel aligner plus de deux phrases. Et la façon qu'a Zlotowski de lancer son film avec un récit en voix-off pour le moins désuet (mais qui prend peu de place) témoigne d'une volonté de se tenir à distance de toute certitude langagière. La où les mots portent constamment les personnages chez Rohmer (au point que l'on peine à sentir une intériorité, un secret), dans « Une fille facile », c'est l'acuité visuelle qui est privilégiée et qui déclenche, sans contrainte, les relations entre protagonistes. Sonia a beau lancer quelques points de vue sur l'existence devant sa jeune cousine, l'on retient surtout l'inanité de toute parole.

 

 Dans cette relation entre Naïma et sa sa cousine décomplexée, point de conflit, faute justement de matière verbale sur laquelle jongler. Naima n'est pas tant dans une relation de fascination à l'égard de Sonia qu'elle ne l'observe, dans une position d'entomologiste. Nulle remarque n'émane de sa part sur sa vie dissolue. Pas de position moralisatrice (loin, finalement d'un Rohmer), pas de révolte face à cet engagement dissolue, juste de la curiosité suiviste. Dans ce parcours assez passif de Naïma, on assiste à peine à l'esquisse d'une attirance de la jeune femme pour Benoit Magimel. A force de ne pas vouloir faire comme le modèle revendiqué Beatrice Romand-Jean-Claude Brialy (dont le marivaudage se concrétise par un baiser volé), Rebecca Zlotowski enveloppe ce lien ténu dans une zone vaporeuse.

 

 Si la parole n'est pas le vecteur essentiel des liens entre protagonistes, le rôle est alors forcément dévolu au corps. En cela, si Zahia Dehar reste la figure phare du film, celle autour de laquelle tout gravite, c'est bien par sa manière de mettre son corps en avant. Signifié dès l'ouverture du film, en associant son corps à la nature avec sa déambulation sur la plage, sa liberté renvoie à un autre film de Rohmer, « La collectionneuse » dont le découpage similaire du corps de la comédienne sur la plage est éloquent.

 

 Tout, dans la démarche de Zahia Dehar, sa sensualité affichée, ne manque pas d'évoquer l'attitude de Brigitte Bardot. Mais c'est aussi à la Brigitte Bardot basculant dans l'univers de Jean-Luc Godard, dans « Le mépris » que Rebecca Zlotowski fait référence. La deuxième séquence sur la plage, en compagnie de Naïma, où la jeune femme expose des parties de son corps devant des garçons médusés par tant de libertinage renvoie, sur un mode pour le moins trivial, à la fameuse scène où Bardot interroge Piccoli sur des parties de son corps. C'est au fond là, dans cet affichage du corps de cette jeune comédienne, attelée à de telles références, que résonne un écho à sa propre trajectoire, comme si son rôle dans « Une fille facile » documentait une partie de sa vie où, détachée de son passé sulfureux, une certaine forme d'auto-dérision pointait, renforcée par cette publicité pro-végétarienne dans laquelle son corps est divisée en morceaux de boucherie. C'est dans cette distance avec son propre corps que l'ex escort-girl, évoluant entre distance dérisoire et affirmation ingénue trouve sa place dans une fiction incertaine.

 

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10 avril 2019 3 10 /04 /avril /2019 21:33

A la fois complètement ancré dans la cinéphilie française, mais ouvrant sur des perspectives burlesques, "Synonymes", de Nadav Lapid s'appuie sur l'arrivée en France du cinéaste, après avoir quitté Israël.

 

 

Synonymes

 

Film de Nadav Lapid

 

Avec Tom Mercier, Quentin Dolmaire, Louise Chevillotte, Jonathan Boudina

 

 

 A bien des égards, « Synonymes » du cinéaste israélien Nadav Lapid, porte la marque indélébile d'une cinéphilie française. Plus encore, c'est la Nouvelle Vague qui, à travers un fourmillement de scènes et de postures, est convoquée. Le désir de Yoav, en quittant son Israël natal, de ne plus parler hébreu, s'il témoigne d'une volonté de s'adapter à sa nouvelle patrie, renvoie à cette attention aux mots typique des cinéastes de la Nouvelle Vague, tant au niveau d'un flux inaltérable (La maman et la putain), que d'une distance jubilatoire et critique, fondée sur l'éclatement du sens (Godard). Nadav Lapid s'est ainsi appuyé sur sa propre expérience lors de son arriver en France pour brosser cette fiction aux accents burlesques.

