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28 janvier 2013 1 28 /01 /janvier /2013 22:36

 

 

Cinéma documentaire de Naomi Kawase

 

De "Ma seule famille" (1989) à "Trace" (2012)

 

 

 

 La récente rétrospective à la Cinémathèque (17 octobre-12 novembre 2012) consacrée à la cinéaste japonaise Naomi Kawase a permis de jeter une lumière particulière sur la relation qu'elle entretenait avec sa grand-mère. En un seul week-end (10 et 11 novembre), il a été ainsi permis de voir toute une série de films, de durées variables (10 à 45 minutes), révélateurs de l'attention soutenue portée par Naomi Kawase à Uno, sa grand-mère adoptive.

 

 Les premiers court-métrages, s'ils marquent, dès "Ma seule famille" (tourné dans le cadre de ses études) cette insistance, ne révèlent pas grand-chose quand au dévoilement d'un personnage singulier. Que ce soit dans "Escargot" (1994), "Regardez le ciel" (1995), "Le soleil couchant" (1996), les films ont beau s'allonger, l'approche, pour le moins ténue, ne dévie pas : Naomi Kawase filme sa grand-mère dans son quotidien, mais sans que cette saisie s'ouvre sur une autre dimension qu'une simple immédiateté.

 

 A côté de ce qui ressemble souvent à un brouillon filmique, proche de films de vacances, il y a de quoi s'étonner que cette exploration - sincère par cette volonté de mettre l'accent sur un parent important -, ne produise aucune information particulière. On aurait en effet aimé en savoir plus sur cette grand-mère, mais il est rare que Kawase, dans ses premiers films, lui pose une question frontale sur ses origines, les raisons pour lesquelles elle a été amenée à l'élever.

 

 C'est ainsi que d'un documentaire à l'autre, au lieu de creuser du sens, c'est à une forme d'opacité à laquelle le spectateur est renvoyé. Les séquences répétitives y abondent, comme si une séquence dressée dans un film devait être réitérée dans un autre, comme pour y marquer une suture cinématographique. Mais le plus gênant, dans ces documentaires, c'est l'insistance confinant au malaise avec laquelle Kawase braque sa caméra sur sa grand-mère, en tout temps, notamment dans le froid de l'hiver, ne prenant pas en compte ses demandes de rentrer parce qu'elle a froid.

 

 

 

 

 Avec "Naissance et maternité", tourné en 2006, le changement est radical. Naomi Kawase est une cinéaste internationalement reconnue, depuis notamment le prix remporté à Cannes pour son premier long-métrage "Suzaku". Son travail fictif ne se séparant plus de son œuvre documentaire, "Naissance et maternité" révèle un regard autrement plus aiguisé que ses documentaires de jeunesse. Pour autant, la figure centrale du film reste paradoxalement la grand-mère, alors que le titre du film est supposer braquer le regard sur la naissance de l'enfant de Naomi Kawase. L'ouverture du film est stupéfiante, en ce qu'elle se détache totalement des premiers films de Kawase : le corps de la grand-mère, dans son bain, est filmé au plus près, la caméra devenant comme une main explorant les moindres replis, interstices, de ce corps vieilli, jusqu'aux seins encore amples.

 

 Si Uno Kawase s'est longtemps, et de bon cœur, prêtée au jeu de sa fille adoptive, c'est dans ces instants d'exploration intime d'un corps que perce le désir inlassable de Kawase d'accéder à une vérité sur sa grand-mère, qu'elle ne touchait pas précédemment, par son approche frontale et ses paroles creuses. On dirait ici que, pour enfin faire sortir une quelconque vérité sur Uno, il faut passer par cette proximité confinant à une forme d'obscénité. Et de la vérité, il en sort dans le film, sous forme de reproches vindicatifs adressés à Uno, ce qui n'est pas sans susciter une gêne chez le spectateur.

 

 Naomi Kawase en vient même à théâtraliser son approche de sa grand-mère, en cinéaste un peu rusée, lorsqu'elle s'approche avec sa caméra d'une porte au-delà de laquelle on voit Uno en train de rédiger un mot d'excuse. Le mouvement de la caméra, l'avancée progressive vers la grand-mère et le mea-culpa qui s'ensuit, garantissent le dévoilement de cette vérité tout autant qu'ils accentuent la tension dramatique.

 

 Pour autant, "Naissance et maternité" est un film où Naomi Kawase jette son corps dans le flux des images, lorsqu'elle en vient à filmer son propre accouchement. La distance aussitôt adoptée, lorsqu'elle prend sa caméra pour filmer elle-même son fils en dit long sur son désir compulsif de cinéaste. Filmer son corps et filmer celui de sa grand-mère pourraient être envisagés comme des moments de rééquilibrage fondés sur une dialectique basique (la naissance d'un enfant, la disparition programmée d'un corps de vieille femme). Pourtant, Mitsuki, le garçon de Kawase, ne sert aucunement dans le film à maintenir le fil de cet équilibre. La grand-mère reste étonnamment au centre des interrogations de Kawase, comme une énigme irrésolue. On pourrait ainsi envisager cet accouchement comme un relais, un transfert affectif : reconstituer la mise au monde d'un enfant pour une femme qui n'en a jamais porté et qui pourtant vous a élevée.

 

 

 

 

 Avec "Chiri" (signifiant "cendres" ou "poussières", mais diffusé sur Arte sous le titre "Trace"), ultime documentaire consacrée à sa grand-mère (elle est morte en 2012, à l'âge de 97 ans), Naomi Kawase se livre à un film-somme. Les points de vue les plus contradictoires, les temporalités les plus éparses s'y entrechoquent. C'est à la fois un film qui s'attelle à l'urgence de la représentation d'un corps appelé à disparaître - et on peut faire confiance à Naomi Kawase pour capter, sur un mode qui relève du suspense, les moindres fléchissements de cette femme extrêmement âgée qui finit par ne plus la reconnaître - et une exploration nostalgique, qui donnent l'impression que l'énigme de la grand-mère adoptive n'est toujours pas percée.

 

 D'où la volonté de recyclage d'éléments emblématiques de ses documentaires précédents : Naomi Kawase convoque à nouveau les images de son approche du corps de Uno, comme elle reprend la scène ou celle-ci lui écrit une lettre. On l'a vu au fil des documentaires, la posture n'est pas nouvelle, mais elle prend ici une signification différente : à travers le recyclage perpétuel du corps d'Uno, il s'agit de faire vivre un corps en dépassant son incapacité terminale. Posture qui relève en somme d'un mode conjuratoire de la dégradation d'un individu.

 

 Naomi Kawase va même plus loin dans sa volonté d'ériger une sorte de totem à sa grand-mère, en transformant, par la magie du cinéma son corps en lumière. "Chiri" est ainsi un film qui fonctionne comme une cérémonie (veillée) funèbre, où les cendres d'un corps sont appelés à se muer en traces lumineuses. Le début du film est en cela emblématique, avec cette longue séquence sur une flamme qui, si elle représente symboliquement une étincelle de vie, est destinée à irriguer tout le film.

 

 C'est ainsi que Mitsuki, le fils de Naomi Kawase, est amené à jouer un rôle prépondérant dans le film. Véritable passeur fictionnel, il lui est demandé à plusieurs reprises de faire le geste qui consiste à capturer le soleil dans sa main. L'insistance de sa mère est trop présente pour être anodine. A un moment dans le film où les propos de Kawase sur sa grand-mère se teintent d'un vrai accent nostalgique, elle en parle en disant : "Ma grand-mère sentait le soleil". Le propos devient clair : par l'opération chamanique du cinéma, et porté par le geste d'un film, le corps d'une vieille dame se réifie en astre brillant. Les limites du corps sont abolies, en même temps qu'il y a un désir utopique de le préserver par l'encerclement d'une petite main, alors qu'il devient infini.

