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22 janvier 2020 3 22 /01 /janvier /2020 18:11

 Après son spectacle fleuve "Ça ira (fin de Louis)", Joël Pommerat propose un opus à priori plus modeste, entre approche réaliste à travers le langage et projection futuriste à l'ère des robots. Un cocktail détonnant et réjouissant.

 

     Photo : Élisabeth Carecchio

 

Contes et légendes

 

Création théâtrale de Joël Pommerat

 

Avec Prescillia Amany Kouamé, Jean-Edouard Bodziak, Elsa Bouchain, Lena Dia, Angélique Flaugère, Lucie Grunstein, Lucie Guien, Marion Levesque, Angeline Pelandakis, Mélanie Prezelin

 

 

 De la même façon qu'on n'attendait pas réellement Joël Pommerat sur un sujet historique tel que la Révolution française avec « Ça ira (fin de Louis) », la découverte de son nouvel opus, « Contes et légendes » se révèle une véritable surprise. Mais peut-être qu'au fond, cette surprise ne relève pas tant d'un changement de cap radical que d'une attente finalement détournée : le succès de la pièce fleuve semblait appeler, par son titre, une suite, alors qu'on se retrouve avec une histoire de robots projetant des lueurs de science-fiction, là ou déjà « Ça ira (1) fin de Louis » s'éloignait de la dimension onirique, devenue alors un marqueur de l' univers théâtral de Joël Pommerat.

 

 Pourtant, avec un titre comme « Contes et légendes », l'auteur et metteur en scène remet au centre d'une intrigue principalement constituée de saynètes, une certaine irréalité, rejoignant les adaptations des contes comme « Pinocchio » ou « Cendrillon ». Et si son approche de ces célèbres contes était décalée, « Contes et légendes » surprend par un mélange détonnant entre une forme de réalisme et la dimension fantastique qui l'enveloppe.

 

 L'une des premières surprises de cette dernière pièce, donnant à l'ensemble une aura de virginité, tient à l'inflexion conduisant Pommerat à diriger non plus les membres de sa troupe, avec lesquels il a mis en scène tant de chefs d’œuvre, mais des jeunes (et pas n'importe lesquels, on le verra). Si Joël Pommerat avait déjà abordé le thème de la jeunesse de manière indirecte dans « Cet enfant », force est de constater qu'avec « Contes et légendes » une rupture s'opère, contribuant à conférer à la pièce un souffle impressionnant.

 

 La première rupture, frappante d'entrée de jeu, tient à la violence langagière liée à la mise en présente de jeunes. Une violence verbale qui, si elle est identifiable pour tous, renvoie à une actualité des banlieues, un ancrage donc contemporain, que l'on n'attendait pas chez le metteur en scène d'univers onirique, quand bien même il a déjà produit des œuvres marquant une interrogation sur des thèmes sociaux (dont « Les marchands » constitue le fleuron).

 

 La force de « Contes et légendes » - derrière, au fond une modestie de la mise en scène, débarrassée de toutes afféteries, avec une scénographie discrètement éclairée par Eric Soyer – repose sur cette combinaison audacieuse entre des thèmes liés à une immédiateté aux contours réalistes (la violence des rapports sociaux), et une irrésistible poussée de l'intrigue vers un aspect digne de la science-fiction, avec la présence de robots (la scène inaugurale, dans sa violence verbale confronte l’immédiat avec l'improbable, liée au doute sur l'identité humaine d'une jeune en présence). Mais que Pommerat lorgne vers ce champ inédit chez lui ou vers le conte proprement dit, c'est en veillant à donner un caractère profondément humain à sa pièce.

 

 En cela, la plus grande surprise de « Conte et légendes », renforçant le trouble suscité par sa dimension fantastique, tient beaucoup à des questions d'incarnation : confier tous les rôles, masculins et féminins, à des jeunes femmes, pour en faire une interrogation sur le genre, mais au fond débarrassée de toutes velléités théoriques ou démonstratives. Qui plus est, l'humour, dominant à travers nombre de scènes cocasses, entraine une jubilation sans partage. Si Pommerat, après le succès de « Ca ira (fin de Louis) » était en proie à un doute dans son parcours théâtral (il avait envisagé d'arrêter), le frémissement ressenti devant « Contes et légendes » prouve qu'il n'a rien perdu de sa veine créatrice.

 

 Face à l'éclosion de jeunes metteurs en scène ces dernières années, à l'ambition affirmée (dont Julien Gosselin serait le fer de lance), le théâtre de Pommerat n'a en fait rien perdu de sa capacité à faire frétiller l'imagination. Sans s'appuyer sur l'utilisation de la vidéo, si éprouvée maintenant, il prouve que l'usage des micros (dont il fut un précurseur) renforce toujours autant cette sensation de proximité avec les comédiens. En cela, « Contes et légendes », au titre décalé, tire sa force de cette impression où distance du thème et présence vibrante des personnages produit une alchimie féconde.

 

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20 janvier 2020 1 20 /01 /janvier /2020 09:25

 Moins provocateur que l'hommage à son père décédé, celui consacré à sa mère "Una costilla sobre la mesa : Madre", permet à Angelica Liddell d'entamer un dialogue intense, où la sincérité prend des allures expiatoires.

 

     Photo : Luca Del Pia

 

 

Una costilla sobre la mesa : Madre

 

Texte, mise en scène, scénographie, costumes d'Angélica Liddell


Avec Niño de Elche, Angélica Liddell, Gumersindo Puche, Ichiro Sugae

 

 

«Je ne supporte pas cet amour qui fait plus mal que cinquante ans de haine.»

 

 

 On savait la relation d'Angelica Liddell avec sa mère compliquée. Ses saillies, ça et là, dans ses spectacles, témoignaient d'une virulence confinant à une sorte de haine du féminin, que sa critique anti MeToo dans « The scarlett letter » mettait à jour. On ne doute pas que cette conflictualité soit également l'un des moteurs de la création de l'autrice et metteuse en scène espagnole qui, de plus en plus, se tourne vers des élans mystiques pour conjurer ses contradictions.

 

 « Una costilla sobre la mesa : Madre », contrairement à l'opus consacrée au père, s'encombre moins de références littéraires et philosophiques pour raconter la mort de la mère d'Angelica Liddell. Là où la disparition du père était placée sous le signe de Deleuze (avec ce que cela impliquait d'intellectualisme distancié), la version de la mère entre de plein pied dans un dialogue intense. La mise en scène inaugurale, bien plus sobre, n'en contient pas moins une force mystérieuse, avec ses silhouettes assises sur des chaises, réparties sur la scène comme des nonnes, recouvertes d'un habit couvrant le corps de la tête aux pieds, figées comme des statuts. Leurs visages cachées n'est pas sans évoquer la fabuleuse statue « La vierge voilée », de Strazza, une référence peut-être pour Angelica Liddell, qui ne manque pas de soigner les postures de ses comédien.ne.s, statufiés comme des figures religieuses.

