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21 juin 2021 1 21 /06 /juin /2021 17:29

Avec « L'homme rare », la chorégraphe ivoirienne Nadia Beugré déshabille les hommes, principalement noirs, pour livrer une chorégraphie revigorante sur la question des appartenances. Vibrant.

 

 

 

L'homme rare

 

Conception et chorégraphie de Nadia Beugré

 

Avec Nadim Bahsoun, Daouda Keita, Marius Moguiba, Lucas Nicot, Tahi Vadel Guei, Nadia Beugré

 

 

Avec « L'homme rare », on se trouve placé certainement face à un spectacle ... « rare ». S'il aborde de manière directe et évidente la question du genre, auxquels bon nombre d'artistes donnent une visibilité accrue (liée au thème sensible de la représentation de la diversité), sa force tient sans aucun doute à son approche nette et radicale.

 

Car, à plus d'un titre, Nadia Beugré arrive à défaire les cadres de représentation auxquels nous sommes familiarisés. Si « L'homme rare » étonne dans un premier temps, accentuant une impression d'inédit, c'est qu'il n'est tout simplement pas habituel de voire des corps noirs dénudés sur scène, alors que la nudité est, depuis longtemps, largement exploitée dans le champ de la chorégraphie. Et le spectacle est tout entier bâti sur cette représentation. On pourrait, en soi, pointer déjà une revendication chez Nadia Beugré quant à l'optique choisie. Dans cette manifestation, cette présence crâne et féline, marquer le dépassement d'une rareté.

 

Cette singularité là (des noirs nus, mais pas que) est prolongée dans la salle puisque, lors d'une représentation, il suffit de voir le nombre de couples homosexuels (plus particulièrement des hommes) présents dans la salle. Voyeurisme sous-jacent ? où simplement curiosité attisée par cette rareté de la figuration ?

 

Ce qui fait de « L'homme rare » un spectacle constamment en mouvement, jamais figé dans un discours politique revendicatif, c'est d'abord de se coller à une esthétique : les corps qui apparaissent, s'épanouissent sur scène d'une façon anarchique, dans une célébration festive, carnavalesque, où s'affirment les identités, sur la musique de reggae de Serge Gainsbourg. Manière de créer un lien immédiat, libérateur avec le public, avant que les danseurs ne se dénudent complètement et ne s'engagent dans une autre forme de dépense, plus construite, en évoluant essentiellement de dos, dans un jeu subtil entre le caché et le dévoilé, mais qui là encore, dépasse toute dimension formelle théorique pour mettre en avant l'effervescence des corps.

 

Sauf que, les trois danseurs noirs évoluant avec deux « blancs », cette question se trouve d'emblée tressée d'une approche plus large sur la question des identités de genre. Les corps des danseurs, dans leur puissance d'apparition, leur qualité physique liée à une visibilité maximale, ne travaillent pas moins autour de la question du voilé, thème filé comme une métaphore : les danseurs, en étant dos au public, jouant parfois avec un tissu recouvrant leur corps, leur posture renvoyant à cette pudeur islamique lié au port du voile par les femmes. Les tissus répandus à terre sont là aussi pour donner une dimension plus graphique au spectacle.

 

Constamment interrogée, la masculinité se confronte à une gestuelle flirtant avec des motifs chorégraphiques féminins orientaux, tel déhanchement évoquant les mouvements des danseuses du ventre. Il y a jusqu'à ce danseur blanc qui, plus explicitement, endosse des chaussures à talon pour exprimer une autre appartenance. Pour Nadia Beugré, « L'homme rare » semble être celui dont l'identité est constamment mouvante, hors des assignations. Et quand elle paie elle-même de sa personne, entrant nue vers la fin du spectacle, son corps, dans un ancrage tellurique, apparait non pour créer une distorsion, ni contrarier l'ordonnancement chorégraphique, mais bien pour affirmer un surcroit de présence. Tisser un lien ultime, en une éclatante manifestation dans le frémissement corporel global.

 

Au Théâtre de la Ville, du 16 au 20 juin

 

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23 avril 2021 5 23 /04 /avril /2021 13:09

Bien moins connu que « A touch of zen », chef-d’œuvre de King Hu, « Legend of the mountain » retrace le parcours semé d'embuches de Maitre He, à qui on a confié la tache de copier un canon bouddhique très convoité.

 

 

 

Legend of the mountain

(La légende de la montagne)

 

Film de King Hu

 

Avec : Hsu Feng, Sylvia Chang, Shis Chun, Tung Lin, Tien Feng, Wu Ming-Tsai, Rainbow Hsu, Sun Yueh

 

Sa vie parmi les ombres

 

 

Alors que « A touch of zen » a définitivement assis la réputation du cinéaste hong-kongais King Hu, il n'en est pas de même de Legend of the mountain, film beaucoup plus rare, extrêmement confidentiel. Sa vision ne laisse pourtant pas d'étonner, tant il partage, à priori des parentés avec le chef d’œuvre du wu xia pian au point de constituer, avec "Raining in the mountain, comme une trilogie.

 

Legend of the mountain, outre de reprendre le même acteur principal, partage avec « A touch of zen » une durée fleuve (3h10, ici). Proximité suffisante pour rendre compte de la singularité de traitement d'un style fondé sur le mouvement, la dynamique des combats. Ici, le film accentue peut-être un peu plus cet étalement de l'intrigue, jusqu'à devenir une sorte de road movie marqué par les déplacements de Maitre He (Yun Tsin), à qui on a confié la tache de copier un canon bouddhique, lequel devient objet de convoitise, engendrant une série d'épisodes atteignant un véritable vertige narratif.

 

Si dans « A touch of zen », la relation à ce qui entourait le personnage principal était fondé sur une reconstruction de la réalité – son regard étant le garant de l'existence des choses – Legend of the mountain plonge son héros dans des méandres perceptifs et mentaux encore plus vertigineux. Et c'est en l'inscrivant dans des espaces encore plus larges que s'opère une dérive, voire une déroute de la réalité. Dès le générique, le cadre, magnifique, est posé : exaltation de la nature, à coup de zoom sur des cascades, bouillonnement impétueux de l'eau, présence majestueuse des montagnes, des arbres.

 

Cette approche de la nature, chez Hu, revêt une dimension qui dépasse très largement toute joliesse décorative. La nature est un personnage à part entière, un cadre dans lequel on s'inscrit, et qui contient ses propres pulsations, Elle n'est pas propice à la contemplation, mais marque la manière dont une personne s'y insère. Elle est inaliénable. Et si Maitre He, dans ses déplacements donne l'impression de se perdre à mesure qu'il va vers son but, c'est qu'elle représente la matière impalpable avec laquelle il doit composer.