 

 Dans une séquence terminale, en proie à une émotion débordante qu'on ne lui connaissait pas dans ses films - elle est liée cette fois-ci à sa position devant la caméra -, Naomi Kawase explique les raisons pour lesquelles elle a été amenée à autant filmer sa grand-mère, et qui ont pour cause... son grand-père. Avant de disparaître, celui-ci lui avait demandé de le prendre en photo, ce qu'elle n'avait pas fait car elle ne pensait pas qu'il allait mourir. En déplaçant sa frustration vers sa grand-mère, elle n'a eu alors de cesse d'imprimer son image dans sa caméra, pour en capter les plus infimes variations. Révélation qui en dit long sur l'aspect compulsif du geste cinématographique de Kawase à l'endroit de cette grand-mère : lutter avant tout contre l'image porteuse de mort, inscrire sans cesse un corps dans la lumière de la nature.

 

Photos des films : "Katatsumori" (Escargot), "Naissance et maternité", "Chiri" (Trace)

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16 décembre 2012 7 16 /12 /décembre /2012 21:49

 

 

 

 

2/Duo

 

Film de Nobuhiro Suwa

 

Avec Yu Eri, Hidetoshi Nishijima, Kenjiro Otani, Miyuki Yamamoto

 

 

 On se demande encore comment "2/Duo", premier film de Nobuhiro Suwa, tourné en 1997, bénéficie seulement maintenant d'une sortie en salles, tant "M/Other", le chef d’œuvre qui l'a fait connaître, a assis d'emblée une réputation internationale. Que "2/Duo" tourne autour de la question du couple, l'évidence du thème - renforcé par le caractère explicite du titre - incite à en explorer le mode filmique, qui révèle la profonde originalité de ce cinéaste.

 

 Le trouble suscité par "2/Duo", c'est d'imbriquer avec une maîtrise confondante, réalisme naturaliste et caractère expérimental. Le film est au carrefour d'une vision entomologiste - signifié par le fait qu’une caméra se braque sur des personnages pour ne plus les lâcher, comme une lumière plongerait dans un bac à insectes pour en percer les moindres agissements - et d'une vibration intimiste libre (on sait le goût de Suwa pour l'improvisation, le dépassement d'un scénario strict lié à une volonté de faire exister ses acteurs).

 

 Et ce ne sont pas ces quelques séquences à teneur psychanalytique - où un thérapeute hors-champ interroge tour à tour les deux protagonistes principaux - qui renforcent cette distance expérimentale, entomologiste. Ils sont en soi juste une ponctuation distanciée (la séquence, dans un terrain vague, où Kei se confie sur fond de vacarme d'un train qui passe, a au fond quelque chose d'assez ironique).

 

 La séquence d'ouverture du film, presque anodine par son aspect filmique (deux personnages assis près d'une fenêtre, en train de discuter), se révèle en fait très riche d'enseignements. A vrai dire, si la présence de la caméra, dans ce moment intime, semble posée comme par inadvertance, dans un cadrage bancal, doucement irruptif, c'est un plan qui nourrit la matière principale de l'histoire et le révélateur de ce qu'est "2/Duo" : un grand film sur le décalage.

 

 Dans cette scène d'ouverture, si Kei est au centre du plan, dans une nonchalance qui va guider son personnage, Yu est logée dans un coin, presque hors-champ. Ce moment envisagé comme une prise sur le vif détermine le mode esthétique sur lequel va fonctionner tout le film. S'ils sont souvent ensemble dans le plan, Kei et Yu n'évoluent jamais à la même échelle, tant dans la répartition de leur corps dans le champ que dans les réactions dont ils sont chargés.

 

 Évidemment, le moment nodal de ce décalage, pourtant porteur d'un indice de vie, se déroule au restaurant, lors de la demande en mariage. La scène est importante pas seulement pour ce qu'il s'y dit que pour ce qu'il s'y noue comme affects amenés à se répéter : il est en retard, et sa façon à elle de le signifier est confuse, exprimée comme en aparté  - on sent là une volonté de ne pas bousculer l'autre, quand bien même il serait fautif. Elle sera placée plus tard dans la même situation avec une amie, faisant preuve de la même hésitation à lui signifier son retard. Retenue qui lui vaudra de passer un mauvais moment.

 

 Il faut voir, dans la scène, comment le corps de Kei, en plan moyen, vu de dos, impose sa stature et réduit ainsi celui de Yu à celui de faire-valoir apeuré. C'est sans doute l'enseignement principal de cette scène, que seul un grand cinéaste peut nous présenter : avant d'être un moment déclaratif, elle révèle la question de la présence. Les paroles de Kei sont non seulement soutenues par la présence vampirique de son corps, mais ce corps va prolonger, de séquence en séquence, son imposition marquante dans le plan. Yu, dès lors, déjà en quelque sorte handicapée par une difficulté à dire, va être en permanence en quête d'une place. Autant dire une place dans le plan.

 

 Si le film, à partir de ce moment-là, s'imprègne d'une violence émotionnelle inouïe, c'est que la présence dans un même plan des corps de Yu et de Kei, au lieu de déboucher sur des motifs de compréhension, mène à un étouffement. Quand le langage ne peut ouvrir sur quelque entente, les réactions physiques suppléent à leur insignifiance : ainsi de cette scène, violente elle aussi par son non-sens immédiat, où Kei balance sur Yu les vêtements qui étaient étendus sur un fil à linge. Il y a bien une réaction de Yu, qui en vient à lui en lancer aussi, mais cette réplique n'empêche aucunement le séisme qui se produira plus tard, quand Kei renversera tout ce qui se trouve dans la pièce.

 

 Cette fois-là, la réaction de Kei, ne pouvant soutenir cette entreprise destructrice, se résout en effondrement. Toute démoralisation, dans "2/Duo", ne peut se soutenir d'aucune parole, car les mots, avec leur potentiel d'explication réduit, n'ouvrent aucun horizon salutaire ou cathartique. Le film fourmille ainsi de "gomen", formule d'excuse, plus particulièrement prononcée par Yu, mais, par leur inlassable répétition, ferment tout accès au dialogue, n'ouvrent sur aucune relance particulière de la relation, mais tombent comme une forme résolutoire du langage. Le mot, au fond, très révélateur de la politesse japonaise, fonctionne comme un réservoir sur lequel on s'adosse en dernier recours pour s'offrir un répit. Un échappatoire introduisant une respiration humaine à des séquences de plus en plus étouffantes. Ils marquent, telle une partition musicale, la phase d'épuisement d'une ligne mélodique.

 

 Dans ce film où l'asphyxie guette à chaque détour de plan, ce n'est pas le moindre des paradoxes que de voir dans chaque relance (verbale, émotionnelle) le creusement d'une dérive. Les tensions qui s'y nouent en permanence s'en trouvent renforcées, et contribuent à installer ce film à la beauté fragile dans le firmament des grandes œuvres sensibles.

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20 septembre 2012 4 20 /09 /septembre /2012 22:45

 

 

 

Parole et utopie

 

Film de Manoel de Oliveira

 

Avec Lima Duarte, Luis Miguel Cintra, Ricardo Trepa, Leonor Silveira

 

 

 On ne peut pas imaginer titre plus programmatique que celui de "Parole et utopie", film du plus que centenaire Manoel de Oliveira, sorti en l'an 2000. Il tourne inlassablement autour de la figure d'Antonio Vieira, prêtre jésuite portugais.