 

 Son arrivée à l'avant-scène est l'occasion d'un monologue saisissant, dont la force et l'intensité sont liées au sentiment qu'elle s'adresse à sa mère non pas encore morte, mais en plein passage, vers la disparition. Si les pleurs et le remords de ne pas l'avoir aimé transparaissent dans les paroles de la metteuse en scène, renforçant l'impression d'un aveu expiatoire immédiat, la machine théâtrale d'Angélica Liddell fonctionne pourtant à plein, ajoutant un trouble supplémentaire à la performance. Car, derrière la force de l'aveu, c'est tout le balancement que l'on retrouve déjà dans « Padre » qui fait surface, mais décuplée : l'amour enfin avoué et la haine sont les deux faces d'une même relation, si bien qu'aux mots d'apaisement, témoignant d'une volonté de rapprochement, ceux consacrés à la description du corps ne font pas l'économie de la dégradation, de la putréfaction, de l'odeur nauséabonde du corps mourant. Le texte, dans la bouche d'Angélica Liddell atteint ainsi à une plénitude littéraire, où les métaphores sur la déliquescences rejoignent la puissance d'un Artaud, figure centrale de « The scarlett letter ».

 

 Pendant ce monologue marqué par la force de l'aveu, où se mêlent lamentations et éructations désespérées, les gestes d'Angelica Liddell se dotent d'une allure chorégraphique : elle frappe ses mains sur ses cuisses, lancent ses bras en l'air comme pour ouvrir une respiration, à la manière des chanteur.se.s et danseur.se.s de flamenco. C'est tout naturellement qu'ensuite, dans une séquence composée comme un tableau, agrémentée de jeunes femmes nues (plus furtivement que celles, obèses, de « Padre »), un chanteur, Niño de Elche, intervient. Voix absolument magnifique, se développant en volutes sensibles et en intensité chaleureuse, qui suffit à élever la pièce vers des strates lyriques.

 

 C'est alors qu'Angelica Liddell, portée par la volonté d'expiation qui caractérise ce diptyque, se lance dans une longue séquence ou elle se fait ni plus ni moins que crucifier. Un homme (au visage grimé en noir, comme un pied de nez au blackface), se charge minutieusement d'entourer son corps et ses bras sur une croix. La scène est longue, (dix bonnes minutes), une musique chorale contemporaine s'élève (Ligeti?), s'intensifiant jusqu'à l'exaspération, tandis qu'en fond de scène défilent des poèmes, en forme de quatrains, reflétant ce rapport à la fois douloureux à l'existence, marqués par le doute et la critique radicale. Des textes réellement somptueux, qui donnent à « Una costilla sobre la mesa : Madre », une profondeur sensible.

 

 Quand le chanteur Niño de Elche réapparait, c'est pour livrer une prestation bien différente que celle liée à la magnificence flamenca. Performance proche de la transe, il utilise cette fois-ci sa voix pour en déplier des sonorités aiguës, prolongées, jusqu'à une raucité rageuse l'amenant à proférer plus que chanter, le corps tout en torsion, crachant à terre. Il est rejoint par un danseur habillé en noir qui lui, se livre à une chorégraphie fantasque, parodique, au carrefour des danses urbaines faite de jeu avec les jambes. Sa coiffe fantaisiste évoque une figure comme arrachée d'un tableau de Jérôme Bosch, se livrant à une dépense folle autour de la salle. Un moment donnant l'impression que les fous sont lâchés, au sortir de l'enfer. Passage trop long, sans doute, par sa volonté d'éreinter le bon goût, mais qui ne nuit en rien à l'unité de la pièce d'Angelica Liddell. Plus apaisée, alors que s'élève la « Messe en ut » de Mozart, la pièce emprunte dans son final un chemin vers l'enfance, là où la relation avec la mère avait encore le goût du paradis, car empreinte de jeu.

 

Au Théâtre de la Colline, du 18 janvier au 9 février

 

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13 janvier 2020 1 13 /01 /janvier /2020 15:21

 Dans l'hommage rendu à son père décédé, Angelica Liddell convoque une figure littéraire, Gille Deleuze (autour de Sacher Masoch) pour en faire un spectacle intense, où la provocation est toujours de mise.

 

 

 

Una costilla sobre la mesa : Padre

 

Texte, mise en scène, scénographie, costumes de Angelica Liddell

 

Avec Beatriz Álvarez, Laura Jabois, Raquel Fernández, Oliver Laxe, Angélica Liddell, Blanca Martínez et Camilo Silva

 

 

 

 Que ce soit Romeo Castellucci avec récemment « La Vita Nuova » ou Steven Cohen avec « Put your heart under your feet... and walk », l'espace théâtral se teinte d'une aura mystique qui dépasse la simple mise en œuvre d'une fiction. Angelica Liddell s'inscrit de plein pied dans ce sillage ou rituel et référence à une réalité intime se confondent. Pour la sulfureuse metteuse en scène espagnole, à l'image d'un Steven Cohen, il s'agit de rendre hommage à des figures proches décédées. Si Cohen va jusqu'à engloutir sur scène les cendres de son amant, Liddell, dont les parents ont disparu à quelques mois de distance, créé ses deux derniers spectacles en leur honneur.

 

 Avec « Una costilla sobre la mesa : Padre », Angelica Liddell construit donc un tombeau pour son père. Si cette démarche induit une forme de retrait par rapport à la mise en avant d'une figure proche, il ne faut pas compter sur la metteuse en scène pour rester en arrière plan. Bien que ses spectacles fassent intervenir de longues séquences impliquant nombre de comédiens ou figurants, elle reste au centre de ce que l'on peut bien qualifier des performances, tant la question du corps, indépendamment de son inscription fictionnelle, y est déterminante. C'est ainsi que l'ouverture de « Una costilla sobre la mesa : Padre » la voit s'engager dans un de ces monologues intenses dont elle a le secret, tout en tension corporelle et en invectives confinant à la diatribe forcenée. C'est l'une des parts qui fascine le plus chez elle, comme dans l'éblouissant monologue de près d'une heure dans « Tout le ciel au dessus de la terre (le syndrome de Wendy) ».

 

 C'est que le corps, dans toute sa puissance d'irruption, ne saurait pourtant évacuer la parole. Elle est essentielle chez Liddel, tout comme les références qu'elle injecte dans ses spectacles. Alors que sa précédente pièce était placée sous la lumière solaire d'Antonin Artaud, l'hommage au père convoque la figure du philosophe Gilles Deleuze et son texte « Présentation de Sacher Masoch », sous-titré « Le froid et le cruel. L'occasion de mette en avant une réflexion sur la beauté, pas si évidente à suivre, mais qui témoigne de cette articulation habituelle chez Liddell entre sacré et culture philosophique.