 

 Yoav, en achetant un dictionnaire de synonymes, qui l'amène à débiter les mots comme dans une récitation, est moins dans une recherche d'un langage facilitant l'échange, que dans une fétichisation des mots. L'usage de la langue, chez Yoav, ne devient pas un instrument d'emprise, mais accentue au contraire son décalage avec les autres, plus particulièrement lorsque, face à d'autres israéliens, il maintient son refus de parler hébreu.

 

 Et si cette position forcenée part d'une volonté louable, il ne lui ouvre pas pour autant les portes de la relation à l'autre. L'ouverture du film, par là, renvoie à une dimension initiatique trop forte pour que le personnage prenne pied dans le réel avec aisance. Longue scène quasi surréaliste, où l'homme se retrouve à grelotter dans une baignoire, cherche ses vêtements mystérieusement disparus, et est retrouvé par un jeune couple, le croyant mort. Une scène inaugurale représentée comme une scène de naissance (Yoav lové dans sa baignoire), avant que le couple ne l'habille et ne le projette dans le monde, en lui fournissant de l'argent. La scène d'exposition est forte, d'autant plus qu'on ne saura pas grand chose des motivations de Yoav sur les raisons de sa fuite d’Israël.

 

 Pour son premier rôle, Tom Mercier incarne avec conviction ce personnage singulier, mélange de force physique (corps bodybuildé) et de fragilité gauche. La nudité, dans le film, le renvoie à cette inexpérimentation d'un corps face aux différents éléments auxquels il est confronté. C'est sans doute ce que Nadav Lapid rend le mieux dans son film : faire de la trajectoire de son personnage non pas seulement une question d'appréhension délicate du langage, mais un passage où son corps vient buter contre le réel. Quand la caméra suit Yoav à l'extérieur, tressautant autant qu'il s'agite ou se perd, elle vise à coller à la réalité perturbée du personnage. 

 

Tom Mercier, entre retrait passif (le casting porno) et affirmation décalée (la délirante scène de classe d'apprentissage en compagnie d'autres étrangers) se coule parfaitement dans ce rôle contradictoire. Son accent contribue à lui donner ce supplément de distance grâce auquel son personnage avance dans une sorte de rêverie ouatée.

 

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15 janvier 2019 2 15 /01 /janvier /2019 14:38

Dans la lignée des films de "double" (Vertigo, Mulholland drive), le cinéaste japonais Ryusuke Hamaguchi tisse une fiction sensible autour d'Asako, dont l'imaginaire amoureux est peuplé par deux hommes aux visages identiques.

 

 

 

Asako I et II

 

Film de Ryusuke Hamaguchi

 

Avec Masahiro Higashide, Erika Karata, Koji Seto, Rio Yamashita

 

 

 

 Avec les découvertes successives de « Senses » ou « Passion », le cinéaste japonais de Ryusuke a très vite imposé un univers où les relations entre les personnages, patiemment auscultés, dessinaient un territoire affectif d'une grande profondeur, à la sensibilité à fleur de peau. Si « Senses » apparaît d'ors et déjà comme l'étalon indépassable de ce monde, il n'en rend pas moins passionnant la découverte, à une période rapprochée, de « Asako I et II ». Le film, dont la production témoigne d'une inflexion dans le parcours jusqu'alors confidentielle du cinéaste (il est présenté à Cannes), accomplit cette démarche visant à nous rendre les personnages toujours aussi proches, mais en y inscrivant cette fois une sorte d'irréalité faisant vaciller les fondements perceptifs.

 

 Cette irréalité qui fait basculer le film dans une dimension onirique, elle est signifiée d'emblée par cette division renvoyée par le titre : deux temps, qui équivalent à deux poussées d'ordre fantasmatique. Deux séquences, à plusieurs dizaines de minutes de distance, se répondent en ce sens : celle ou Asako contemple dans une galerie les photos de Shigeo Gosho, photographe ayant réellement existé. C'est là que son regard est distrait par la présence de Baku, l'homme qui va littéralement l'hypnotiser. Dans l'autre séquence miroir, plus tard, alors que Baku a disparu de l'existence d'Asako, celle-ci a rendez-vous avec Maya, une amie comédienne, pour aller voir une exposition de … Shigeo Gocho. Elle croise Ryohei, son sosie, et touche son visage devant l'affiche de l'exposition.