 

 "Parole et utopie" est un film qui pousse dans ses derniers retranchements le système esthétique de Manoel de Oliveira : si on l'envisage comme l'un des plus grands cinéastes du dialogue, la spécificité de cet opus tient au fait que l'expression verbale, ici, est la marque d'une force d'envahissement du plan, à tel point que le corps se fige, comme en retrait par rapport au flux verbal - "Francisca" en serait l'un des films les plus emblématiques.

 

 Le caractère ultime du film tient au fait qu'ici, il n'y a plus de dialogue. Film du verbe, de la puissance de la parole, dont le vecteur principal est Vieira. Il parle, sermonne, campé sur son piédestal, et il n'y a plus qu'à l'écouter. Sa parole a un caractère prophylactique : elle irrigue le plan, le déborde, comme elle emplit l'oreille du spectateur pour ne plus le lâcher.

 

 Pendant la première partie du film, jusqu'à l'apparition du personnage incarné par Luis Miguel Cintra, un plan commencé sur le visage de Vieira s'adonnant à son sermon - le plan frontal du visage du locuteur perçu comme leitmotiv esthétique du cinéma d'Oliveira - excède son cadre d'émission, pour atteindre l'oreille d'auditeurs dont le discours ne leur est pas initialement destiné (plan des esclaves au Brésil restant groupés à l'entrée de l'église). La parole est alors envisagée comme puissance d'agrégation des corps.

 

 Moments aussi où les mots de Vieira ne se soutiennent même plus d'un corps, mais embrassent tout l'espace, comme lors de ce plan de mer où seule sa voix est entendue. A ce moment-là, la vision de Vieira (voir l'océan) s'accorde avec sa parole, s'ajuste à elle, comme elle est aussi celle qui ouvre la parole à ses possibilités de puissance. Le regard circonscrit ce que la parole va dominer ("Commander, c'est d'abord parler aux yeux", selon la fameuse formule de Napoléon).

 

 Dans cette séquence affichant une supériorité discursive de Vieira à tel point qu'elle déborde le champ humain, on assiste à un extraordinaire discours sur le poulpe. Sa description anthropomorphique, envisagée comme dépassement d'un discours naturaliste, se termine de façon dialectique, où le poulpe se trouve tout simplement accusé d'animal hypocrite.

 

 D'où l'importance capitale de la position spatiale de Vieira lorsqu'il adresse ses sermons. Toujours (ou presque) filmé en contreplongée, il écrase son assistance de sa puissance, de même que le spectateur est pris lui aussi dans les rets de cette parole. Nous sommes obligés de l'entendre en lisant les sous-titres, sans avoir de répit.

 

 Le sermon fait devant la reine Christine de Suède a ceci d'intéressant qu'il est émis en italien, langue que ne maîtrise pas complètement Vieira, raison pour laquelle Oliveira le montre s'entraînant seul dans sa chambre. Même avec une langue étrangère, il doit se montrer convaincant. Pour la première fois dans le film, c'est évidemment la reine qui trône au dessus de Vieira, lui donc qui la voit en plongée, lui donc qui, spatialement, est en position inférieure. C'est sans doute ce qui explique son ratage verbal.

 

 Tout ce qui relève de la fiction, tout ce qui tourne autour de sujets importants, comme l'émancipation des esclaves, reste non seulement hors champ, mais cette fiction-là semble comme trouée, dès lors qu'elle ne passe pas par le filtre épurateur du discours de Vieira.

 

 Concernant la connexion parole-vision, les séquences où Vieira commence à perdre la vue se révèlent capitales : sa gène de devoir porter des lunettes n'est plus essentiellement liée au malheur d'avoir un handicap, mais au fait que la déficience visuelle entraîne une rupture dans l'authenticité de la profération. A vision bancale, discours bancal. D'où le recours à un tiers chargé de rédiger les lettres envoyées à des figures importantes. Celui qui écrit devient un double de Vieira, qui continue de contrôler son discours (quand il lui demande de relire une lettre, il lui précise le passage par lequel il veut qu'il commence).

 

 Avec le troisième acteur incarnant Vieira vieillissant (Lima Duarte), se dessine une autre figuration de la parole, ainsi qu’un autre rapport au plan, à l'espace. Ayant de moins en moins d'auditeurs, on le voit seul, dans certaines chapelles, proférer ses discours de manière de plus en plus tendue. Plus le corps de Vieira est gagné par la maladie, plus son verbe devient fort, haut perché, aspect surprenant dans le cinéma d'Oliveira, où le verbe se suffisant à lui-même, se tient toujours sur le fil délicat de l'énonciation, participant d'une pure rêverie sonore. Ici, la hauteur de timbre excessive compense, vainement, la raréfaction de l'auditeur comme le retrait du corps dans la maladie.

 

 L'espace, ouvert pendant une bonne partie du film - ouverture liée aux différents lieux traversés, Brésil, Portugal, Italie, France - se resserre finalement sur le seul Vieira débitant ses discours en chapelle. Repli du corps, de la parole, de l'espace. Fermeture.

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13 mai 2012 7 13 /05 /mai /2012 23:41

 

 

 

A touch of zen

 

Film de King Hu (1969)

 

Avec Hsu Feng, Roy Chiao, Chun Shih, Ying Bai

 

 

1. Fondements du wu xia pian

 

Après la récente rétrospective à la Cinémathèque française consacrée à King Hu, voici l’occasion de revenir sur ce cinéaste pour en révéler l’importance capitale. Découvert il y a longtemps, "A touch of zen" avait laissé un parfum entêtant, du haut de ses trois heures de projection. Des années après, bien des cinéastes, familiers du genre wu xia pian (films de sabre), ont montré leur virtuosité au public occidental, parmi lesquels Tsui Hark (revenu au plus haut point avec "Détective Dee"), Ang Lee, avec "Tigre et dragon", où Zhang Yimou, avec "Le secret des poignards volants".

 

Revoir "A touch of zen" permet non seulement d’avoir une vision plus élargie de l’évolution de ce style, mais surtout de se rendre compte à quel point ce film, plus que fondateur, demeure d’une richesse intacte. On se rend ainsi compte que si, à travers lui, King Hu a beaucoup influencé ses compatriotes chinois, sa touche personnelle le rend inaltérable. A regarder les films des cinéastes précités, si l’évidence d’une dette redevable à King Hu saute aux yeux, ce qui demeure de ce film phare aura au fond été peu imité.

 

Peu imité car ce qui est resté de l’esthétique de King Hu - suffisamment pour faire émerger de grands cinéastes - c’est avant tout une qualité graphique. Il est heureux pour le wu xia pian de s’être vu accolé une étiquette élogieuse (chorégraphique), de par les nombreuses scènes de combat superbement réglées qui ont font la marque indélébile. La notoriété d’un Yuen Woo Ping, l’un des "chorégraphes" phares de ce genre, a atteint une ampleur telle qu'elle a débordé les frontières chinoises ; et on se demande encore ce que serait "Matrix" sans ses scènes d’actions qu'il a orchestrées.

 

Mais, précisément, dans la question des emprunts et influences, de Tsui Kark à Zhang Yimou, tout est axé sur une religion de la virtuosité. Encore que le plus personnel parmi ces réalisateurs (Tsui Hark) a offert un univers d’une cohérence que "Détective Dee" a retrouvé avec bonheur, et que "The blade" avait porté à un niveau difficilement atteignable, en passant par la série des "Il était une fois en Chine".