 

Cette présence sublime de la nature, n'en revêt pas moins une puissance métaphorique insoupçonnée, à mesure que l'intrigue, de plus en plus tordue, avance. Lors d'une bataille entre la servante Hsiao Ting et Yi-Yun, la jeune femme de l'auberge, le paysage devient tout à coup aride, les arbres, étriquées, ployés, dévoilent une forme sombre évocatrice de la mort.

 

Si la nature occupe ainsi une place prépondérante, fonctionnant à la fois comme un élément dramatique et comme respiration salutaire, elle est adossée à une musique extrêmement présente. Si celle-ci est appréhendée d'une manière classique, comme illustration des scènes de nature, elle occupe, dans la structure dramatique du film, un rôle d'une intensité surprenante, puisque c'est littéralement à coup de percussions que s'affrontent, sur une très longue durée, le moine et Yue-Niang. De l'illustration, la musique acquiert des caractéristiques physiques tels qu'elle devient un moteur essentiel de la fiction, depuis les apparitions de Yi-Yun aux yeux de Maitre He en joueuse de flûte, jusqu'à la rivalité fondatrice entre celle-ci et Yue-Niang aux yeux du général Han.

 

 

Il est difficile d'aborder Legend of the mountain en convoquant sa trame narrative avec précision, sans quoi les effets de surprise qui le jalonnent s'en trouveraient dénaturés. King Hu pousse ainsi loin les révélations de ce qui fondent son récit. S'il est placé sous le signe, assez tôt décelable, de l'onirisme, ses innombrables chausses-trappes finissent par brouiller la notion même de récit crédible. Rarement un film est allé aussi loin dans la représentation de ses personnages : à mesure que le film progresse, les identités vacillent de plus en plus, perdant les contours qui étaient solidement ancrés. Si le film avance, dans sa dynamique d'affrontement irrésistible, la nature même des protagonistes ne se dévoile que peu à peu. Que ce soit le moine où le taôiste, leur manière d'approcher petit à petit le monastère, suscitant la peur de Yi-Yun ou la crainte hostile de Yue-Niang, toute la distribution des rôles – entre bons et méchants – s'en trouve progressivement rompu.

 

Le film de Hu, loin de faire dans l’esbroufe, fait avancer ses personnages comme s'ils étaient tous pris dans le prisme du regard de Maitre He, jusqu'à ce qu'une descillation brutale se fasse, gage des révélations finales. En ce sens, Legend of the mountain est un grand film du regard. La façon dont celui-ci circule d'un personnage à l'autre, suscitant clin d’œil, interrogation, recherche de vérité, stupéfaction, témoigne de la manière dont la perception de la réalité est de plus en plus interrogée dans le film, avant que l'édifice ne s'effondre. L'un des gages de ce trouble perceptif, de ce rapport à la réalité de moins en moins en moins solide, tient aux éructations de Maitre He, cette manière de s'étonner en émettant des sons. De plus en plus, chez He, la parole se dérobe, se résout en onomatopées. Les fils de l'histoire au centre de laquelle il se trouve se rompant de plus en plus, il en est ainsi réduit aux borborygmes et à l'écarquillement des yeux, jusqu'à avoir parfois des sourires niais.

 

Ce vertige atteint un sommet de construction au bout de deux heures, engageant le film sur des rails totalement nouveaux, là où d'autres s’achèveraient ; une puissance de dévoilement à coup de flash-backs, pour un dispositif osé (l'écran dans l'écran), avec cette idée géniale de rendre les protagonistes spectateur.trices de leur propre destins. Pour cette audace narrative, la musique traditionnelle chinoise s'efface pour être remplacée par une musique contemporaine, qu'on était loin d'imaginer envahir cette histoire. Ainsi, la dernière heure de Legend of the mountain, en renversant le cadre de la représentation de ses personnages, loin de créer une distance glaciale, intellectuelle, les conforte au contraire dans une humanité tragique, flottante.

 

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12 décembre 2020 6 12 /12 /décembre /2020 23:12

 

 

Gosses de Tokyo

 

Film de Yasujiro Ozu (1932)

 

Avec Hideo Sugawara, Tokkan Kozo, Tatsuo Saïto.

 

 

 « Gosses de Tokyo » est un des films d’Ozu qui, vu à rebours, au regard et en regard de ses films ultérieurs, permet de tirer les enseignements les plus salutaires sur l’évolution de son œuvre. Le film est à la fois la source de « Bonjour », mais ce dernier se démarque du statut de remake en cela qu’il ne reprend du film que son argument principal, rendu sous l’angle de la variation : la révolte d’enfants contre les parents. Si dans « Bonjour », cette révolte conduisant les enfants à un refus de parler, celle de « Gosses de Tokyo » s’appuie sur un trait sociétal, les enfants ne supportant pas l’allégeance de leur père au responsable de leur école. Par ce thème, Ozu questionne de manière très critique le rapport hiérarchique régissant les relations entre les individus, et dont le refus des enfants d’obéir à leurs parents marque le point d’orgue.

 

 On trouve dans « Gosses de Tokyo », comme dans d’autres films muets d’Ozu, une séquence dans des cours d’école ou d’université, où les élèves se rassemblent en rang précis pour marquer l’intégration de la discipline, fondatrice de l’acceptation de toute position hiérarchique. Cette séquence ici prend un tour cynique, dans le sens où elle dérive sur une bouffonnerie de la scène, représentée par un décadrage du positionnement des garçons en rang, jusqu’à la drôlerie suscitée par un garçon avec sa manière de s’empêtrer avec son foulard.

 

  Ce rapport subversif à l’éducation, on le trouve signifié avec beaucoup d’humour lorsque le père interroge ses fils sur leur impression. La réponse est imparable : « On aime bien y aller. On aime bien en revenir. C’est la partie entre les deux qui n’est pas drôle ».

 

 D’autres signes, plus discrets mais tout aussi emblématiques, trahissent chez les garçons ce désir de renverser, dans une dynamique carnavalesque, les significations des choses : il en est ainsi d’un des frères qui transforme son stylo en baguette. La liberté de ton du film est telle que la culture, représentée par l’école, cède face à la pulsion de jeu (on fume). Ou alors on procède à une appropriation des comportements des adultes en renversant leurs actes d’autorité : les frères jouent à l’inspection propre aux adultes.