 

 C'est bien autour de cette exposition que le fantasme amoureux est généré et loin de se défaire, se perpétue, par la reprise de l'expo photo. Manière de signifier que le point de départ de l'emprise de Baku et de son double sur Asako est liée à une image, comme si le rapport à une vision esthétique (la visite d'une galerie) activait la matière onirique de la jeune femme, la plongeait dans les méandres d'une rêverie.

 

 Si les rencontres, chez Hamaguchi, passent par la parole – comme une manière d'exalter jusqu'à l'exténuation cette bienséance inscrite dans les relations au Japon – jusqu'à parfois se défaire en un tour de main, le début de « Asako I et II » renverse totalement ce schéma réaliste en projetant Asako sur un nuage d'irréalité. Littéralement hypnotisée, elle suit Baku à la sortie de l'expo. Les regards au ralenti, le corps transi, tout cela dessine un univers digne des romans photos pour midinettes, et déjoue complètement toute psychologie, puisque la rencontre quasi muette se conclut par un baiser. Asako est sur un nuage, et il lui faudra tout le film pour en sortir.

 

 Mais la qualité de l'approche d'Hamaguchi tient à cette sensibilité évitant toute plongée dans une sécheresse théorique, gage de l'évolution de son personnage féminin. Car quand bien même la division à l’œuvre dans « Asako I et II » trouve ses repères évidents dans le champs cinéphilique (son moteur étant le « Vertigo » d'Hitchcock), le cinéaste japonais, donne à la trajectoire d'Asako une épaisseur particulière. Bien qu'elle soit enveloppée dans une aura flottante, sentant vaciller ses certitudes, sa présence est bien réelle, sa frêle silhouette se fraye un chemin parmi les autres.

 

 C'est en vertu des relations qu'elle entretient avec ses amis qu'Asako garde un rapport à la réalité, sans quoi elle se maintient dans un effacement certain. Emblématique en cela est cette soirée organisée avec son amie Maya, Ryohei, son collègue Kushihashi, tandis qu'elle-même prépare à diner. L'espace de la cuisine lui sert alors d'écran derrière lequel elle ne peut qu'assister à la violente charge de Kushihashi découvrant un extrait de l'interprétation par Maya d'une pièce de Tchekov. Comme souvent chez Hamaguchi, dans la façon de vouloir déplier la relation verbale entre les personnages, avec comme point de départ un maniement des convenances, le glissement vers une critique décomplexée témoigne des possibilités enfouies de renversement de perspectives.

 

 Mais ces deux là (Maya et Kushihashi) finiront par former un couple solide, jusqu'à qu'elle attende un enfant. Manière de retrouver une place honorable, après l'épreuve de la parole. Pour Asako, sa fragilité s'adosse à la puissance d'affirmation de ses compères, en particulier avec le retour de son ancienne amie Haruyo, qui joue un rôle prépondérant, lui enjoignant, jusque dans les moments de doute, de renforcer son lien avec Ryohei. Maya comme Haruyo représentent cette réalité stable par rapport auquel Asako mesure sa capacité à former un couple avec Ryohei. Mais la réapparition de Baku rend compte de la fragilité de cette bascule dans le réel, malgré la vie commune finalement menée avec Ryohei. Telle une poupée mécanique, en saluant la star Baku, en compagnie de Haruyo, Asako fait plus que perdre ses moyens, comme lorsqu'il vient la chercher. Incertitude du lien qui culmine à ce moment là, provoquant, dans le dernier mouvement du film, l'une des fins les plus amères qui soit. Entre Asako et Ryohei, la condition du maintien d'une relation se fait alors à l'aune d'une distance infranchissable.

 

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2 septembre 2018 7 02 /09 /septembre /2018 13:51

 Avec « Le poirier sauvage », le cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan retrouve l'ampleur romanesque de ces deux précédents films. Son lyrisme, teinté de séquences splendides, n'empêche pas le film d'être submergé par des dialogues abondants, chargés d'une irrésistible misanthropie.