 

Mais qu’y a t-il dans "A touch of zen" qui n’a pour ainsi dire jamais été exploité par la suite ? Précisément, tout est dans le titre : un soupçon de zen, de spiritualité, vers laquelle mène inexorablement, dans une tension palpable et grandissante, le parcours des personnages. Un soupçon : c’est ce qui fait tout le prix de ce film qui, dans son dernier final, surprend par sa manière de prendre un pli déroutant, alors que son mouvement principal, porté par une foi en l’action, finit par embrasser la globalité de la narration.

 

 2. L'espace de la mise en scène

 

D’emblée, la modernité de "A touch of zen" se traduit par une mise en place éminemment originale de la fiction. Elle passe par l’inscription du corps du peintre qui, de passif, deviendra organisateur. Trivialement, il s’agit pour lui de quitter les jupes de sa mère – pourtant déterminée à l’élever socialement – pour en découvrir d’autres, en la personne d’une nouvelle et belle voisine. Plus profondément, c’est dans l’échelle du plan qu’il prend une importance considérable, par la façon dont s’organise son rapport à l’espace et des éléments qui s’y déroulent. Si "A touch of zen" est un film d’espace – et l’empreinte visuelle laissée par ce film est magnifique -, c’est avant tout autour du regard du peintre qu’il se noue.

 

En effet, le paradoxe pour un tel film est de commencer par poser des jalons, comme des pions sur un échiquier, avant d’ouvrir les multiples possibilités narratives. Il y a du Sergio Léone dans "A touch of zen" par l’attention prêtée au visage, la manière évidente dont celui du peintre est cadré. La différence, c’est qu’en occupant bien des plans, en étant littéralement épié par la caméra dans ses moindres inflexions, ses moindres plissements de sourcils, le peintre semble nous dire que c’est ce qu’il croit et voit – et la crédibilité qu’il va accorder à ce qu’il voit – qui validera l’intrigue. Il n’y a qu’à voir comment, intrigué, il suit les mouvements des nouveaux venus. Le regard du peintre rassemble non seulement les éléments épars, disséminés dans l’espace, propices à une énigme, avant de leur attribuer une valeur. Plus son visage occupe le cadre, plus la caméra le suit, plus on a l’impression que c’est lui qui emmène le spectateur quelque part. C’est le visage du peintre qui raccorde les plans, en quelque sorte. Le visage fait le montage.

 

Ainsi, quand le peintre finit par prendre en charge la résistance face aux puissants - en organisant un subterfuge autour des fantômes -, ce n’est pas seulement le passage d’une position passive à une position active qui est mis en avant. L'acte procède d’une foi : plus tôt, en raillant la croyance aux fantômes, il avait sorti une phrase digne d’un aphorisme de sage, prétextant que toute croyance prenait de la valeur pour celui qui y croyait. L’accès du peintre à une action concertée, son engagement radical, procède d’un renversement de ses valeurs. Il va s’imprégner de sa propre remarque au point d’approcher la maison qu’il croit hantée pour finalement inventer un piège reposant sur la croyance aux fantômes. Triple évolution d’un personnage qui passe du statut de penseur inactif et arrogant, à celui de simple sujet s'imprégnant des croyances en cours au point de se ridiculiser, avant d’éprouver une puissance en jouant de cette croyance. C’est le personnage par excellence qui amène une mobilité du récit, en dépliant toutes les possibilités d’évolution d’un caractère.

 

 3. Le spirituel dans le paysage

 

Mais la force de "A touch of zen", sa foncière originalité, ne repose pas seulement sur cette mobilité fictionnelle. Elle prend sa source dans une visibilité immédiate, axée sur la splendeur visuelle, particulièrement à l'endroit des paysages. L'importance accordée à la représentation de la nature permet à King Hu de dépasser d'emblée un certain aspect artificiel : si l'on se rend compte que les combats si présents dans le film prennent leur source dans les scènes d'opéra - King Hu fut ancien élève de l'opéra de Pékin -, toute leur valeur tient à leur inscription dans un cadre naturel.

 

Loin d'être une simple tapisserie contribuant à la splendeur du film, et sur laquelle évoluent les personnages, la relation des personnages au paysage crée une indissoluble intrication. Si l'intrigue principale se noue autour de la maison de la nouvelle voisine du peintre, c'est son isolement au cœur de la végétation qui renforce le climat particulier, à caractère fantastique, qui va véritablement emballer la narration. Présence du paysage et développement de l'intrigue vont de concert.

 

Dès lors, à mesure que les combats se font de plus en plus présents dans le film, on constate une manière de les mettre en scène très particulière chez King Hu. Chaque affrontement ne vise pas à être restitué dans une visibilité destinée à les magnifier. Beaucoup de scènes sont filmées dans la pénombre, au point de rendre difficile la perception des mouvements chorégraphiques. En tant que réalisateur conscient de la valeur esthétique d'une scène, King Hu ne se met pas au-dessus de ce qu'il filme. C'est le réalisme foncier du film : techniquement, ne pas embellir ; esthétiquement, ne pas en mettre plein la vue au spectateur.

 

Toutefois, ce retrait de l'intention esthétique n'enferme aucunement le film dans un schéma purement technique. Bien au contraire, "A touch of zen" tire sa capacité de surprendre à mêler les plans les plus divers, au point d'essentialiser tout ce qui se produit sous nos yeux. Il en est ainsi de la violence qui semble inhérente à la réalité - raison pour laquelle King Hu n'en rajoute pas dans l'embellissement des scènes -. Un enfant est déposé sur un rocher de la manière la plus naturelle qui soit, sans que qui que ce soit - ni le peintre, son destinataire, ni le spectateur, habitué au pur surgissement des objets et des corps - n'y trouve à redire.

 

A cet égard, la figure du moine représente le nec-plus-ultra de la conjonction de propriétés envisagées comme antithétiques : la violence et le sacré, la force et la sagesse. Antithétiques à nos yeux occidentaux, en tout cas, là où, en Asie, cette synthèse va de soi. Dans la plus belle séquence du film (l'envolée sublime des moines partant à la rescousse des héros) intervient la plus belle synthèse qui soit : corps en lévitation, comme aspirés, portés par une force incontrôlable, alternant avec des plans de nature (rivière, arbres), sur fond de musique tintinabulante digne d'Arvo Part. Dès lors, la transformation d'un corps en lumière n'est pas simplement qu'une question de spiritualisme : cela dit à quel point la nature profonde du film est d'inscrire tout corps dans une alchimie, essence même du cinéma.

 

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5 novembre 2011 6 05 /11 /novembre /2011 23:50

 

   

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Retour sur la disparition de Raoul Ruiz

 

La parole et l'imaginaire

 

 De l’homme, on gardera - pour qui a eu la possibilité, au fil des années, d’assister à des rencontres lors de la projection de ses films - l’impression d’une maîtrise tranquille. Ce virtuose du débordement imaginaire, dès lors qu’il prenait la parole, avec son agréable accent, nous entraînait sur des pentes référentielles vertigineuses. Entrer dans les arcanes de cette parole, qui articulait paradoxalement profusion culturelle et tranquillité oratoire, c’était en quelque sorte trouver un équivalent physique, visuel, immédiat, à son univers cinématographique. Il y avait cet étonnement - qui demandait à être renouvelé, tant il était inhabituel - d’entendre brasser des champs de la pensée où, à côté de la culture arabe, fusaient avec une sorte d’évidence des références aux mathématiques, à la théologie. Tout semblait se valoir, sans hiérarchie aucune.