 

 L'approche intellectuelle autour de la beauté est en quelque sorte battue en brèche par la présence physique d'un cortège de cinq femmes. Au départ habillées, elles se présentent ensuite lors d'une longue séquence d'allure processionnelle, en exécutant des figures dansées. Rien de surprenant en soi, sauf que ces femmes, toutes nues, sont affectées d'une obésité débordante. Si l'on peut envisager cet étalage de corps comme un contrepoint à un discours esthétique, où simplement une valorisation de corps qui trouvent rarement la possibilité d'être simplement montrés, certain.e.s ne manqueront pas d’être choqué.e.s. Pourtant, par leurs mouvements, leurs élans chorégraphiques, ces jeunes femmes, aux visages aux contours angéliques, installent une atmosphère pleine d'innocence, comme si cette présence inédite était destinée à laver le regard des spectateur.trice.s.

 

L'innocence, dans « Una costilla sobre la mesa ; Padre » va de pair avec une forme de régression, un recul vers l'age infantile. Et c'est Angelica Liddell elle-même qui se colle à ce mouvement, lorsqu'elle arrive dans une autre séquence. Avec un mètre géant, elle trace des lignes à terre , d'un bout à l'autre de la scène, puis s'engage dans une sorte de course sautillante, comme si elle jouait à la marelle, dans une perte des sens jubilatoire, comme si ses mouvements la ramenaient à une communication rituelle silencieuse avec le divin. Il y a quelque chose de touchant alors à voir cette créatrice sulfureuse s'engager dans une représentation d'image de la pureté.

 

Mais le cœur de la pièce de Angelica Liddell se situe au moment ou un comédien âgé apparaît, figurant son père. Rencontre saugrenue entre la fille et le père. Elle, Liddell, accompagnée d'une servante, se pare d'une fourrure (référence à « La Venus à la fourrure de Sacher Masoch) à mesure qu'elle déambule sur scène. Lui, impotent, est enveloppé dans une couche culotte, torse nue, puis hissé par des servantes sur une sorte de balançoire. Le moindre qu'on puisse dire, c'est que la rencontre ne sa fait pas sous les hospices les plus favorables. Dans leur échange, pourtant règne une certaine douceur. C'est que lui perd la mémoire, et répond « Je ne sais pas » à la plupart des questions qu'elle lui pose. Elle va jusqu'à lui décrire la scène finale, sublime » de « La prisonnière du désert », comme pour tenter de le maintenir dans une relation à la beauté. Une rencontre qui prend toutefois une tournure pour le moins singulière quand Liddell, inversant les rôles, se dévêtit, montrant un postérieur souillé qu'elle charge son père de nettoyer, tandis qu'elle se masturbe. Détournement d'images religieuses atteignant un degré de provocation extrême.

 

Comme dans « The scarlett letter », Angelica Liddel avance dans la pièce dans une posture contradictoire, où le sentiment sadique (rendre un grand dadais son esclave) se renverse en une position de soumission (elle le supplie de ne pas l'abandonner). L'expiation, chez elle, se fait au prix d'une dégradation de l'être, tout entier rendu aux désirs de l'autre. Pas étonnant, dès lors, que la metteuse en scène se sente manifestement très éloignée des revendications féministes actuelles, elle pour qui l'extase ne peut s'accomplir que dans une forme d'abandon. Néanmoins, porté par la musique sacrée de Vivaldi (« Stabat mater » et « Nisi Dominus »), mais aussi une version électro des « Quatre saisons », « Una costilla sobre la mesa : Padre » contient un souffle épique revigorant, et son intemporalité, son mysticisme installent un souffle puissant sur le plateau. La prestation sans concession d'Angelica Liddell porte ainsi loin les forces d'incarnation du théâtre.

 

Au Théâtre de la Colline, du 10 janvier au 7 février

 

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9 janvier 2020 4 09 /01 /janvier /2020 14:48

Grande rencontre que celle du génie du flamenco Israel Galvan avec l'oeuvre phare d'Igor Stravinsky. Epaulé par deux pianistes, le danseur ouvre un peu plus le champ de sa virtuosité.

 

 

 

La Consagración de la primavera (Le sacre du printemps

 

Spectacle d'Israel Galván

 

Avec Sylvie Courvoisier et Cory Smythe, pianos

 

 

 Stakhanoviste des scènes, le chorégraphe et danseur Israel Galván, à peine quelques mois après son dialogue avec l'intelligence artificielle, revient à Paris pour présenter un nouveau défi, consistant ni plus ni moins que de s'attaquer à l’œuvre d'Igor Stravinsky, « Le sacre du printemps ». Ce seul mois de janvier le verra également s'atteler à un autre morceau de musique fameux, plus près de sa culture espagnol, « L'amour sorcier », de Manuel De Falla.

 

 Dans l'inlassable démarche créatrice qui anime le virtuose hors pair du flamenco, rénovateur débridé et parfois déluré, il semblerait que la seule chose qui puisse l'empêcher de continuer soit une blessure. C'est arrivé avant la présentation à Paris de « Fla.co.men ». Pour « La Consagración de la primavera », on ne manquera pas de remarquer le bandage recouvrant la jambe droite d'Israel Galván, en se disant qu'il venait encore de soumettre son corps à rude épreuve. Mais ce bandage, que l'on retrouve depuis des semaines déjà sur le teaser, semble aussi dire autre chose : quel que soit l'état physique du danseur, il faut y aller, à tel point qu'il pourrait, au fond, ne représenter qu'un signe factice, symbole des chutes à venir.

 

 « Le sacre du printemps », donc. Certains diront que la rencontre de Galván avec cette musique, et l'univers qu'elle dépeint, tient de l'évidence. Particulièrement parce qu'elle est associée à sa représentation par un autre danseur de génie, Nijinsky, dans les traces duquel Galván se glisse. Mais le danseur avoue avoir longtemps repoussé cette rencontre, peut-être justement parce qu'elle paraissait trop évidente. Et que dire d'entrer dans le sillage de versions aussi prestigieuses que celles de Pina Bausch et Maurice Béjart.

 

 On s'en doutait fort, le Sacre de Galván, loin de convoquer des formes multiples, destinées à respecter la narration de la pièce, marque la confrontation du corps de Galván avec une musique mythique et des pans chorégraphiques historiques. Faire exploser les codes du flamenco, démarche à laquelle il nous a habitués, pour mieux y injecter ses mouvements frénétiques... Et pour mieux instiller cette relation corps-musique, quoi de mieux que de s'emparer non pas de la version orchestrale du Sacre, mais de sa transcription pour deux pianos, faite par Stravinsky lui-même. Cela confère à la version dansée par Galvan une allure à hauteur d'homme, d'autant plus que, sur scène, elle est portée par deux pianistes : Sylvie Courvoisier et Cory Smith.