 

 Film d'une grande drôlerie, notamment liée à la spontanéité facétieuse des garçons, tout en clin d’œil grimaçants, mais aussi en gestes singuliers (la main sur ses parties), "Gosses de Tokyo" fait évoluer ses jeunes protagonistes dans un univers naturel, dont la profondeur le rapprocherait du style néo-réaliste. Le trajet pour aller à l'école, parfois accompagner du père, est l'occasion pour les garçons d'entrer de plein-pied dans un univers marqué par la discorde, le conflit, et pour tout dire par ce qui fonde les relations entre les adultes : l'incontournable hiérarchie.

 

 Si ces conflits opèrent de manière directement physique (les affrontements entre les garçons et une bande emmené par un grand gaillard), il est une séquence répétée dans le film qui marque le croisement entre une certaine cruauté et la bascule d'un geste vers une dimension rituelle : un geste de la main fait s'allonger l'adversaire et d'autres le font se relever. Hiérarchisation des comportements qui donne le droit de vie et de mort symbolique sur l'autre.

 

 C'est particulièrement par rapport au fils du directeur que se joue cette tension de la domination, quand petit à petit, les deux frères exercent sur lui leur pouvoir. Emprise inexorable qui est comme l'envers du rôle du père, cantonnée dans son statut d'employé, et dont les grimaces filmées devant ces supérieurs vont outrer les garçons.

 

 Derrière sa légèreté bouffonne, sa fraicheur sautillante, le film va très loin en interrogeant ces positionnements sociaux des adultes, que les enfants reproduisent sous une forme inconsciente, hystérisée, jusqu'à ce que le refus de manger, dans le dernier mouvement, marque paradoxalement un trop plein d'intégration de ces codes. La prise de conscience de la part du père de sa position sociale, en lui laissant un gout amer, dit combien le comportement des garçons recèle de puissance dévastatrice.

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27 octobre 2020 2 27 /10 /octobre /2020 22:40

 

Avec "Never fear", Ida Lupino livre une fiction troublante en plongeant sa comédienne principale, Sally Forrest, au Kabat-Kaiser, un fameux institut consacré au traitement d'handicapés.

 

 

 

Never fear (Faire face)

 

Film de Ida Lupino

 

Avec Sally Forrest, Keefe Brasselle, Hugh O'Brian, Eve Miller, Lawrence Dobkin

 

 

 

 En une sorte d'inversion que l'on peut se représenter sous forme de chiasme (croisée donc)," Never fear" remet en selle deux des comédien.ne.s principaux de "Not wanted" (Avant de t'aimer), Sally Forrest et Keefe Brasselle. Dans ce dernier film, Brasselle, dans un rôle sensible, pudique, s'approchait timidement de Sally Forrest, complexé par une jambe raide, mais son infirmité n'était pas au bout du compte un frein pour mener à bien son désir (voir la séquence finale où il la poursuit dans une course haletante, dépassant son handicap jusqu'à l'épuisement). Dans le retournement des rôles induits par "Never fear", Carol Williams (Sally Forrest), danseuse subitement atteinte de poliomyélite, pousse le complexe d'infériorité, de dévalorisation de soi, à un degré tel qu'elle repousse l'amour sincère de Guy Richards (Keefe Brasselle). Il faut voir ces scènes de rejet poussé à un degré d'intensité qui se résolvent en cris de sa part. Une théâtralité excessive, surprenante par le décalage entre les deux amants.

 

 Poussées de fièvre d'autant plus surprenantes que le film, dès son ouverture, témoigne de sa veine réaliste en affichant dans un encart la vérité de l'histoire, tourné au Kabat-Kaiser, célèbre institut de rééducation d'handicapés à Santa Monica. "Never fear" tire son intérêt de cette dimension quasi documentaire, où l'on assiste à de longues scènes de rééducation, Sally Forrest, étant très convaincante dans les différentes scènes où elle fait l'objet de soins kinésithérapiques. C'est que, au milieu de vrais handicapés, dont bon nombre en fauteuil roulant (adultes comme enfants), la confusion des corps créé un réalisme troublant.

 

 Ce approche quasi-documentaire jette une lueur particulière sur la friction entre véracité et pure fiction, quand on voit le médecin accueillant pour la première fois Carol Williams, l'encourageant à persévérer en lui montrant sa main, dont on voit les séquelles d'une maladie qu'il a réussi à surmonter. C'est dans la même scène qu'un mouvement subit, quasiment grotesque, surgit : le médecin (docteur Middleton) sort un paquet de cigarettes et, le tendant à Carol Williams, lui demande "Cigarette ?". Qu'une proposition pareille, naturelle et banale dans n'importe quel film noir américain, prenne ici un caractère saugrenu, dit bien comment l'inscription d'un réel documentaire avait dès lors prise sur le spectateur.

 

 À l'opposé, une autre très belle séquence traduit ce maillage réussi entre modalités fictionnelle et documentaire : Carol est invitée à danser par un des résidents de l'Institut, qui se déplace en fauteuil roulant. Elle croit à une moquerie, mais dans la scène suivante, on assiste tout simplement à un ballet de patients en fauteuil roulant se livrant à une chorégraphie bien huilée, faite de figures savantes, où l'on passe d'un partenaire à l'autre, véritable ronde suscitant l'ivresse des participants. Carol est prise dans ce vertige de mouvements, sa maladresse ne l'empêchant de s'y insérer avec bonheur. La réapparition alors de Guy, en coulisse, interrompant ce flux idyllique, réinstallant la narration sur les rails de la pure fiction, tout en renforçant tout à coup un décalage de position, confortant le désir de Carol de ne plus appartenir à son univers à lui, mais à celui, réel, de l'Institut. Manière de vouloir marquer le passage de la jeune femme d'un corps d'actrice à celui d'un corps souffrant de véritable handicapé. C'est cette greffe d'un corps entre réalité et fiction qui rend "Never fear" si passionnant.

 

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13 octobre 2020 2 13 /10 /octobre /2020 15:38

De plus en plus, le cinéma de Hong Sang-soo, à travers les personnages incarnés par Kim Min-hee, sa compagne, prend une tournure mélancolique, aux situations dédramatisées.

 

 

 

La femme qui s’est enfuie 

 

Film de Hong Sang-soo 

 

Avec Kim Min-hee, Seo Young-hwa, Seong Seon-mi, Kim Saebyuk 

 

 

 De plus en plus, le cinéma de Hong Sang-soo s’engage vers une forme d’épuration, que son mode de tournage, ô combien léger, à coups de mouvements rustiques, laissait en quelque sorte présager. Mais, alors que cette légèreté apparente n’empêchait pas l’esthétique du cinéaste coréen d’explorer des zones d’ombres, à coups d’échappées oniriques ou de torsions temporelles du récit, depuis quelques années, une certaine complexité narrative à l’œuvre cède le pas à une simplicité qui ne laisse pas d’interpeller. 