 

 Ruiz donnait l’impression, comme un magicien pris dans un demi-sommeil, de sortir de son chapeau des lapins multicolores, de taille différente, qui avaient tous le droit de cité pour venir pénétrer avec souplesse dans le monde, et gambader sans retenue. La rondeur de l’homme, en articulant présence physique et savoir, tout comme la clarté de son timbre, appelaient une adhésion. Si telle référence était évidente pour lui, ça pouvait le devenir pour l’auditeur, quand bien même il entendait pour la première fois citer le nom de Sadegh Hedayat, écrivain iranien adapté dans "La chouette aveugle", film ô combien abscons. Mais comme l’univers nommé entraînait de la curiosité, il y avait juste à aller dans une librairie vérifier que l’auteur, inconnu jusqu’alors, existait bien et que "La chouette aveugle" était effectivement un chef-d’œuvre. L’envie d’assister à une nouvelle rencontre, de guetter des noms jamais entendus pour à nouveau vérifier leur existence se trouvait décuplée. La matière créatrice se redoublait d’une authentification orale. On ne comprenait pas grand chose au film "La chouette aveugle" - on se demandait, quelques années après, en le revoyant, comment ce film avait pu être réalisé -, mais son pendant littéraire asseyait son existence.

 

 Ce puits de science qu’était Ruiz n’avait rien à voir avec un orateur tel que Godard. Là où le novateur de la nouvelle vague s’affirmait au fil de ses interventions comme un polémiste, nourrissant le regret d’être un peu seul, Ruiz, dans sa parole équilibrée, n’avait qu’à extirper sa culture pour la présenter à ceux qui voulaient bien l’entendre. Pure offrande tranquille. On avait eu la chance de voir incarné physiquement l’univers si particulier du chilien au Musée du Jeu de Paume (1991), sans que cette proximité perde son étrangeté.

 

 Le plaisir de découvrir un film, petit à petit, lors d’une projection unique, s’articulait avec l’annonce par le cinéaste du prochain, qui, lui, avait déjà été tourné et le suivant, dépeint avec une clarté telle que sa mise en œuvre paraissait presque routinière. L’intensité fébrile de la découverte s’accompagnait de la frustration de n’avoir accès qu’à une infime partie de l’œuvre. Et quand, enfin, une grande rétrospective avait lieu à Bobigny, - peu fréquentée – une soixantaine de films "seulement" étaient présentés quand Ruiz avait déjà atteint le centième. Avec Ruiz, il y avait un retard impossible à combler. Aucune rétrospective n'a été présentée dans des institutions comme la Cinémathèque ou le Centre Pompidou, comme si les multiples formes abordées par le cinéaste ne pouvaient s’insérer dans une histoire du cinéma, ni être assimilables, catalogables.

 

De l'ombre à la lumière

 

 Ruiz a voulu sortir de cette créativité singulière qui le confinait à une sorte d’ésotérisme – c’est peu dire que son cinéma des années 80 n’est pas destiné au grand public. La machine créatrice avait beau être engagée sur des rails inaltérables, il a lui-même affirmé une envie de reconnaissance. C’est sans doute ce qui le distingue d’un autre artiste dont la culture est transversale au cinéma : Peter Greenaway, qui, par rapport au cinéma, avait une posture plus hautaine, n’envisageant au fond le septième art que comme un outil destiné à véhiculer des thèses esthétiques. Le cinéma comme faire-valoir de l’histoire de l’art.

 

 Un temps, on a comparé Greenaway à Ruiz, en mettant en parallèle ce champ immense du savoir. Certains avaient senti une influence du Ruiz de "L’hypothèse d’un tableau volé" à la vision de "Meurtre dans un jardin anglais". Seulement, là où Greenaway se référait sans cesse à l’histoire de l’art comme point de départ de ses fictions, Ruiz parlait de cinéma, de technique, même si, pour certains, le plan théorique l’emportait sur toute dimension humaine, morale, psychologique. Mais la question du montage, hyperconsciente chez le cinéaste chilien, s’attelait à un aspect essentiel : la dimension feuilletonesque de bon nombre de ses films : "La ville des pirates", "L’île au trésor", "Les trois couronnes du matelot", "Les destins de Manoel", autant d’œuvres mettant en avant la notion d’aventure, de conquête, aussi bien spatiale que mentale, tordant le cou à toute sécheresse formelle.

 

 Aventure et montage se confondent pour avancer d’un même pas vers le dévoilement de la magie du cinéma. S’il fallait retenir un seul plan de tout le cinéma de Ruiz, ce serait celui où, dans "La ville des pirates", Anne Alvaro, dans un accès de somnambulisme, dérive longuement à l’extérieur, sur une lande, les bras ballants, tendus vers l'avant. Elle semble comme happée par une force extérieure. Le plan, pure dérive poétique d’un corps qui s’affranchit de toute entrave géographique, dure longtemps, déverrouillant toutes les forces théoriques.

 

Le corps, cette fiction

 

 Désir de reconnaissance donc, qui est passé notamment par un rapport différent à l’acteur. Entre les apparitions de comédiens improbables (Didier Bourdon et Bernard Campan, les "Inconnus"), de stars (Marcello Mastroianni dans "Trois vies et une seule mort", Catherine Deneuve dans "Généalogies d’un crime") l’inflexion apportée à l’exploitation effrénée du récit fut nette. Il faut se rappeler que le film avec Mastroianni devait au départ s’appeler "Trois doubles vies et une seule mort", et que Catherine Deneuve a, semble-t-il, mis un bémol à la volonté de Ruiz de complexifier l’intrigue de "Généalogies d’un crime".

 

 Si les deux films pré-cités figurent parmi les meilleurs de cette période, il n’en demeure pas moins que cette orientation vers un allègement de la facture narrative appelait quelques interrogations, autour notamment de la question du corps : quand des acteurs connus, réclament, du fond de leur prestance, une certaine visibilité, qu’advient-il de ce qui faisait le meilleur de Ruiz dans les années 80, à savoir, une torsion des corps, jusqu’à une sorte de trituration macabre ("Le territoire"). Plus il y a de corps reconnaissables – jusqu’au corps plantureux de Laetitia Casta exploité comme une gravure réaliste – moins ceux-ci se prêtent à une plongée dans un espace onirique, ce que les techniques de superposition, surimpression, fréquentes chez Ruiz, exploitaient à loisir. Les jeux de lumière et d’ombre – magnifiques dans "Bérénice" - laissaient la place à une représentation de surface. Moins d’ombre, donc moins de mystère.

 

   "Mystères de Lisbonne" a remis avec bonheur au goût du jour cette dialectique du caché-dissimulé qui irriguait le meilleur du cinéma de Ruiz, sous un angle infiniment plus humain et sensible, à travers des personnages remarquables dans leur évolution. On y retrouve l’une des figures essentielles qui a jalonné l’univers foisonnant de Ruiz, à savoir celle de l’enfant, moteur qui impulse à la fiction ses dérives narratives les plus fécondes. A croire que, pendant longtemps, en s’appuyant sur la présence, dès son plus jeune âge, de Melvil Poupaud, la figure de l’enfant permettait de rompre les catégories les plus rationnelles pour permettre le basculement dans l’espace du rêve, du surréel. Longtemps, l’univers de l’aventure ne s’est pas séparé du conte, de la féerie, dans lequel l’enfance tenait une part des plus éminentes. Le très méconnu "Manoel dans l’île aux merveilles" (ou "Les destins de Manoel") en est resté l’un des plus beaux fleurons.

 

Héritage ? 