 

 De leurs doigts jaillissent les notes de Stravinsky, et cette approche donne à la danse de Galván une expressivité supplémentaire, car non seulement son corps répond à l'intensité déployée par le Sacre, mais Galván utilise son corps comme un instrument qui reproduit certaines séquences de la musique. Vivacité des frappes, vitesse d'exécution sidérante : sous ses pieds, en écho aux sons du piano, le Sacre retrouve cette dimension sauvage rendue par l'orchestre. C'est d'ailleurs la première bonne nouvelle de cette adaptation : que Galván, rompu aux exercices les plus facétieux, remettant constamment sur scène son inventivité par des pirouettes loufoques, une confrontation avec des objets ou des partenaires improbables (les chats de « Gatomaquia ») s'engage dans une plénitude chorégraphique, où son flamenco moderne coïncide avec l'énergie la plus débridée aux développements du Sacre.

 

 La danse de Galván jubile ainsi constamment, retrouvant une seconde jeunesse qui éblouit, l'emmenant sur des terres d'expression où, bouche grande ouverte, comme embarqué dans un feu ritualiste, il semble lui-même jouir de ses propres débordements. Et, dans le prolongement de son précédent spectacle « Israel et Israel », Galván parcourt la scène, allant d'une estrade à une installation en bois pour expérimenter des sonorités différentes. Cette engagement définit la part profondément ludique de la démarche de Galván, qui le renvoie à une part juvénile, comme ces enfants qui se précipitent dans des flaques d'eau pour en tester les effets. C'est en cela que la danse de Galván n'est jamais figée dans ses déterminations techniques, puisque la scène, à travers ses déplacements et expérimentations, devient le lieu d'une interrogation perpétuelle.

 

 Cette version proposée par Israel Galván, si elle met la danse au premier plan, c'est aussi en optant pour une hybridation subtile. Les mouvements des bras du danseur témoignent particulièrement de cette volonté de retrouver des gestes propres à l'époque de Nijinsky, ou une certaine angularité des bras avaient renvoyaient aux postures antiques. Mais chez Galván, cette référence ne vaut que si elle est alimentée par la poussée irréductible de la technique flamenca. Plus encore, le danseur, en évoquant des origines multiples, notamment indonésiennes, se permet de livre des séquences de danses assis sur une chaise ou le corps est engoncé dans une longue robe, comme pour se contraindre un peu plus. Cela n'est pas sans évoquer un fameux danseur balinais des années 30, Mario, qui évoluant en abaissant son champ de gravité, concentrait sur le haut du corps sa virtuosité technique.

 

 Mais dans « La Consagración de la primavera », on ne manquera pas de souligner que la pièce est encadrée par deux œuvres de Sylvie Courvoisier, Avec « Conspiracion », conçue avec Cory Smythe, les deux pianistes, dans la lignée de la technique de piano préparé rendue célèbre par John Cage, font preuve d'un étonnant corps à corps avec l'instrument, prenant l'allure de chirurgiens explorant les entrailles d'une bête pour en extirper des perles. Galván, comme entrée en matière, s'affiche devant une carcasse instrumentale, comme pour pour signifier que son corps, par cette présence, est prêt à se fondre avec son arrière-plan, pour se faire lui-même instrument.

 

 L'aspect physique initiée par les musiciens, c'est dans « Spectro », qui ferme le spectacle, qu'il trouve son expression la plus frénétique, alliée à une sidérante virtuosité de Sylvie Courvoisier. Non seulement ses doigts parcourent les touches du piano à une vitesse affolante, mais elle en rend la dimension percussive avec des frappes intenses. C'est aussi par elle que cette version du Sacre emprunte un chemin fiévreux, embrasant la scène de sonorités foisonnantes.

 

Au 13eme Art, avec le Théâtre de la Ville, du 7 au 15 janvier

 

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21 décembre 2019 6 21 /12 /décembre /2019 22:04

 Pour son dernier solo, en hommage aux soldats indiens enrôlés durant la première guerre mondiale, le chorégraphe Akram Khan mêle le kathak, danse du Nord de l'Inde, avec des compositions plus modernes.  Un spectacle intense qui met en jeu un corps pris entre chute et élévation.

 

    Photo © Jean-Louis Fernandez

 

Xenos

 

Conception, chorégraphie et interprétation d'Akram Khan

 

Avec Nina Harries (contrebasse et voix), BC Manjunath (percussions et konnakol), Tamar Osborn (saxophone baryton), Aditya Prakash (voix), Clarice Rarity (violon)

 

 

 Annoncé comme étant son dernier spectacle en solo, « Xenos » ("étranger", en grec) est une pièce engagée d'Akram Khan, autour de l’enrôlement forcé d'indiens lors de la première guerre mondiale par les armées européennes et américaines. Présenté comme cela, le spectacle, derrière son allure programmatique, aurait tout pour être plombé par trop d'intention. La réussite première de « Xenos » est de donner à voir un pan de la grande histoire en passant par le filtre d'une interprétation individuelle. Qui plus est, le spectacle d'Akram Khan ne renonce à rien, surtout pas à danser.

 

 C'est aussi là que la singularité de ce danseur frappe une fois de plus, puisque « Xenos » a beau relater un moment historique, il traduit aussi l'histoire d'un corps, celui d'Akram Khan, rompu à la danse khatak, une forme d'Inde du Nord qui s'est épanouie dans les cours des rois moghols, considérée comme l'ancêtre du flamenco. Imprégné d'une double culture, bangladaise et anglaise, Akram Khan n'oublie jamais cette bi-polarité, et, au fil des ans, le passage de cette forme traditionnelle à des chorégraphies plus contemporaines avec sa compagnie n'engendre pas de schizophrénie de la danse, au contraire des allers-retours fluides.

 

 Face à un dispositif scénographique impressionnant (des cordes qui pendent le long d'une structure penchée, évocatrice d'une montagne), la présence de Khan affirme ce parti-pris de rendre le parcours d'un soldat par la force de l'expressivité chorégraphique. Et c'est précisément en puisant dans cette danse kathak que Khan le représente. S'imprégner d'une danse originelle pour mieux faire face à la question du déplacement forcé, condition de l'aliénation d'un individu. Si le kathak se distingue d'autres danses traditionnelles indiennes, principalement du Sud, comme le Baratha Natyam, c'est par son expression purement dansée, là où les autres comprennent des parties narratives, Dans « Xenos », le kathak se confronte pourtant à une histoire douloureuse. Et Khan, dans sa façon énergique de bouger, en restitue les stigmates : vitesse des bras, virtuosité tournoyante de la gestuelle, verticalité du corps aux confins de la rigidité ; toute cette palette corporelle se déploie au sein d'un rythme haletant destiné à marquer la trajectoire d'un homme aux abois, prisonnier de déterminations qui lui sont étrangères.

 

 Essentielle est la présence des musiciens dans « Xénos », dans un premier temps représentés par un duo emblématique de chanteur et de percussionniste (pakhawaj, propre au Nord). Si la voix délicate et claire de Aditya Prakash enveloppe les envolées intenses d'Akram Khan, comme pour les canaliser, c'est avec le percussionniste BC Manjunath que le danseur instaure un dialogue remarquable, puisque le corps répond bien souvent aux frappes, tout comme les modulations rythmiques initient les pas de Khan. Correspondances des sons et des lignes chorégraphiques.