 

 C’est peut-être aussi la vitesse d’exécution de Hong Sang-soo qui, quelque part, empêche de coller à la subtilité de son évolution, d’en percevoir les inflexions les plus infimes. Le cinéaste, maitre en variations, peut donner l’impression de tourner toujours autour des mêmes sujets, fort d’un panel de comédien.ne.s familier.e.s de son univers, à qui on assigne des places parfois interchangeables. C’est aussi que la question de la variation, par nature, induit de tourner souvent autour d’un même motif, de façon cyclique, sans que la question de l’évolution entre véritablement en ligne de compte. 

 

 Hong Sang-soo brouille d'’autant plus les pistes que d’un film à l’autre, c’est la notion même de la constitution d’une œuvre qui devient relative. Ainsi, son dernier opus, “La femme qui s’est enfuie” s’insère dans sa filmographie comme une parenthèse, un film en demi-teinte visuelle face à l’éblouissement du noir et blanc aux accents expressionnistes de “Hotel by river”. A côté, de par son réalisme brut, “La femme qui s’est enfuie” prend des allures de film terre à terre, d’autant plus que son ouverture, montrant Gam-hee (Kim Min-hee) venir à la rencontre d’une amie, se déroule dans un jardin potager, espace pour le moins singulier chez ce cinéaste que l’on ne peut pas qualifier de réaliste.

 

 Mais la différence esthétique apparente entre “Hotel by the river” et “La femme qui s’est enfuie” n’induit pas pour autant une rupture totale qui serait confortée par l’aspect “parenthèse” du dernier film. “La femme qui s’est enfuie” tisse un lien profond avec le précédent, en premier lieu par cette façon de représenter une femme seule qui va à la rencontre d’autres femmes pour former une complicité, au point de laisser ici les hommes à l’écart, apparaissant dans des rôles secondaires. Cette complicité entre Gam-hee et ses amies fait directement écho aux scènes intimes entre Sang-hee (Kim Min-hee) et son amie, allongées et dormant côte à côte dans le même lit. 

 

 Dans ces rencontres, manifestement débarrassées de toute nature conflictuelle, prime le registre de la confession. Depuis déjà “Seule sur la plage la nuit”, cette tonalité inscrivant une femme au cœur d’une attente mélancolique se double d’un déplacement vers un autre lieu, avec une amie en soutien. “La femme qui s’est enfuie” (titre qui ajoute une dramatisation purement romantique à ce qui n’est qu’une échappée liée à une circonstance fortuite) nourrit la vacance existentielle de Gam-hee à coup de répétitivité : à trois reprises, à chacune des amies à qui elle rend visite, elle révèle qu'elle se déplace pour la première fois sans son mari, parti en voyage d'affaire. Tonalité mélancolique de la confession, la reprise prenant des allures de thème musical. Orientation évidente dans le cinéma de Hong Sang-soo, tant sa démarche renvoie à des schémas propres à l'esthétique musicale.

 

 Il y a, dans cette veine récente, au climat étouffé, où les tensions (notamment autour de la boisson) se dénouent progressivement, une manière de faire entrer une pure durée, au ton atone, propre à la contemplation, le noir et blanc de "Hotel by the river" formant la quintessence de cet apaisement.

 

 Ce changement d'orientation tient beaucoup à la présence de Kim Min-hee, au centre de tous les films de Hong Sang-soo, désormais. Non pas en tant que figure féminine, affirmative, autour de laquelle tout graviterait, mais au contraire, comme un sujet qui, pris dans des rets mélancolique liés aux notions de solitude, d'abandon, de disponibilité, étoufferait les conflits pour ne renvoyer que des micro-histoires désamorcées. "La femme qui s'est enfuie" est riches de ses scènes où la présence des hommes apparait de manière satellitaire, ponctuée d'étrangeté ou légèrement inquiétante, fantomatique : une scène, et puis s'en va.

 

 La tentation est grande de voir dans cette tournure prise par le cinéma de Hong Sang-soo une sorte de documentaire fantasmatique sur la polarisation de sa caméra sur sa compagne dans la vie. Protégée par son regard, tenue en quelque sorte à l'écart des aspérités dramatiques, évoluant dans un cadre rassurant celui de la caméra comme celui des espaces qu'elle franchit : cet état peut laisser craindre, à force d'atténuations, une perte d'enjeux dramatiques, comme elle peut-être la promesse d'un futur basculement.

 

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30 septembre 2020 3 30 /09 /septembre /2020 22:44

 Par son ampleur romanesque lié à un récit scindé, "Les choses qu'on dit, les choses qu'on fait" met en avant une belle palette de comédien.ne.s, donnant une densité ébouriffante à l'univers d'Emmanuel Mouret.

 

 

 

Les choses qu'on dit, les choses qu'on fait

 

Film d'Emmanuel Mouret

 

Avec Camélia Jordana, Niels Schneider, Vincent Macaigne, Emilie Dequenne, Jenna Thiam, Guillaume Gouix, Julia Piaton, Jean-Baptiste Anoumon

 

 

 Avec "Les choses qu'on dit, les choses qu'on fait", force est de reconnaitre qu'Emmanuel Mouret s'applique à explorer d'autres horizons que ceux pour lesquels on l'a inscrit dans une catégorie, la comédie burlesque. "Mademoiselle de Joncquières" adapté de "Jacques le Fataliste" avait semblé à la fois porter Mouret vers d'autres sphères narratives, à coup d'intrigues en costume, qui ont souvent le désavantage d'aplanir toute aspérité, malgré la violence psychologique du propos.

 

 Pour son dernier film, Mouret confirme que, plus que jamais, la préoccupation principale de son univers repose entièrement sur le langage, la manière dont ses personnages vont s'en servir, construisant leur action en fonction d'elle. En cela, le titre du film, ultra programmatique, définit une tension non pas entre une pensée et sa réalisation, mais entre le mot, conducteur de la pensée, et sa mise en acte. Le personnage comique qu'incarnait le cinéaste dans ses premiers films, quelque soit les soubresauts corporels inhérents au burlesque (maladresse, hésitation, gaucherie) voyait son action souvent mue par une détermination langagière, véhicule privilégié par lequel s'échafaudait des plans précis de conquête (féminine, principalement). Ce en quoi la dimension burlesque, avec son cortège de heurts et d'emballements physiques et narratifs, se drapait dans les habits de la logique verbale méticuleuse.