 

 

Le poirier sauvage

 

Film de Nuri Bilge Ceylan

 

Avec Dogu Demirkol, Murat Cemcir, Bennu Yildirimlar

 

 

 Aussi ambitieux dans son propos qu 'ample dans son format, « Le poirier sauvage » assoit un peu plus le style qui a fait la renommée de de Nuri Bilge Ceylan surtout depuis « Il était une fois en Anatolie » confirmée dans « Winter sleep », palme d'or à Cannes : la lenteur du développement y voisine avec une tension dramatique, manifestée principalement à travers le langage. Mais aussitôt énoncée cette tension entre profondeur du développement et esthétique magnifique, force est de constater que « Le poirier sauvage » offre au spectateur un visage plus unitaire, pas forcément sous le meilleur jour : les dialogues y abondent à un tel point d'exténuation que les personnages, poussés dans leurs extrémités, en sortent totalement pressurés. C'est le paradoxe d'un univers où les éclats visuels, pour être conçus comme des respirations, n'en laissent pas moins des persistances rétiniennes profondes contribuant à enrichir la dramatisation.

 

 Plus encore dans « Le poirier sauvage », on perçoit une disjonction entre cet épanchement de la parole et la magnificence de certaines séquences. L'une ne répare pas l'autre, mais vient poindre, comme pour réclamer sa place. L'ampleur visuelle déjoue la tension dramatique, souvent chargée d'une misanthropie étouffante.

 

 Ainsi, le mouvement profond du film, au lieu d'aller vers une amplification, produit un effet inverse : repli, crispation, rancœur. « Le poirier sauvage » va ainsi à l'encontre de ces films dont l'intrigue porte sur un personnage de retour parmi les siens, dont le présence va bouleverser tous les schémas figés. Là où le retour opère une ouverture des consciences, permettant l 'épanouissement des personnages, nul élan ne vient ici créer ce souffle rédempteur.

 

 Sinan, de retour dans sa famille à Çanakkale, ville des Dardanelles, après des études, est riche d'ambition littéraire. Si sa volonté d'écrire un roman témoigne d'une détermination forgée à l'aune de son expérimentation, la confrontation avec sa famille se fait elle, sur un mode pour le moins conflictuel. Dès le départ, dans une scène de retrouvailles emblématique, Bilge Ceylan témoigne de l'écart existant entre Sinan et les personnes qu'il a quittées : c'est la belle séquence avec la jeune femme, désormais voilée. Rencontre marquée par une douce tension entre écart (le voile comme bascule dans un rigorisme religieux éloignant Sinan d'une potentielle amante) et derniers feux du désir (elle l'embrasse). Et quand le cinéaste s'attarde, en des plans superbes sur la chevelure de la jeune femme, par des mouvements de caméra ouvrant sur les feuillages des arbres, le film installe provisoirement une forme d'apaisement salutaire.

 

 Cette séquence marque en tout cas le peu de contrôle que Sinan a par rapport à la réalité à laquelle il se confronte, en particulier dans ses relations avec son père, considéré comme un bon à rien dilapidant l'argent dans les jeux, et porté par des ambitions saugrenues (creuser un puits).

 

 Cette façon de rabaisser le père auprès de la mère, au point de critiquer son choix, est sans doute la limite du film, car si elle n'empêche pas de voir Sinan comme un idéaliste individualiste, elle bouche toute horizon relationnelle. « Le poirier sauvage » baigne ainsi constamment dans une atmosphère aigre, où chaque dialogue ne vise qu'à régler des comptes. Cela culmine lors de l'entretien de Sinan avec l'écrivain renommé, qui se termine en propos acerbes de la part du jeune homme. Il y a Chez Bilge Ceylan une volonté d'accabler ses personnages qui les rend peu aimables. Le seul choix du comédien témoigne de cette distance une peu méprisante : tout dans son allure, sa manière de marcher comme un vieux cheval fourbu, indique le peu d'empathie pour le personnage.

 

 Pourtant, « Le poirier sauvage » recèle quelques pépites, lié notamment à ce traitement romantique du paysage, et à quelques plans à la réelle fulgurance poétique, comme celui du visage de Sinan enfant envahi de fourmis. Echo au plan ou le père dort, le visage également traversé par les mêmes bestioles. Manière silencieuse de renvoyer à des zones de mémoire fondées sur une émotion pure, à l'abri de tout conflit interindividuel. C'est dans ces moments-là que Bilge Ceylan prouve sa capacité à générer, sur un mode silencieux, des images d'une intense charge évocatrice.

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