 

 L'un des éléments les plus notoires du kathak tient aux grelots enroulés autour des chevilles du danseur, provoquant un son tintinnabulant lorsque celui-ci frappe des pieds au sol, dans un mouvement aussi vif qu'inspiré. Ce sont ces grelots qui permettent à Akram Khan d'entamer une transition puissante, du monde traditionnel vers un univers plus moderne : après moults mouvements précipités, chutes, symbole d'un être soumis à des exigences supérieures, il enlève ces grelots pour les enrouler autour de lui, et en faire littéralement des chaines. Une véritable métaphore en action, d'une grande force synthétique.

 

 Une autre chorégraphie commence alors, les musiciens quittant la scène, pour basculer dans un autre monde musical, plus moderne, accompagnés de violon, contrebasse et saxophone, la voix d' Aditya Prakash s'étirant désormais en volutes mélancoliques tandis que la percussion, abandonnant la virtuosité sèche, distille quelques sons étouffés, épars. Pour Akram Khan, c'est l'occasion, en quittant la verticalité du kathak et ses tournoiements de derviche, d'opérer une mue avec son corps, de la faire plier, en rampant ou en adoptant une position animale, en particulier celle du singe, qu'on ne peut manquer de renvoyer à Hanuman, figure majeure de la mythologie indienne. Posture qui renvoie à une régression liée à la déshumanisation induite par les effets de la guerre. Puis tel un Sisyphe des temps modernes, il s'applique à gravir ce plan incliné d'où s'écoule de la terre, (dont un amas patiemment préservé tout au long de la pièce traduit la volonté de conserver un lien avec la terre natale). Une véritable lutte s'engage, entre la chute et l'élévation.

 

 « Xenos » prend alors un tour assez absurde, où l'on voit un corps confronté à des liens obscures faits de voix dictant au corps sa conduite : tout à coup il se dresse, se raidit et entame une marche militaire avant d'être pris de soubresauts ou de convulsions. Une corde déclenche l'émission d'un haut-parleur, lequel devient peu à peu un phare destiné à surveiller. Plus loin, la même corde, enroulée autour de la tête transforme Khan en Ganesh, le dieu éléphant, animal également majeur dans le panthéon hindou. Les musicien.ne.s, apparaissant de temps en temps en fond de scène, tels des spectres, tapissent alors les déambulations frénétiques du danseur d'une aura virant au mystique, avec une relecture du « Requiem » de Mozart.

 

 Parmi les séquences qui reviennent sous forme de leitmotiv, renforçant l'impression d'enfermement, l'une d'elle est particulièrement émouvante : Akram Khan, pris dans ces moments haletants, frénétiques, mime avec ses doigts les jambes d'un être humain, parcourant aussi bien son corps que le sol. Expression traduisant des tentatives d'arrachement, d'autonomie, ouvrant un imaginaire où le corps prend véritablement son essor.

 

A la Villette, du 12 au 22 décembre

A la Comédie de Clermond-Ferrand, les 3 et 4 juin 2020

 

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19 décembre 2019 4 19 /12 /décembre /2019 13:04

 

 

Video du tournage de "Pierrot le fou", de Jean-Luc Godard :

 

https://www.facebook.com/Ina.fr/videos/2762852353761166/

 

 

Quand l'Ina rend hommage à Anna Karina

 

 

 Parmi le flot d'hommages rendus à l'actrice Anna Karina, égérie de la Nouvelle Vague, disparue le 14 décembre à l'age de 79 ans, deux vidéos postées par l'Institut national de l'audiovisuel (Ina) sur son mur Facebook ont de quoi laisser perplexe. En effet, si l'on constate, comme dans bon nombre de cas, que les dithyrambes rendus dessinent une figure unilatéralement positive, idéalisée, les images proposées par l'Ina créent un décalage surprenant d'incongruité maladroite.

 

 Dans la première d'une durée d'1,29 minutes, on y voit... Jean Paul Belmondo, juste après une course pour le film « Pierrot le fou », répondre à des questions en sa vantant d'avoir de « bonnes jambes » pour exécuter les cascades. Dans la séquence d'après, où l'on aperçoit Jean-Luc Godard l’œil collé à la caméra, Anna Karina, présentée comme étant celle qui est aux côtés de Belmondo, parle du trac ressenti. Elle avoue se sentir mieux parce qu'elle est épaulée par un « grand acteur ». Mais la question suivante porte non pas sur l'actrice mais sur le charme de Jean Paul Belmondo : « Comment se fait-il à votre avis, qu'il plaise tellement aux femmes ? ». Si Anna Karina répond à la question, louant le charme de Belmondo, on ne manquera pas de remarquer cette mimique inaugurale de la bouche, qui est comme la marque fugitive d'une indifférence à la question, qu'elle prolonge au fond en faisant un peu descendre le mythe de son piédestal « Il ,'est pas beau beau mais.. ». Une façon, in extremis de glisser un avis plus personnel, qui ne réponde pas à cette pseudo vérité établie par l'intervieweur et par rapport à laquelle l'actrice serait sommée d'apporter une réponse qui se fonde dans les impressions générales sur l'acteur.

 

 Deuxième vidéo, en 1966 : en compagnie de Jean-Claude Brialy, dans une posture de jeune femme énamourée (elle l'embrasse dans le coin de l’œil, sur la bouche à la fin de l'extrait), Anna Karina répond aux questions de l'acteur, lequel consulte une fiche ou un article déclinant ses caractéristiques physiques. Son pedigree, en somme. Cheveux foncés, yeux clairs (« Ça dépend », nuance l'actrice), grande bouche, elle parle cinq langues (ce qu'elle relativise aussi),etc. Si le climat est bon enfant, il fait installe surtout Anna Karina dans un rôle de faire-valoir de Brialy. Au mieux, elle a une sorte de spontanéité juvénile, au pire elle mime une enfant face au prince charmant. Ce déroulé de ses caractéristiques imprime dans l'esprit du spectateur qu'Anna Karina est moins une actrice qu'un produit aux contours à définir, comme si son identité n'était pas encore achevé, et qu'il fallait la soupeser, la mesurer à l'aune de détails physiques. Au mieux, on a l'impression qu'on parle d'une mannequin réduite à sa surface, alors qu'en 1966, l'actrice avait a son compteur un bon nombre de films, dont bien sur ceux avec Godard, son mari.

 

 Dans les deux vidéos, Anna Karina n'est en aucune façon représentée pour ce qu'elle est, mais semble n'exister que dans l'ombre de deux hommes, l'un dont elle doit faire l'éloge, l'autre auprès de qui elle est tenue d'entériner une représentation déjà figée.Les modulations qu'elle appporte alors sont bien destinés à définir un être humain mouvant, contrairement à la position dans laquelle on veut la cantonner Une drôle de façon, vraiment, pour l'Ina, de rendre hommage à cette grande actrice.