 

 Dans "Les choses qu'on dit, les choses qu'on fait", la sphère verbale, dès l'entame, continue d'occuper une part très prégnante. Au point d'être envisagé sous un angle rigide, quelque peu daté, dans le sillage d'un Rohmer, avec qui Mouret partage bien des références : on est moins frappé par une spontanéité vibrante des échanges entre les personnages que par leur capacité lucide à immédiatement formuler leur désir et leur rapport au monde. La veine "conte moral", si cher à Rohmer, se manifeste ainsi pleinement. C'est particulièrement Jenna Thiam (Sandra) qui, du haut de son expressivité affolée, distille à grands coups de formules définitives des préceptes de vie, auxquels ses interlocuteurs ne peuvent qu'opposer des contradictions qui resteront lettres mortes. Le personnage est solidement accroché à ses valeurs morales et la parole est là pour en solidifier le trait.

 

 Langage précieux, qui marque une exigence morale, à peine rendu plus fluide et vivante par les quelques "du coup" prononcés par Camélia Jordana au début du film, concessions à un frémissement verbal pleinement actuel.

 

 Si Mouret réussit, de fil en aiguille, à donner une autre allure à son film que celle d'un suiveur de Rohmer plongé dans l'incessante reproduction des situations tortueuses, c'est en adoptant une forme de récit qui rompt la tentative de faire du langage un outil d'instrumentalisation de l'autre. Ce qui se produit alors entre Daphné (Camélia Jordana) et Niels Schneider (Maxime), ouvre un champ de liberté à la parole, dans la mesure où il s'agit ici tour tour de raconter, et surtout d'écouter celui ou celle qui parle. Le champ verbal est à la fois étroit (il passe par un canal individuel) et large (le ou la responsable du récit conduit l'autre où il.elle veut).

 

 Cette alternance des récits de Maxime et Daphné, si elle rend compte d'une souplesse narrative, par ses coupures, reprises, commentaires, définit aussi une stratégie interrogeant tout l'univers d'Emmanuel Mouret. Le dédoublement trahit d'abord une opposition entre les manières de conduire un récit, et la nature profonde du personnage qui en est le centre. D'un côté, Maxime, joué par un Niels Tavernier dès le départ dépassé par les évènements (sa première amante, déjà casée, part). Sur le mode de celui qui ne contrôle rien, hébété, il rejoint les rôles que Mouret incarnait lui-même dans ses premiers films. Il est seulement plus passif, moins capable d'organiser que d'être soumis à la prestance volontariste d'une Sandra (Jenna Thiam). Et lorsqu'il se retrouve pris dans une triangulation avec son ami Gaspard, devenu l'amant de Sandra, cette passivité, qui le voit se faire dérober l'objet de son désir, accomplit son écart, sa difficulté à prendre les évènements à son compte. Cette situation n'est pas sans rappeler "La collectionneuse" de Rohmer, où le narrateur, attiré par une jeune femme volage, la pousse dans les bras de son ami, feignant l'indifférence. A cet égard, on croirait que Mouret à emprunter sa coiffure à celle de l'acteur principal de ce film, Patrick Bauchau.

 

 De l'autre côté, un récit mené par Daphné, dont l'attitude repose sur une forme de clarté, un rapport direct aux évènements, une acceptation, comme ne rien envisager face à la déception liée à sa relation avec le réalisateur (Louis-Do de Lencquesaing) tout autant que la croyance en une possibilité d'établir un lien fondé sur la sincérité, sans recourir aux machinations pour parvenir à son but. Deux modes de récit qui n'ont rien de théorique, mais qui permettent de révéler la mobilité des points de vue, leur alternance favorisant non pas leur opposition, mais leur friction, dès lors que Maxime et Daphné vont apprendre à se découvrir.

 

 A partir de là, la réussite de "Les choses qu'on dit, les choses qu'on fait", son incessante labilité qui finit par mettre ses personnages sur des rails d'incertitude, tient à son amplitude : les personnages, à priori de second plan, y tiennent à leur tour une place prépondérante. L'ultime machination révélée au spectateur, mettant en jeu un sacrifice évoquant "Caprice", jette une lumière magnifique sur le personnage de Louise, la femme de François (Vincent Macaigne). Emilie Dequenne, toute en nuance tragique et pacifiée, y éclate. Que ce soit elle ou Jean-Baptiste Anoumon, qui lui aussi "joue" un rôle dans le film, c'est tout une palette diversifiée qui donne l'impression que les comédien.ne.s, pris dans un moule grouillant d'émotions multiples, de scènes de vie bruissantes, y font exploser leur talent.

 

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27 septembre 2020 7 27 /09 /septembre /2020 22:26

Tel un chaman (figure présente dans la culture coréenne), Jaha Koo, dans une posture paradoxalement discrète, mène un ballet autour du théâtre coréen, avec pour seul interlocuteurs saugrenus des objets (crapaud-origami, robot-cuiseur).

 

The history of korean western theatre


 

Conception, texte, mise en scène, musique et vidéo Jaha Koo


 

Performance de Jaha Koo, Seri & Toad


 

 Jaha Koo a beau nous prévenir au début de sa pièce : si l'on souhaite avoir plus d'information sur la naissance du théâtre en Corée, autant lire un livre que de s'appuyer sur son spectacle pour connaitre les jalons indispensables de cette histoire. Boutade ou ironie ? Car "The history of korean western theatre", bien que conçu comme une performance convoquant divers matériaux scéniques, est traversé par un souffle documentaire non démenti, prenant appui sur des périodes précises de l'histoire coréenne pour montrer son imprégnation par la culture théâtrale occidentale.


 

 On peut cependant comprendre l'avertissement de Jaha Koo, dans la mesure où cette approche, en passant par le filtre de sa subjectivité seule, ne prétend aucunement à une exhaustivité historique. Cette question de la prise en charge d'un sujet est signifiée, bien avant le début réel du spectacle, par la position on ne peut plus modeste de Jaha Koo, alors que les spectateurs entrent pour se placer dans la salle par temps de covid : assis sur le sol, engagé dans un inlassable pliage-dépliage d'origami d'un objet s'avérant être... un crapaud. Une entrée en matière, qui sous des allures régressives, infantiles, ne préjugent en rien de l'ampleur que va prendre le spectacle.


