Avec « L'homme rare », la chorégraphe ivoirienne Nadia Beugré déshabille les hommes, principalement noirs, pour livrer une chorégraphie revigorante sur la question des appartenances. Vibrant.
L'homme rare
Conception et chorégraphie de Nadia Beugré
Avec Nadim Bahsoun, Daouda Keita, Marius Moguiba, Lucas Nicot, Tahi Vadel Guei, Nadia Beugré
Avec « L'homme rare », on se trouve placé certainement face à un spectacle ... « rare ». S'il aborde de manière directe et évidente la question du genre, auxquels bon nombre d'artistes donnent une visibilité accrue (liée au thème sensible de la représentation de la diversité), sa force tient sans aucun doute à son approche nette et radicale.
Car, à plus d'un titre, Nadia Beugré arrive à défaire les cadres de représentation auxquels nous sommes familiarisés. Si « L'homme rare » étonne dans un premier temps, accentuant une impression d'inédit, c'est qu'il n'est tout simplement pas habituel de voire des corps noirs dénudés sur scène, alors que la nudité est, depuis longtemps, largement exploitée dans le champ de la chorégraphie. Et le spectacle est tout entier bâti sur cette représentation. On pourrait, en soi, pointer déjà une revendication chez Nadia Beugré quant à l'optique choisie. Dans cette manifestation, cette présence crâne et féline, marquer le dépassement d'une rareté.
Cette singularité là (des noirs nus, mais pas que) est prolongée dans la salle puisque, lors d'une représentation, il suffit de voir le nombre de couples homosexuels (plus particulièrement des hommes) présents dans la salle. Voyeurisme sous-jacent ? où simplement curiosité attisée par cette rareté de la figuration ?
Ce qui fait de « L'homme rare » un spectacle constamment en mouvement, jamais figé dans un discours politique revendicatif, c'est d'abord de se coller à une esthétique : les corps qui apparaissent, s'épanouissent sur scène d'une façon anarchique, dans une célébration festive, carnavalesque, où s'affirment les identités, sur la musique de reggae de Serge Gainsbourg. Manière de créer un lien immédiat, libérateur avec le public, avant que les danseurs ne se dénudent complètement et ne s'engagent dans une autre forme de dépense, plus construite, en évoluant essentiellement de dos, dans un jeu subtil entre le caché et le dévoilé, mais qui là encore, dépasse toute dimension formelle théorique pour mettre en avant l'effervescence des corps.
Sauf que, les trois danseurs noirs évoluant avec deux « blancs », cette question se trouve d'emblée tressée d'une approche plus large sur la question des identités de genre. Les corps des danseurs, dans leur puissance d'apparition, leur qualité physique liée à une visibilité maximale, ne travaillent pas moins autour de la question du voilé, thème filé comme une métaphore : les danseurs, en étant dos au public, jouant parfois avec un tissu recouvrant leur corps, leur posture renvoyant à cette pudeur islamique lié au port du voile par les femmes. Les tissus répandus à terre sont là aussi pour donner une dimension plus graphique au spectacle.
Constamment interrogée, la masculinité se confronte à une gestuelle flirtant avec des motifs chorégraphiques féminins orientaux, tel déhanchement évoquant les mouvements des danseuses du ventre. Il y a jusqu'à ce danseur blanc qui, plus explicitement, endosse des chaussures à talon pour exprimer une autre appartenance. Pour Nadia Beugré, « L'homme rare » semble être celui dont l'identité est constamment mouvante, hors des assignations. Et quand elle paie elle-même de sa personne, entrant nue vers la fin du spectacle, son corps, dans un ancrage tellurique, apparait non pour créer une distorsion, ni contrarier l'ordonnancement chorégraphique, mais bien pour affirmer un surcroit de présence. Tisser un lien ultime, en une éclatante manifestation dans le frémissement corporel global.
Au Théâtre de la Ville, du 16 au 20 juin