 

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11 décembre 2019 3 11 /12 /décembre /2019 10:46

Survolté, plein de bruit et de fureur, le "Bajazet" iconoclaste de Frank Castorf confronte l'alexandrin de Racine aux volutes hantées des textes d'Antonin Artaud. Au milieu de ce maelstrom, les comédien.ne.s livrent une prestation intense.

Photo : Mathilde Olmi
Bajazet - En considérant « Le Théâtre et la Peste »,
D’après Jean Racine et Antonin Artaud

Mise en scène de Frank Castorf

 

Avec Jeanne Balibar, Jean-Damien Barbin, Adama Diop, Mounir Margoum, Claire Sermonne

 

 

 Décidément, il semblerait que pour quelques metteurs et metteuses en scène attentif.ve.s à sortir le théâtre d'un cadre représentatif conventionnel, la figure de l'écrivain Antonin Artaud soit le totem par rapport auquel ils ou elles se placent. Déjà, en ce début d'année, à Paris, la sulfureuse performeuse Angelica Liddell proposait avec « The scarlett Letter » une adaptation de Nathaniel Hawthorne, infusée de l'esprit de l'écrivain français, où la question de la libération du désir primait avant tout, jusqu'à se faire un brûlot anti MeToo.

 

 Quoi de plus irrévérencieux, chez Castorf, que de prendre une forme de théâtre classique, qui plus est marqué du rythme des alexandrins, pour y glisser les mots d'Artaud, à la production si profuse, tout entier orientés vers la folie. Cela conduit à un mélange détonnant où, même si le texte de Racine est entendu, révélé dans ses plus infimes variations poétiques, l'approche iconoclaste de Castorf vise à insuffler à cette langue balisée une autre allure. C'est ainsi qu'on a l'impression, à mesure qu'avance la pièce, d'assister à une pure décomposition d'une langue. L'alternance entre Racine, et l'émiettement progressif auquel on arrive, n'est pas simplement une question de langue, d'oralité : elle est liée la manière dont les comédien.ne.s s'engagent dans leur rôle.

 

 Car lorsqu'un Mounir Margoum, incarnant Acomat, le vizir du Sultan, dit son texte, au départ de la pièce, tout porte à croire qu'il restitue la saveur du texte de Racine. Sauf que, très vite, on passe à autre chose : faire en sorte que les mots appellent une dérive, que le corps est le plus apte à signifier : grimaces, langue tirée, yeux exorbités. Passés par le prisme du corps et de cette interprétation rageuse et survolté, le verbe racinien parvient à un degré de dérivation constant. Non pas qu'il soit nié, puisqu'il revient toujours dans la bouche des comédien.ne.s, mais il est tellement pris dans un environnement déstructuré, que le passage d'une langue classique à une langue moderne fonctionne comme une métaphore fluviale : le calme d'une langue régulée avant l'agitation débridée d'une autre, incontrôlable.

 

 Plein de soubresauts, d'éructations, convulsif autant que débridé, le « Bajazet » de Castorf rend tout autant difficile l'appréhension des dialogues. Pas facile, dans cette explosion verbale généralisée, où l'expression des sentiments est exacerbée, de s'y retrouver sur le plan auditif. D'autant plus difficile que Castorf s'applique à brouiller toute frontalité dans la représentation. Un écran suspendu révèle l'une des caractéristiques principales de son théâtre : montrer des scènes filmées par un caméraman, accompagné d'un preneur de sons. En la matière, Frank Castorf est reconnu comme un précurseur dans l'usage de la vidéo sur les scènes de théâtre. Seulement là où d'autres l'utilisent comme un moyen supplémentaire pour esthétiser leur univers, à la confluence du cinéma (systématique chez Katie Mitchell, intense chez un Julien Gosselin), Castorf continue à créer une distorsion iconoclaste avec la vidéo. Il s'agit moins d'amplifier les caractéristiques du jeu des comédiens, en filmant sous des angles différents, que de créer un contrepoint souvent trivial. Il est ainsi difficile parfois pour le public de suivre à la fois ce qui se déroule sur scène et ce qui est filmé, tant les scènes sont décalées.

 

 Pour renforcer ce décalage, les personnages disparaissant de scène sont filmés dans des espaces fermés, comme des coulisses. Devant à gauche, le dispositif en forme de tente frappe par sa ressemblance en tout point avec un tchadri géant, le voile intégral afghan qui a tant défrayé la chronique en matière d'asservissement des femmes. Il n'est sans doute pas anodin que Castorf utilise cet élément pour faire de cet espace, à contrario, le lieu d'un débordement pulsionnel. On y voit Jeanne Balibar se mettre nue (elle le sera pendant un bon tiers du spectacle), se livrer à des actes où prime les comportements les plus débridés, de la masturbation fugitive à un autre moment où, à quatre pattes, elle écarte ses fesses des deux mains. Là où « Bajazet » est entièrement construit sur un jeu vertigineux où la manifestation du désir est contrainte par des hiérarchies clivantes – comme si chaque statut de personnage (ancienne esclave, princesse de sang royal, vizir du sultan) menaçait d'exploser par l'expression libre de ce désir - ces espaces construits comme des coulisses en favorise la libération, au point que les différents modalités pulsionnelles s'y expriment, jusqu'à cette cuisine à laquelle s'adonne Balibar (éplucher des légumes, couper de la viande).

 

 C'est donc par cette entreprise de destruction de la narration traditionnelle que Frank Castorf tente de retrouver Artaud, comme s'il cherchait à nous montrer ce qu'il y avait derrière le voile, réel ou métaphorique, et comment faire sauter les grillages (littéraux dans le voile afghan) afin de favoriser l'émergence du désir. Jeu de massacre qui permet aux comédien.ne.s d'atteindre des sommets dans leur interprétation en roue libre. Aux côtés d'un Jean-Damien Barbin en Bajazet, éructant de sa voix de basse tonitruante (ses seuls yeux exorbités en font une figure comique) Adama Diop, au jeu plus contenu, donne une souplesse louvoyante à son rôle d'Osmin. Claire Sermonne, impressionnante en Atalide, excelle dans ces séquences à la bouffonnerie délirante, comme celle où, en compagnie d'Adama Diop, elle se met à cracher ou à répéter inlassablement des mimiques insensés.

 

 Si ce « Bajazet » prouve la capacité de Jeanne Balibar à incarner des rôles hors de tous cadre convenu, ce n'est pas tant parce qu'ici, elle serait portée par Castorf, son compagnon. Sa prestation dans « Tournant au tour de Galilée », notamment lors d'un fameux monologue rampant en compagnie d'une truie, témoignait déjà de sa capacité hors norme. Ici, entre sa voix de velours et son élasticité féline, son personnage de Roxane lui permet d'atteindre des sommets d'incarnation. Au risque de susciter un malaise par ces scènes de nudité, par rapport auxquelles on ne manquera pas de trouver excessive l'empreinte de Castorf. Car on ne peut s'empêcher de penser que cette mise à nu voulu par le metteur en scène ne relève pas véritablement d'une nécessité dramatique, mais qu'elle renvoie à un fétichisme assez malsain conduisant certains artistes (voir Lars Van Trier ou Bertrand Blier chez les cinéastes) à vouloir façonner à leur guise des figures féminines, jusqu'à les réduire à des objets fantasmatiques. Le talent de Jeanne Balibar est bien plus grand que cette dérive dans laquelle on tente de la plonger.