 

 Car si Jaha Koo est au centre de la scène, concepteur total de la pièce, il construit une machine scénique qui, paradoxalement, met en avant d'autres repères : tout comme nous, il est souvent spectateur de ce qu'il raconte, car cela passe par le biais d'images projetées, venant appuyer une dynamique démonstration du rôle joué par des japonais sur l'émergence d'un théâtre coréen mettant complètement de côté son folklore pour privilégier une approche moderniste de la scène, à coup de références occidentales.


 

 Dans bon nombre de ses images, Koo montre la vibration du théâtre traditionnel coréen, dont la présence de personnages masqués n'est pas sans rappeler la commedia del arte. Manière de signifier une incompréhension par rapport à l'émergence d'un théâtre à l'occidental face à une culture insulaire riche.


 

 C'est grace à son dispositif que "The history of korean western theatre" devient une œuvre ludique, émouvante. Le crapaud-origami s'anime, se déplace sur scène pour devenir un personnage à part entière (l'enfant de Koo), et surtout un robot-cuiseur, doté de paroles, devient l'interlocuteur principal de l'exposé de Koo, prolongeant son point de vue sur l'histoire de la Corée. Est convoquée également la figure de Bibisae, créature mythique avaleuse d'êtres, incontournable encore aujourd'hui chez les coréens. Pour Koo, il s'agit moins de mettre en avant une culture du passé que de faire résonner celle-ci avec des pratiques plus contemporaines, surtout en ne niant pas ses origines. Cela est très sensible au travers de l'utilisation de la musique, créé par Koo lui-même : bien que renvoyant à des strates contemporaines, évoquant la techno, elle est imprégnée d'une rythmique traditionnelle coréenne, notamment grâce aux percussions. Dans ce dialogue entre passé et présent, les sons de Koo contiennent une douceur surprenante, et les chansons émises par la voix du robot-cuiseur, bien que métalliques, contiennent cette charge logée entre romance facile et dérive nostalgique.

 

 Dans cette approche portée par le regard de Koo, le plus beau reste l'évocation de sa grand-mère, représentée à de nombreuses reprises sur l'écran. Bien qu'elle l'affuble enfant du sobriquet peu enviable de "mangeur de caca", elle ne représente pas moins un jalon important dans la vie de Jaha Koo. Sa façon de lui rendre hommage, alors qu'elle est gagnée par la maladie d'Alzheimer, est proprement bouleversante, et la force du personnage est rendu par le metteur en scène grâce à des enregistrements qu'elle a fait pour tenter de se souvenir de ses expériences passées.


 

 Tout l’intérêt de "The history of korean western theatre" réside dans ce passage d'une histoire aux allures documentaires à une polarisation sur un personnage. Le dispositif a beau faire appel à des instruments sophistiqués, témoignages de l'avancée technologique de la Corée, la veine sensible s'y glisse avec bonheur. Paradoxal, au fond, quand on voit la posture de Koo : finalement, moins acteur que spectateur de son propre dispositif, les objets au fond semblant plus vivants que lui, peu rompu à une qualité d'interprétation. Mais on sait qu'il n'en demeure pas moins le maitre d'oeuvre, et cette distance du créateur, loin d'être une faiblesse, témoigne plutôt d'une posture pudique, où l'inventivité qui semble échapper à son créateur laisse le champ libre pour que se déploie un imaginaire fécond.

 

Au Théâtre de la Bastille, du 23 septembre au 1 octobre

 

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9 septembre 2020 3 09 /09 /septembre /2020 21:13

Inséré dans un moule documentaire (la préparation de la cérémonie de thé), "Dans un jardin qu'on dirait éternel" suit la trajectoire immobile de Noriko, jeune femme pour qui rien ne semble exister en dehors du salon de Mme Takeda (Kirin Kiki). 

 

Dans un jardin qu'on dirait éternel

 

Film de Tatsushi Omori


 

Avec Kirin Kiki, Haru Kuroki, Mikako Tabe, Mayu Harada


 

 Avec "Dans un jardin qu'on dirait éternel", on croirait dans un premier temps se trouver face à un film appartenant au genre "teen movie", genre américain s'il en est, mais porté par la délicatesse d'un cinéaste japonais. Mais Tatsushi Omori, inconnu jusqu'alors sous nos latitudes, a déjà une filmographie assez conséquente derrière lui, et il serait tentant, à première vue, de faire de ce film l'étendard d'un style empruntant aux autres. Son film, au fond, ne contient pas cette dose d'intensité, de trouble liée aux expériences adolescentes tels que nous le renvoie le cinéma américain. Dans l'univers cinématographique purement japonais, le film de Omori semble très loin du palpitant "Typhoon Club", de Shinji Somaï, sommet bruissant de l'univers adolescent.


 

 A côté, "Dans un jardin qu'on dirait éternel" avec sa veine feutrée, confine au départ à une sorte de mièvrerie doucereuse, en brossant le portrait de deux jeunes femmes, Noriko et sa cousine Michiko qui, suivant les recommandations des parents de la première, décident de suivre une initiation à la cérémonie du thé, véritable rituel japonais. La maitresse de thé (Mme Takeda) n'est autre que Kirin Kiki, grand comédienne vue ces dernières années chez Naomi Kawase et surtout Hirokazu Kore-Eda, dont ce fut le dernier film. Avec elle comme figure conductrice, il y a la promesse de moments savoureux, de sourires et de gestes malicieux, à l'humanité joyeuse. Loin des aspérités d'un cinéma ambigu.


 

 Et pour rester dans cette veine désormais devenue la marque du cinéma de Naomi Kawase, le film emprunte aux "Délices de Tokyo", avec la même Kirin Kiki, avec son accent mis sur la manière de confectionner des dorayakis. Aspect documentaire patent, qui donne ici au film de Omori une allure agréable, informative, où la suspension du temps propre à la cérémonie du thé, enserre ses personnages dans une bulle d'irréalité propice à des épanchements rêvés. C'est là que la beauté du titre prend tous son sens : dans sa manière imperceptible, sans aucun effet dramatique, ni accélération narrative, cette suspension dessine un écart entre le lieu de la cérémonie, espace d'épanouissement rejetant de plus en plus la réalité (relationnelle, sociale).


 

 C'est ainsi que, alors que la cousine Michiko s'inscrit elle dans une trajectoire sociale en trouvant sa voie professionnelle, celle de Noriko se signale par une sorte de stase, d'immobilité temporelle. Le lieu de de la cérémonie devient de plus en plus un cocon qui ne renvoie aucunement les bruits du monde et Noriko ne s'y signale pas particulièrement par une qualité particulière, s'agissant de son évolution. Le film surprend quelque peu par une audace narrative faite d'ellipses, où la réalité reste littéralement aux portes du salon dirigé par la maitresse de thé. S'il est question d'un homme que Noriko devait épouser dans le cadre d'un mariage arrangé, absolument rien ne filtre de cet épisode.