 

 Quels héritiers pour Ruiz ? On peut se poser la question, quand bien même ce cinéma-là a longtemps paru autarcique dans ses recherches narratives. Pourtant, en s’articulant sur la dimension du récit d’aventure, on peut voir en F.J. Ossang un continuateur de cet univers que Ruiz lui-même avait peu à peu quitté. "Le trésor des îles chiennes", tout comme "Dharma guns", plus récemment ont mis au centre de leur structure narrative élaborée, la notion stevensonnienne d’aventure. Les trajectoires spatiales fusionnent avec des trajectoires mentales. Mais c’est peut-être David Lynch, passé maître en matière de foisonnement narratif, de mise en abîme onirique, qui est peut-être le plus proche du Ruiz expérimentateur. Le cinéaste chilien a pu dire, d’ailleurs, après avoir vu "Mulholland drive" que Lynch faisait des choses auxquelles il s’était adonné pendant longtemps. Bien évidemment, il est difficile d’imaginer une influence réelle, ni même avouée, sur le cinéaste américain.

 

Ruiz est donc parti, on aurait envie de dire prématurément, s’il ne laissait pas derrière lui une œuvre protéiforme et pléthorique. On l’imagine, là où il est, plein de fictions imbriquées dans la tête, pétillantes comme des myriades d’étoiles.

 

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27 septembre 2011 2 27 /09 /septembre /2011 14:00

 

 

 

Les coquelicots (1935)

 

Film de Kenji Mizoguchi

 

Avec Yukichi Iwata, Chiyoko Okura, Ichirô Tsukida

 

 

 Sur un plan esthétique, "Les coquelicots" semble encore plus sage que "Oyuki, la vierge". Mizoguchi a été, paraît-il, impitoyable pour ce film. On n’y retrouve certes pas sa science de la mise en scène - éclatante dans "La cigogne en papier". L’intrigue, adaptée du grand romancier Natsumé Soseki, explique sans doute cette retenue.

 Un vieil homme essaie de marier sa fille Sayoko à son fils adoptif Ono, lequel prétexte de sa thèse à finir pour repousser cette union. Fugio, sœur de Kongo chez qui Ono est percepteur, jette son dévolu sur le jeune homme alors qu’elle est promise à un autre, Hajimé Munechika. Personnage au caractère fort, Fugio fait littéralement une déclaration d’amour à Ono - acte audacieux dans ce contexte - en lui présentant la montre qu’elle avait promise à Hajimé en gage de fiançailles. Elle trouve qu’elle lui irait très bien. D’abord séduit par son aplomb, Ono finit par louvoyer entre les deux femmes, sans arriver à se décider. C'est que, malgré sa réussite sociale, il garde un esprit faible, incapable de prendre un parti.

 Ainsi, l’intrigue s’articule principalement autour des dialogues entre les personnages. Il y a toujours au moins deux personnes dans le plan à tenter de clarifier leurs émotions, leurs désirs. Même s’il faut mentir, tout doit être dit en face, dans des plans larges, sans aucune fuite possible. Pas de contorsion de caméra : les plans fixes dominent. Mizoguchi évite le hors-champ, significatif de mystère. Cette recherche de clarté est perceptible dès la scène inaugurale où le père de Sayoko, d’une espièglerie souriante, s’applique à effacer sur un mur des graffitis - pourtant élogieux - sur sa fille. Tous parlent de sa beauté ou de demandes en mariage. Mais émanant d’inconnus, ils n’ont en quelque sorte pas voix au chapitre.

 

 Dans cette volonté de lisibilité, une scène surprend par ses plans maladroits au premier abord : après avoir annulé une rencontre avec Fugio pour rester avec Sayoko et son père, Ono finit par la croiser à l'occasion d’une promenade avec Sayoko. Leur gêne respective est marquée par une succession rapide de champ-contrechamps à la limite du faux raccord, très frappante par rapport à la sagesse générale des plans. Mizoguchi cherche à rendre compte de la perturbation intérieure de ses personnages – la succession brutale des plans restituant les battements de leurs cœurs – en sacrifiant l’unité de son style.

 C’est en cela qu’il faudrait louer, à travers ces trois films, la recherche esthétique de Mizoguchi. Tous adaptés de roman, ils gardent chacun leur spécificité. Dans "La cigogne en papier", l’usage du flash-back est marqué par une exploration douloureuse de la mémoire. Cette technique, présente dans "Les coquelicots", n’a plus qu’une valeur informative, quand le père de Sayoko raconte la manière dont il a recueilli Ono, rendant son usage un peu maladroit. Mais d’un film à l’autre, en cette seule année 1935, Mizoguchi affiche sa volonté d’exploration des formes du cinéma.

 

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25 septembre 2011 7 25 /09 /septembre /2011 14:00

 

 

 

Oyuki la vierge (1935)

 

Film de Kenji Mizoguchi

 

Avec Isuzu Yamada, Komako Hara, Yoshizuke Koizumi

 

 

 Dans "Oyuki la vierge", les figures féminines s’installent plus que jamais, de même qu’on y retrouve Isuzu Yamada, personnage principal de "La cigogne en papier". L’intrigue, située en 1877, tourne autour d’une rébellion organisée par un clan de samouraïs contre l’armée japonaise. Deux prostituées, Oyuki et Okin, fuient les troubles dans une diligence, en compagnie de personnages d’horizon divers qui n’affichent pour elles que du mépris.

 Mizoguchi, en amateur de la culture française, adapte ici "Boule de suif" de Guy de Maupassant. Mais nul besoin d’avoir lu le texte pour savoir que le cinéaste ne verse pas dans le réalisme naturaliste de l’écrivain français. La séquence de la diligence, où les jeunes femmes subissent les foudres des bien-pensants en raison de leur seule présence jugée inconvenante, lorgnerait presque du côté d’un western de John Ford.

 Mizoguchi accorde à ses héroïnes une grande capacité à se révolter face aux injustices et, pour cela, il n’est pas besoin de recourir à des effets de styles aussi frappants que dans "La cigogne en papier". Au contraire. Il y a par exemple chez Oyuki une sorte de résignation virant au fatalisme qui l’amène, dans des moments de quasi absence, à proférer des mots dignes d’un auteur de haïku - Exemple : "Où et comment vivre, qui s’en soucie". Cette dédramatisation est renforcée par une immobilisation de la diligence due à une roue cassée. Mizoguchi ne montre même pas l’accident mais, en une ellipse, les hommes attelés à la relever, sous les quolibets des femmes les traitant de faiblards. C’est à la faveur de cette inertie que les liens commencent à se tisser progressivement.

 

 Durant cette longue séquence, s’installe peu à peu un décalage assez comique entre les deux prostituées qui, ayant pensé à emmener de la nourriture, ont l’air totalement épanouies et le reste du groupe qui, sans provisions, se sent de plus en plus faible - au point qu’une jeune femme a un malaise. Cette impression de bonheur chez Oyuki et Osen, tranquillement installées sur un talus, est relayée par un cerisier placé près d’elles et dont les feuilles tombent, comme pour signifier l’harmonisation de leur rapport au temps qui passe. Mais cette tranquillité va être très sérieusement contrariée avec leur capture par des soldats.

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24 septembre 2011 6 24 /09 /septembre /2011 01:21
 
 
 
La cigogne en papier (1935)
 
Film de Kenji Mizoguchi
 
Avec Isuzu Yamada, Daijuro Natsukawa, Mitsaburo Ramon
 
 
 L’occasion, rare, nous a  été donnée, au printemps 2008, de découvrir trois films de Kenji Mizoguchi, tournés la même année (1935). Loin d’être de simples esquisses, ils assoient au contraire l’univers du cinéaste japonais à travers une esthétique déjà personnelle, au centre de laquelle brillent d’inoubliables figures de femmes.