 

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7 décembre 2019 6 07 /12 /décembre /2019 14:11

Avec ce rituel présenté en format réduit, le chamanisme porté par Kim Donjeon, toujours vivace en Corée du Sud, est soutenu par un ensemble éblouissant de percussions, pour un spectacle détonnant.

 

 

 

Donghaean Byeolsingut

 

Rituel des villages de la côte est de la Corée du Sud

 

Avec Kim Dongeon chamane : Jo Jong-hun, janggu, kkwaenggwari ; Kim Jung-hee janggu ; Kim Dongyeol, jing, Kim Jinh-wan, kkwaenggwari

 

 

 Si la Corée est maintenant régulièrement représentée dans les festivals de musique du monde, souvent à travers des styles raffinés, il est plus périlleux de montrer un rituel issu d'un village, en raison de ce que cela peut impliquer d'adaptation à un lieu, un public, mais encore plus, il faut composer avec un rapport au temps radicalement différent : ces cérémonies, plus généralement en Asie, marqués par une empreinte traditionnelle forte, peuvent en effet durer des heures.

 

 C'est ainsi que ce rituel chamanique présenté sur la petite scène du Théâtre de l'Alliance, peut d'emblée générer une frustration avec la durée annoncée (1h15), comme s'il s'agissait d'un simple digest, une manière de prendre le pouls d'une forme dont les codes vont nécessairement échapper au public. Il y a quelques années un autre rituel avait pu se déployer plus longuement (environ 3h30), avec un cortège d'images fortes (un cochon présent sur scène), mais avait pourtant déjà donné ce sentiment d'une incomplétude.

 

 Si ce rituel chamanique représentatif des villages de la côte est de la Corée du Sud retient pourtant l'attention, c'est bien par la façon dont il raisonne avec ce qu'on peut connaître déjà de la musique traditionnelle (voire folklorique) coréenne. Ici, si la chamane Kim Dongeon prend en charge la conduite du rituel, munie d'un éventail, arpentant la salle telle une oratrice zélée, sa posture n'est pas sans faire penser à celle de ces chanteuses popularisées par le cinéaste Im Kwontaek dans d'excellents films (« La chanteuse de pansori » ou « Le chant de la fidèle Chunyang »). Le déploiement de la voix, s'il est ici plus proche d'un parlé-chanté, convoque pourtant une puissante opératique tel qu'on peut l'entendre dans le pansori, ce style vocal principalement pour soliste. Voix rauque et puissante, nécessaire pour propager cet élan propitiatoire, matinée d'une générosité dans la gestuelle.

 

 Pourtant, la parole compte beaucoup dans la conduite de la chamane, qui ne peut éviter de s'adresser au public. S'il y a bien quelques coréen.ne.s dans la salle, cette adresse échappe à peu près à tout le monde, et on reste sur un interrogation souriante par rapport à tout ce qu'elle dit.

 

 La vraie surprise, dans « Donghaean Byeolsingut » tient à l'environnement sonore dans lequel baigne ce rituel, perpétué par la famille Kim. Entièrement constitué de percussions, l'ensemble accompagnant la chamane, là aussi, tisse des correspondances avec d'autres formes musicales coréennes, comme le Samulnori, popularisé par Kim Duk-soo. Assis, quatre musiciens, munis de leur percussion, entament un véritable dialogue avec la chamane, ponctuant ses chants par des motifs laissant place à l'improvisation.

 

 Parmi ces instruments, le janggu, instrument précisément originaire des rites chamaniques, et devenu emblématique aussi bien dans le Samulnori que pour accompagner le Pansori, dans une veine autrement plus ténue. Mais c'est peut-être le kkwaenggwari, petit gong en laiton, tenu d'une main et frappé avec une sorte de mailloche, qui fascine le plus, ne serait-ce que parce qu'il produit un son métallique propre à exacerber les tympans (il est aussi un instrument phare du Samulnori). Ici, il est joué notamment par Jo Jong-hun, musicien ayant en Corée le statut de « Trésor national vivant ».

 

 Celui-ci apparait comme le meneur du groupe, installant petit à petit une atmosphère débridée, alors que cet instrument, à la facture rustique, étonne par sa capacité à enflammer la musique. C'est que lorsque l'on regarde le musicien, il ne s'agit pas seulement de frapper un instrument avec une mailloche, la main gauche contribuant à opérer des variations sonores. Tout le corps participe à une montée de sève musicale : entre les mouvements de tête saccadés et les secousses que produit la musique sur les musiciens, on a vraiment l'impression de voir sous nos yeux ce que c'est que d'être habité par la musique. Le sentiment de transe n'est pas loin, amplifié par des petits cris émis par les musiciens. Le génie rythmique coréen, à l’œuvre dans un style comme le Samulnori, transposé dans ce rituel, confère un caractère encore plus brut à cette expansion enfiévrée. Quand le rituel chamanique embrasse cette vivacité percussive, le festival sonore produit, quelque soit son intensité, une expérience réjouissante.

 

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29 novembre 2019 5 29 /11 /novembre /2019 14:48

Dans "Put your heart under your feet... and walk", le performeur à l'allure excentrique Steven Cohen compose un hommage à son compagnon disparu. Entre gore et sacré. 

 

     Photo : Pierre Planchenault

 

Put your heart under your feet... and walk

 

Chorégraphie, scénographie, costumes et interprétation de Steven Cohen

 

 

 A la fin de « Put your heart under your feet... and walk », Steven Cohen s'adresse au public, de cette voix douce, frappante par le contraste avec son allure extravagante, en comparant la scène de théâtre avec un temple. L'essentiel est donc là, pourtant, les performances de l'artiste sud-africain, principalement ses déambulations en plein air, ont le même point d'aboutissement : concevoir le lieu, extérieur ou intérieur, comme un espace propice à une performance ritualisée.

 

 « Put your heart under your feet... and walk », conçu en hommage à la mort de son compagnon et partenaire Elu, est tout entier bati sur une approche particulière par rapport à l'ordinaire des représentations théâtrales (seulement une performance par mois en moyenne). Démarche allant à l'encontre de toute entreprise artistique spectaculaire, minimaliste par son dispositif scénique, mais puissante par la réflexion sur la mort qui en découle.

 

 Il y a un paradoxe à voir Steven Cohen apparaître sur scène dans une posture appesantie, alors que le corps du performeur renvoie à une imagerie carnavalesque. Juché sur des cercueils minuscules, les bras prolongés par de longs batons, il avance lentement, dans un équilibre instable. Le corps, d'emblée, affirme ce poids d'une douleur à porter, en une procession en forme de conjuration. Au sol sont alignées une multitude de chaussures, tandis que sur la droite sont disposés des chandeliers surmontés de bougies.