 

 Cette relégation n'est pas sans évoquer le cinéma de Naruse, à travers un film comme "Nuages flottants", où l'aspect historique, les évènements restent en arrière-plan, pour se concentrer sur les personnages et leurs sensations. Cet espace hors-temps qu'est le lieu de la cérémonie dans le film, où pourtant tous les ages défilent, explique la tournure quelque peu régressive que prend la relation de Noriko avec son père, où l'affection retenue explose, dans une précipitation du temps où tout à coup la libération des affects se combine avec la mort. Ce temps, à la fois étiré, distordu, puis libéré en explosion émotionnelle, c'est celui qui fait le prix de cette intrigue ténue, qui combine pudeur et ouverture sur le temps de la perte.

 

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1 mars 2020 7 01 /03 /mars /2020 21:31

Comme une version contemporaine de "Bonnie and Clyde", "Queen & Slim" le premier film de la réalisatrice afro-américaine Melina Matsoukas, affirme avec verve une veine militante, dans un contexte de violence policière et de racisme.

 

Queen & Slim


 

Film de Melina Matsoukas


 

Avec Daniel Kaluuya, Jodie Turner-Smith, Bokeem Woodbine, Chloë Sevigny


 


 Réalisatrice de clips pour de fameuses artistes pop, Melina Matsoukas, en franchissant le cap du premier long-métrage, inscrit un tracé différent dans le monde de la réalisation. Face au rythme soutenu, vivace ou saccadé qu'impose le clip, la durée de « Queen & Slim » (2h12) installe, elle, une temporalité plus fluctuante, faite d'accélération et de stases, de détours et d'avancées, hoquetant comme la trajectoire incertaine des fugitifs.


 

 Qui plus est, à côté du caractère pour le moins artificiel des clips, axé sur le divertissement frivole et sexiste, le sujet du film, en prenant appui sur un fait divers, surprend par son aspect réaliste. Cette plongée sans concession sur un acte qui parle à n'importe qui, lié au racisme, place le film sur des rails solides. Précisément, dans ce contrôle apparemment banal – mais qui laisse planer la terreur de son dénouement – que subissent Queen et Slim, c'est tout l'aspect documentaire qui frappe ; combien de vidéos, désormais, rendent compte des violences ou injustices dont font preuve les policiers à l'égard des afro-américains. C'est d'ailleurs une vidéo filmée depuis la voiture du policier, attestant de la véracité de la scène, qui va contribuer à faire des fugitifs des héros auprès de la population noire. La video n'apparait plus seulement comme un révélateur de vérité (une pièce à conviction à mettre sur la table des preuves de la police), mais comme le vecteur principal d'une mythologie.


 

 La question de la transformation visuelle est au cœur de « Queen & Slim », lorsque les deux fuyards, parvenus chez l'oncle de la jeune femme, sont incités à se métamorphoser. La coupe de cheveux qu'ils subissent (elle y est d'abord rétive) fait littéralement basculer le film sur un autre plan que celui du réalisme. Effet du road movie, conçu comme une traversée de l'espace et du temps chargé de modifier des personnages, cette tombée des masques produit quelque chose de paradoxale, puisqu'elle révèle des êtres dans la lumière de leur transformation, comme si elle documentait les corps de ces deux comédiens. Soudain, ils semblent quitter la sphère de la fiction, pour avancer vers nous dans une allure improbable. Elle, dont le visage entouré par des tresses affichait une sévérité renforcée par un caractère rétif, permet à la comédienne Jodie Turner-Smith de quitter en quelque sorte le champ fictionnel pour se rapprocher de son statut initial de mannequin.

 

 Transformation osée au regard de la dimension protestataire du film, de son sujet pour le moins brulant, mais ce passage, constituant une respiration inhérente au genre du road movie, mais tout autant porteur d'une changement moral et comportemental, ouvre les perspectives humaines-. Daniel Kaluuya, en sa faisant raser barbe et cheveux, retrouve littéralement l'allure qu'il avait dans « Get out », le film de Jordan Peele qui l'a révélé. De plus, au regard de la fiction, ce changement physique ne disqualifie pas le devenir-mythique des deux fuyards, puisque c'est une photo prise dans leur nouvelle tenue qui va assoir leur réputation dans l'imaginaire populaire, et servir de point d'appui et de fascination d'un jeune admirateur pour défier la police dans une manifestation.


 

 Si ces moments constituent une pause dans « Queen & Slim », ils ne rompent pas pour autant l'équilibre du film, qui est de toutes façons façon fait de bifurcations, de déséquilibres, d’arrêts (la belle scène de caresse de cheval) d'aller-retour (Queen va sur la tombe de sa mère) où d'accélérations. Paradoxe encore du road movie conçu comme une ligne de fuite où l'on n'est pas censé revenir en arrière : les personnages plongent en eux-même en fonction des lieux qu'ils traversent.


 

 Bien sûr, on dira du film qu'il n'échappe pas toujours à la veine de laquelle provient Mélina Matsoukas, par l'utilisation d'une musique omniprésente dès lors qu'il s'agit de reprendre la route. La play-list des fuyards, activée à chaque départ, laisse planer celle allure clipesque, ternissant un peu la profondeur du propos. On pourrait en dire autant des paysages traversés, magnifiés jusqu'en Floride, couchers de soleil à l'appui. Pourtant, ces facilités se justifient aussi par ce que sont réellement ces personnages qui, en quittant un lieu générateur d'angoisse, sont aussi capables, comme dans une respiration nouvelle, de recevoir une lumière salvatrice.


 

 Là où le film de Mélina Matsoukas emporte complètement l'adhésion, c'est, derrière son allure militante portée par un sujet brulant, son absence totale de manichéisme. Beaucoup, qu'ils soient noirs ou blancs, en prennent pour leur grade. Il y a aussi bien les Blancs qui aident (couple formé par Chloë Sevigny et Flea, bassiste des Red Hot Chili Peppers) qu'un Noir qui trahit pour de l'argent. Matsoukas n'oublie pas d'épingler, à travers l'oncle, la figure du machiste et du sexiste par excellence qui abreuve les clips de musique rap. Tourné en ridicule lorsqu'une de ses femmes à demi-nue lui fait face après une gifle, il trépigne comme un petit garçon frustré. Pourtant, à la fin du film, lors de la scène d'enterrement, sa seule présence silencieuse, dans une bouderie blessée, dit à quel point le personnage, loin d'être enfermé dans sa caricature, existe pleinement.