 Des trois films présentés dans le DVD, "La cigogne en papier" est certainement le plus étonnant. Non parce qu’il jette les derniers feux de l’art du benshi, du nom de ces bonimenteurs qui, placés devant l’écran, interprétaient littéralement les intertitres des films muets – celui de Mizoguchi étant son dernier du genre -, mais parce que s’y dessine une modernité surprenante, tant dans l’art du récit que dans sa veine formelle. Il en est ainsi, dès la première séquence, de ce collage musical improbable tout autant qu’incongru. Alors qu’une forte pluie tombe, entraînant une coupure d’électricité, retentit en effet la "Nuit sur le mont chauve" de Moussorsky.

 L’extrait caractéristique, revenant dans le film comme un leitmotiv, alterne avec une musique sirupeuse, genre présent dans bon nombre de films japonais. Mais ce tiraillement de sonorités si peu harmonieuses ne sert à Mizoguchi qu’à installer une atmosphère frappante, rendue par le trouble intérieur d’emblée perceptible chez le personnage de Sokichi, médecin dont l’allure et le port témoignent de la réussite sociale. Au milieu de l’agitation provoquée par la pluie et la panne d’électricité, il reste immobile parmi la foule. Son regard mélancolique se porte vers un point au loin - en fait le sanctuaire de Kanda - offrant à Mizoguchi l’occasion d’un flash-back d’une surprenante fluidité, car amené par un long travelling sur un sol jalonné de feuilles balayées par le vent.
 
 On plonge alors dans le passé du médecin, lorsqu’il rencontre Osen, une prostituée à la solde d’un souteneur malfaisant. Osen le sauve alors qu’il se trouve au bord du suicide et le prend sous sa coupe avec une unique obsession : l’aider à réussir ses études de médecine. Elle envisage cette aide comme une sorte de rachat de sa mauvaise condition. Mizoguchi revient à plusieurs reprises sur ce visage baigné de nostalgie avant de s’enfoncer à nouveau dans les brumes du souvenir ancien.

 Un plan, relayé par la musique de Moussorsky, intrigue encore, au cœur de la pluie battante : une sorte de manoir sombre envahit le cadre. On croirait se trouver dans un film fantastique. De fait, le climat qui se profile indique à quel point l’univers de Mizoguchi, déjà, prend place. La réalité, pour douloureuse qu’elle soit, menace simplement de changer de plan. On risque à tout moment de plonger dans un univers fantasmatique où les repères, tant visuels que psychiques, cèdent. Cette bascule trouvera son apogée esthétique dans l’indépassable "Contes de la lune vague après la pluie". Les travellings et panoramiques, si fréquents dans les films des années quarante de Mizoguchi ("Conte des chrysanthèmes tardifs" en serait l’emblème), ne suffisent plus à cerner le réel en l’enveloppant de leurs mouvements de caméra savants. Les plans de réalité se confondent. Dès lors, tout peut advenir dans le champ - comme les fantômes - par les surimpressions caractéristiques de cette confusion notamment. On se croirait chez le Murnau du "Vampyr" : "Dès qu’il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre".

 C’est sans doute le rôle de la caméra qui renforce la modernité du film. Il suffit de voir comment s’amorce le premier flash-back inaugurant la plongée de Sokichi dans les limbes de sa mémoire : la caméra part d’un côté aveugle de l’extérieur, opère un travelling vers la gauche, avant de saisir le médecin dans un mouvement brusque et l’amener littéralement à déclencher ses souvenirs. Mouvements de caméra et mouvements de pensée se confondent donc.

 Le film fourmille de séquences où la caméra, dans des déplacements tressautants, semble s’ajuster avec un certain retard sur ceux des personnages, opérant des mouvements brusques pour les recadrer. Il en est ainsi de cette scène éloquente où le jeune Sokichi, sommé d’aller faire des achats pour des malfaiteurs venant tout juste de l’humilier, s’arrête devant un marchand pour s’acheter des sucreries. La caméra, partie d’un toit, enclenche une descente pour cerner dans un premier temps ce marchand, seul, avant que Sokichi n’apparaisse pour faire sa commande. La chose faite, celui-ci s’éloigne. La caméra reste un instant sur le marchand. Puis, c’est de nouveau un travelling latéral très heurté sur la gauche qui s’engage pour rejoindre Sokichi, mangeant dans un coin en invoquant le pardon de sa grand-mère. La caméra s’éloigne une nouvelle fois, comme prise d’une autonomie qui l’amène à baguenauder vers un autre point. Sokichi, venant de la gauche, entre à nouveau dans le champ. C’est toute la force de ce cinéma, qui donne une impression de prise sur le vif, en dehors de toute détermination narrative. Une caméra qui documente la fiction, en quelque sorte, choisissant ses points d’accès à l’image.

 "La cigogne en papier" est un grand film d’ombre, à l’image de cet édifice fantomatique du début, mais où la lumière cherche à s’installer, comme pour livrer une lutte face aux ténèbres dans lesquelles les personnages risquent de sombrer. A ce titre, on ne peut envisager ce film autrement qu’en noir et blanc. Les taches blanches (lampions, kimonos – de Sokichi, notamment -, ampoules, etc.) y circulent abondamment, comme autant de lucioles égarées. Il y a jusqu’à cette cigogne en papier (blanc) qui donne son titre au film, que Osen, dans une belle séquence, dépose sur un rebord avant de souffler dessus. La cigogne s’envole alors dans la pièce, déclenchant un sourire ravi sur les lèvres de la jeune femme. Moment charnière où la légèreté de l’envol incarne l’espoir de voir les choses littéralement s’alléger pour Osen, juste après que des policiers soient venus arrêter les malfaiteurs qui la tenaient sous leur coupe. Elle peut alors formuler tous ses vœux de réussite à Sokichi.

 C’est à partir de cette séquence que ce personnage féminin prend toute son épaisseur tragique. Incarnée par Isuzu Yamada, première muse de Mizoguchi, Osen préfigure la combativité que l’on va retrouver dans les chefs-d’œuvre ultérieurs de Mizoguchi. La cruauté que présente à foison dans "La vie d’O’haru, femme galante" est ici déplacée vers Sokichi. C’est essentiellement lui qui subit les brimades et violences physiques des malfaiteurs. Osen est certes battue dans une séquence par son souteneur, mais la violence reste hors-champ.

 Le désir d'Osen de s'occuper de Sokichi est d'autant plus grand que c’est elle qui lui a demandé de l’accompagner. L’engagement qu’elle met à vouloir le sauver en finançant ses cours la rend extrêmement maternante. Lors d’une séquence où un moine vient la remercier de l’avoir sauvé des malfaiteurs, elle est tout simplement identifiée à une sainte. Mais aider Sokichi, dans cet univers sombre, doit se payer au prix fort.
 
 Dans une autre scène, Osen voit décliner la lumière d’une bougie avant que la pièce ne plonge dans l’obscurité. Dans cette scène, Mizoguchi signifie la pauvreté de la jeune femme, à force de sacrifices envers Sokichi. Son seul salut - symbolisé par une porte qui s’ouvre et d’où surgit sa propriétaire - sera désormais de céder à des manœuvres délictueuses, en volant des clients. C’est à ce prix que Sokichi pourra accéder à des études. Dans l’une des scènes suivantes, celui-ci est assis dans une salle de classe, la caméra balayant l’espace en révélant, avec une insistance expressionniste, les nombreuses ampoules parsemant le plafond. A travers ce symbole, il réussira, cela ne fait aucun doute. L’excès de lumière pour lui, la pénombre et les fantômes pour elle, comme dans la séquence finale.
 