 

 Tout est là pour construire un cérémonial au long duquel peu d'actions sont effectuées. Il y a, celle, extravagante, de Cohen se glissant au milieu de tourne-disques et sur des musiques diverses qu'il lance, se pavaner jusque sur les marches du théâtre. Mais cette déambulation, dans sa ténuité, rend compte d'une émotion contenue.

 

 L'intensité, dans la pièce, il faut la chercher sur l'écran sur lequel est projeté une vidéo sidérante d'une performance dans laquelle Cohen déambule au milieu de carcasses de bœuf dans un abattoir. Ce moment singulier est d'autant plus fort que des ouvriers sont présents, continuant leur travail (un plan montre furtivement l'un d'eux prendre Cohen en photo).

 

 Avec cette vidéo, deux plans se conjuguent pour faire de « Put your heart under your feet... and walk » un moment particulièrement troublant. Le sang dont Steven Cohen se recouvre, loin de la complaisance spectaculaire, renvoie directement à celui que perdait son compagnon, et est conçu comme un travail de purification, Sur scène, si la présence en chair et en os de Cohen renvoie à une temporalité immédiate, le recours à des actes d'ordre liturgique (allumer les cierges minutieusement, absorber les cendres de son ami) installe un caractère sacré, intemporel.

 

 Surprend toujours chez Steven Cohen cette alliance entre un corps bardé de signes artificiels, mais où l'exubérance vestimentaire, l'allure iconoclaste le dispute à une démarche rituelle. Particulièrement forte en cela est une autre video ou son visage surgit de la terre qui le recouvrait pour prendre une grande bouffée d'air, sans que ses grands cils factices ne soient affectés par cet enfouissement. C'est là, peut-être plus que dans le cérémonial proprement dit, que le souffle, allié à ces yeux qui se dessillent, témoigne d'un intense combat mené contre la mort.

 

A la MC93, du 28 au 29 novembre 2019

 

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27 novembre 2019 3 27 /11 /novembre /2019 22:51

D'un point de départ criminel (une femme tue son amant), Kira Mouratova entrelace son intrigue de bouffées poétiques, aux confins du surréalisme.

 

 

 

Changement de destinée

 

Film de Kira Mouratova

 

Avec Natalia Leble, Viktor Aristov, Vladimir Dmitriev

 

 

 D'une histoire à l'intrigue éminemment simple (une femme tue son amant), la cinéaste ukrainienne Kira Mouratova tire un film d'une intense originalité. La seule façon qu'elle a de confronter des personnages aux appartenances sociales très différenciées permet à « Changement de destinée » de basculer très vite dans une dimension carnavalesque.

 

 En privilégiant une absence de linéarité dans son film, en écartant tout progression causale, Mouratova jette ses protagonistes dans des situations souvent saugrenues, à commencer par le moment où la femme, d'origine bourgeoise, est jetée en prison. Loin de l'inscrire dans des situations triviales, la cinéaste la confronte à des scènes qui ne sont pas sans évoquer, dans « Parmi les pierres grises », la rencontre du jeune garçon avec des pauvres gens vivant dans le sous-sol d'une église. Ici, cette rencontre s'opère sur un mode totalement décalé, où la notion d'humiliation est absente, puisque la femme se trouve littéralement en compagnie de personnages de cirque venus faire leur numéro : un joueur de cartes, un homme qui mange du verre, un troisième enfin parti dans une véritable démonstration gestuelle sur la manière de conserver un état de bien-être.

 

 Si Mouratova, à mesure que son film avance, joue le jeu du dévoilement d'une énigme criminelle, c'est bien moins l'intrigue qui compte que les relations entre les personnages, souvent exacerbés. Il suffit de prendre les échanges avec son avocat pour sentir affleurer moins des dialogues que des tensions verbales, où ce qui compte n'est pas tant de convaincre l'autre, que d'être dans un mode d'expression verticale, exaltée, proche du cri. Le cinéma éminemment poétique de Mouratova est à ce prix, où les uns et les autres, à mesure qu'ils se parlent, vont de plus en plus vers une sorte d'enfermement de la parole sur elle-même. Et en cela, la traduction la plus frappante de cet autisme verbale tient à ces inlassables répétitions de phrases et de séquences.

 

 Véritable saturation amenant les personnages à vouloir aller au bout d'une parole, mais comme s'ils étaient portés par elle, plus que s'ils exprimaient réellement une détermination farouche. La parole répétitive marque au contraire l'absence d'un personnage à lui-même, l'impossibilité de s'accrocher véritablement aux mots. Chez Mouratova, la parole, fluviale et circulaire, participe d'une détermination inconsciente, et la fragilité de ses personnages, leur instabilité fondamentale, est à la mesure de ce torrent incontrôlable par lequel ils sont mus.

 

 Ce sont les corps des personnages, et par extension, leur action, qui se trouvent pris dans une incertitude. Si la parole est flux mouvant et répétitif, le corps lui-même perd ses attaches. Et dans sa volonté de créer des frictions entre des corps et personnages n'appartenant pas au même monde, Mouratova décrit des individus comme sortis d'un rêve. Il en est ainsi de ce passionnant personnage qu'est l'assistant de l'avocat, corps pris dans une mécanique contradictoire, entre obligation de se glisser dans le moule occidental et les secousses, l'instabilité physique renvoyant à des signes de son appartenance à une culture traditionnelle. En lui voisinent le sérieux de sa fonction et la fantaisie d'un corps qui s'en rappelle à son côté nature. En cela, les séquences où il conduit l'avocat récupérer une lettre chez la femme indigène de l'homme assassiné sont des monuments de liberté narrative, au rythme jubilatoire. Assis dans un wagon de marchandises, il pousse des cris de jouissance en tirant des coups de feu. Puis la traversée dans les ruelles étroites, aux murs hauts, avant qu'une grappe d'enfants ne les encerclent littéralement (ils sont dispersés avec des coups de feu) participent d'une forme de libération pulsionnelle, rompant tout schéma narratif traditionnel.

 

 C'est dans cette confrontation entre ces identités multiples, que le film de Mouratova est à son mieux. Les oppositions entre les uns et les autres (les indigènes sont qualifiés avec mépris de « moukères », notamment par le responsable de la prison) créent des étincelles, tant en termes visuelles, (les vêtements chatoyants des autochtones), que sonores (la bande son est envahie de musique traditionnelle). Cette façon d'habiter le plan de caractéristiques diverses échappant aux lois d'une histoire linéaire n'est pas sans faire penser au cinéma de Paradjanov, jusqu'à se rapprocher de moments surréalistes (une cellule qui abrite un tigre à côté de de la femme ; un homme dont le chapeau prend feu). Il y a jusqu'à ces chevaux qui s'enfuient seuls dans la steppe, à la mort de leur maitre. La fuite finale, d'un pas certain, devient l'expression ultime d'une perte d'attache qui est comme l'élan irrépressible d'une fiction devenue libre.

 

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