 

 C'est surtout à travers les personnages de Queen et Slim que le film acquiert une densité humaine forte : entre un Slim à la sagesse prudente et une Queen plus extériorisée, plus cassante et volontariste, c'est proprement à une inversion des postures entre homme et femme à laquelle on assiste. Par sa résistance au désir, Queen dirige un peu les opérations de séduction jusqu'à la torride levée des inhibitions dans une scène d'amour crue, aussi rare dans le cinéma américain que révélatrice de l'intention de Matsoukas d'inscrire des corps noirs dans une imagerie ordinaire. Dans son rôle de Queen, Jodie Turner-Smith rayonne particulièrement, brassant différentes figures avec une grande classe, tandis que Daniel Kaluuya, aussi inquiet et fragile que dans « Get out » ajoute à la tension qui fait de « Queen & Slim » un premier long-métrage très prometteur. 

 

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18 février 2020 2 18 /02 /février /2020 18:34

Adossé à des préoccupations contemporaines sensibles en Chine (la transformation des villes), le film de Gu Xiaogang s'appuie sur un tableau ancien pour donner une veine lyrique à une histoire de fratrie.

 

 

 

Séjour dans les monts Fuchun

 

Film de Gu Xiaogang

 

Avec Qian Youfa, Wang Fengjuan, Sun Zhangjian, Sun Zhangwei

 

 

 Nul doute que l'on trouvera, dans le premier film du cinéaste chinois Gu Xiaogang des interrogations sur la Chine contemporaine présentes chez nombre de ses contemporains. En premier lieu, la description de villes en proie à une mutation effrénée, ployant sous le poids de constructions modernes, rappelle l'un des plus grands films de Jia Zhangke, « Still life », il y a déjà plus de dix ans, où la tension entre l'ancien et le moderne atteignait déjà un stade développé. Depuis Wang Bing, et sa peinture sans concession de la misère humaine, bien des cinéastes se sont également attelés à cette approche sociale, la mêlant parfois dans des genres cinématographiques précis.

 

 Est-ce à dire qu'avec l'approche de Gu Xiaogang, il n'y a rien de nouveau sous le soleil ? « Séjour dans les monts Fuchun » a le mérite, en comparaison de ses ainés de s'appuyer sans doute sur l'expérience propre du jeune cinéaste, sans pour autant que cela ne devienne une œuvre avec une vision unilatérale. Le film, véritable chronique, s'affiche dans toute son ambition chorale en dépeignant la trajectoire d'une fratrie. Si leurs caractéristiques sont variées (l'un tient un restaurant avec sa femme, un autre fait figure d'innocent, avec un sourire rêveur ; un troisième vit avec sa femme sur un bateau en attendant d'être relogés ; enfin le dernier, souvent en quête d'argent auprès de ses frères, père d'un enfant trisomique, trace un chemin plus solitaire mais ouvert sur des changements radicaux), leur constitution en une sorte de troupe garantit au film sa portée collective.

 

 En brossant le portrait de cette famille, autour de laquelle se greffe l'insistante question de l'argent, Gu Xiaogang fait preuve d'une réelle maitrise, alternant effet de groupe, comme dans la séquence d'ouverture, et polarisation autour de deux trois personnages (le frère qui sort pour aller demander de l'argent à un autre, à l'extérieur). Fluidité dans le passage entre une totalité et une partie grâce à des effets de montage elliptique (soudain, un plan sur le frère ainé, affalé, imbibé de boisson). Dans ces moments là, c'est à Hou Hsiao Hsien que l'esthétique de Gu Xiaogang fait penser. Quand bien même le maitre taiwainais est indépassable en terme de rigueur filmique, le jeune cinéaste chinois fait montre d'une virtuosité certaine. Surtout, en dépit de ces références, il dépasse tout cadre réaliste pour porter son film vers des sphères lyriques, notamment par l'inscription de ses personnages dans un cadre géographique célébré dans un tableau du 14e siècle, auquel le film emprunte son titre.

 

 C'est en cela que « Séjour dans les monts Fuchun », au lieu d'être un film purement cinéphilique, bourrés de citations, fait véritablement vivre ses personnages, sans les enfermer dans quelques cadres théoriques. Que ce soit sous la neige, la pluie, le lieu, à la grande beauté, évolue, prend du relief, en fonction des saisons (on peine à voir des silhouettes traverser ces monts en fonction de la végétation touffue). Gu Xiaogang fait coïncider le changement géographique et climatique avec l'évolution de ses personnages. C'est d'autant plus sensible lorsqu'on voit le frère et sa femme vivant sur un bateau être en proie à la neige, la dureté et la durée de leur condition étant signifié en un seul plan.

 

 Dans « Séjour dans les monts Fuchun », Gu Xiaogang ose un geste que l'on pourrait qualifier de purement formaliste, si la séquence en question ne renvoyait pas à un test entre un jeune couple. Un jeune homme lance un défi à sa copine : il traverse un lac plus vite à la nage qu'elle ne le fera à pied. La scène est alors lancée en un seul plan-séquence, lui nageant, elle apparaissant de temps en temps derrière les arbres. On sait qu'elle sera arrivée avant lui, mais ce plan-séquence, qui se prolonge lorsque le jeune homme emmène son amie sur un bateau pour voir son père, témoigne de la sensibilité d'une relation (la jeune femme dévoile ses talents de comédienne), mais montre surtout, aux abords du lac, la profonde animation qui y règne (beaucoup de gens de tout age s'y baignent, certains avec des bouées). La séquence fait vibrer les corps et la nature plus qu'elle ne montre une prouesse technique. Loin d'un Bi Gan, déjà passé maitre dans ces circonvolutions formelles (« Kaili Blues » et « Un long voyage vers la nuit).

 

 C'est en définitive l'attention portée à la qualité des comédien.ne.s, non-professionnel.le.s qui donne à « Séjour dans les monts Fuchun » ses qualités les plus vibrantes. Dans leurs gestes percent une authenticité liée à la spontanéité de personnages humbles, comme saisies de manière brute. Et si le film, dans sa dernière partie peine au niveau du rythme, il le doit sans doute à l'étalement du tournage pendant deux ans, rendant sa fluidité difficile. Cela ne l'empêche pas de laisser un parfum entêtant.

 

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