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5 septembre 2011 1 05 /09 /septembre /2011 15:00

 

 

 

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Le fugitif

 

Film de Ritwik Ghatak (1959)

 

Avec Param Bhattarak Lahiri, Padma Devi, Shailen Ghosh

 

 Découvert lors de la récente rétrospective à la Cinémathèque française, "Le fugitif" confirme cette présence très particulière de la musique dans les films de Ritwik Ghatak. Le générique, déjà, exalte une multiplicité de sons, de références. Si le compositeur est bien indien, on croit déceler des sonorités de musique country, des intonations hawaïennes. Mais le générique, déjà riche en déviations sonores, ne donne en fait qu'un aperçu de tout ce qui est exploité.

 

 Bien plus que dans les films tragiques comme "Etoile cachée" ou "Subarnarekha", la structure beaucoup plus libre du "Fugitif" permet une libération des formes musicales. Bien entendu, nous sommes devant un film indien, mais tout de même pas à Bollywood, et le sitar, instrument emblématique de la musique classique, est bien présent. Mais Ghatak s'applique à rompre cette évidence référentielle en intégrant bien d'autres styles.

 

 Au Bengale, terre d'accueil, au fur et à mesure que l'on suit le parcours du jeune Kanchan, le fugitif, différents types de musiques adviennent : il y a par exemple ce chant baul, superbe, véritable éloge de Calcutta, qu'un personnage délivre dans sa totalité, muni de son ektara, un luth monocorde.  Il faut savoir que la musique baul est l'apanage de chanteurs itinérants, dont le propre est de ne pas avoir d'attaches. La mystique baul est fondamentalement syncrétique, intégrant des éléments aussi bien soufis, hindouistes, que bouddhistes. S'l n'y a pas de nécessité dramatique dans la présence de ce chanteur, son apparition conforte la dimension métaphorique du film, qui est de mêler des tonalités multiples.

 

 Au détour d'une fête où Kanchan arrive par hasard, on aperçoit, dans un mouvement de caméra anodin, un groupe de qawwali, le chant mystique de l'islam, s'époumonnant dans une joute vocale typique. Ce style a été popularisé en Occident par l'imposant Nusrat Fateh Ali Khan.

 

 L'hybridation musicale est telle qu'on entend le fameux passage de "Une nuit sur le mont chauve", de Moussorsky, tout comme des sonorités tribales, à coup de percussions. Un autre excellent moment, suscitant une bouffée de nostalgie chez Kanchan, est liée à l'écoute à la radio d'une berçeuse vantant le confort de la maison. Accablé, Kanchan finit par éteindre le poste. Cette séquence est très particulière dans le sens où la musique agit directement sur un personnage, bien que cette influence ne soit pas donnée d'emblée.

 

 Dans la plupart des films de Ghatak, la vertu principale de la musique est de s'autonomiser, quitte à créer, en parallèle de l'histoire, un discours qui s'en rapproche. L'hétérogénéité visuelle du "Fugitif", son aspect carnavalesque, à coup de rupture de tons, autorise le surgissement impromptu de toutes ces nappes sonores. Dans ce film, on chante aussi, mais loin du style Bollywood, loin même d'un "Assoiffé", de Guru Dutt, où le chant s'intègre à la dramaturgie, marquant des moments d'intensité émotionnelle.

 

 La qualité de ce conte initiatique qu'est "Le fugitif" repose beaucoup sur sa vertu intégratrice. Si des musiques d'horizons divers sont convoquées, c'est aussi que des corps multiples ont droit à des frottements inattendus. Quand Kanchan arrive par hasard dans un mariage fastueux, c'est pour finalement, après une épreuve cocasse sur le langage, devenir ami avec une petite fille. Calcutta, ville d'accueil, ville de contrastes, permet tous les chocs visuels : les grandes tours voisinent avec les hommes-rickshaws (hommes tirant les pousse-pousse à la seule force des bras).

 

 Le beau final du film, qui voit Kanchan revenir de son périple, rassurant sa mère et se réconciliant avec son père, offre une synthèse lumineuse de son parcours à Calcutta. Le garçon, en se chargeant d'énergies multiples, contradictoires, passé par la peur et la joie, peut enfin revêtir les oripeaux de son expérience. Ultime vertu intégratrice.

  

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4 septembre 2011 7 04 /09 /septembre /2011 22:00

 

 

 

 

Subarnarekha

 

Film de Ritwik Ghatak (1965)

 

Avec  Madhabi Mukherjee, Abhi Bhattacharya, Satindra Bhattacharya

 

 Si, dans "Etoile cachée", Nita est entièrement dévouée à son frère, dans "Subarnarekha", à l'inverse, le dévouement s'opère d'Ishwar à sa petite sœur Sita. La morale du dévouement précède et excède tout volontarisme. Elle est ontologiquement ancrée dans les personnages, à tel point qu’ils y sont aliénés. Le dévouement s'envisage comme une action totale, car peu sujette à une remise en cause. Les personnages sont polarisés par devers tout à leur action, tout en étant à un moment dépassés par elle.

 

 A cet égard, il est difficile pour ces personnages de mettre en oeuvre une psychologie qui leur soit propre. Ils sont mûs par une force qui, comme dans la tragédie grecque ou classique, les assujettit à un comportement uniforme. Ici, c’est la nature qui représente cette force transcendante. A la fois transcendante, car supérieur aux personnages (le frère comme la sœur) mais également immanente, car préexistant à toute donnée humaine.

 

 Dans "Subarnarekha", comme dans "Etoile cachée", s’il y a une force immanente qui domine les personnages, en dehors de l’immobilité produite par leur obstination morale, c’est bien par la musique qu’elle se manifeste. Déjà très présente dans "Etoile cachée" elle franchit un pallier supplémentaire dans "Subarnarekha", en envahissant le champ de l'image. Portée par la tradition musicale indienne, elle devient un monde à part entière. Chez Sita, il y a cette tentative de se fondre à cet univers sonore. Bien qu’on lui reconnaisse un talent de chanteuse, qui lui permettrait de sortir de sa condition de plus en plus misérable, la séparation radicale entre l’humain et le musical se maintient.

 

 La musique fonctionne aussi comme un relais du destin oppresseur, la conscience suprême qui opère par delà les personnages. Et quand bien même Sita donne parfois l’impression d’être dans un rapport serein à la nature, tout cela se révèle illusoire. Il y a à cet égard un moment où elle est filmée de dos ; mais avant qu’on la voit effectivement chanter en remuant les lèvres, pendant un instant perce l’impression que cette voix si claire, si haute, si épanouie, ne lui appartenait pas mais n’était qu’une émanation de la nature et venait progressivement l’habiter. Comme si elle n'était qu'un réceptacle du chant, possédée, (donc dépassée) par son propre désir.

 

Comme dans "Etoile cachée", le seul moyen pour les personnages de se dégager de cette force qui les dépasse est de se confronter à une situation paroxystique, fonctionnant à la fois comme trauma et comme catharsis. Cette situation, chez le personnage principal, se manifeste principalement par un cri strident ou par un coup de force sonore. Dans "Etoile cachée", Nita se met à la fin à hurler "Je veux vivre", comme première et ultime prise de conscience de l’aliénation dans laquelle la maintient son dévouement. Dans "Subarnarekha", la musique devient dissonante et stridente à la fois, au moment du suicide de Sita. Sa puissance sonore, sa force irruptive, déflagratrice, doit être inversement proportionnelle à la durée pendant laquelle le personnage a vécu dans l’inconscience de sa condition.

 

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