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8 décembre 2021 3 08 /12 /décembre /2021 17:47

Avec "Stations", la chorégraphe et danseuse canadienne Louise Lecavalier signe un spectacle où la virtuosité se mue en rêverie espiègle.

 

 

 

Stations

 

Chorégraphie et interprétation de Louise Lecavalier

 

 

 Nommé « Stations », le titre du dernier spectacle de Louise Lecavalier ne manque à priori pas d'intriguer, au regard de ce qu'on y voit. Dans la langue française, le mot renvoie surtout à une immobilité, à un point d'ancrage dans l'espace, à une circonscription précise. L'expression, vu du côté canadien, n'est peut-être qu'un faux ami. Mais il ouvre notre imaginaire, en évoquant une destination plus lointaine, le Japon, où l'expression « stations » se réfère à de célèbres estampes, notamment du peintre Hiroshige (« 53 stations du Tokaido »). Il s'agit véritablement d'une traversée du paysage japonais, et les stations représentent proprement les lieux parcourus.

 

 Le moindre que l'on puisse dire, c'est que le cœur de la pièce n'est pas lié à un quelconque statisme. On peine à imaginer Louise Lecavalier, danseuse à la virtuosité époustouflante, se lancer dans une danse méditative, lente. En ce sens, la signification orientale de « Stations » prend ici tout son sens : passer d'un point à un autre de l'espace, jusqu'à s'offrir une pause, quelques moments d'arrêt.

 

 Composée de quatre parties, les « Stations » se distinguent d'emblée par leur unité graphique : Louise Lecavalier, vêtue de noir, dans une scénographie faisant la part belle à une ambiance sombre. Le socle de sa danse, renforçant cet équilibre, repose sur ses mouvements des pieds qu'elle effectue, de petits glissements secs et vifs d'un bord à l'autre de la salle. Avec cette stature limpide et virtuose qui la caractérise, cette base dynamique est le prétexte à inventer perpétuellement des gestes. Ce sont les bras qui les assurent, à la fois exécutés dans un périmètre réduit du corps, puis, soudain, plus ample. Les bras ouvrent l'espace, comme pour dialoguer avec on ne sait quelle mystérieuse force, comme pour aller brasser dans l'air une énergie diffuse pour la redistribuer dans l'espace intime dans lequel elle s'exprime.

 

 Cette inventivité, mêlée d'accents parfois espiègle (remonter un soutien-gorge, passer les mains sur la tête) rend la dynamique chorégraphique de Louise Lecavalier inaltérable. A croire que c'est dans les pauses jalonnant le spectacle qu'il faut chercher une compréhension plus humaine : qu'elle s'arrête pour rester sur une jambe, tendre les bras où s'allonger par terre aux quatre coins de la salle, on a le sentiment de se trouver face à des gestes qui participent d'une communion avec l'invisible, ou d'une posture quelque peu méditative, à la limite du cérémoniel. C'est dans ces moments spécifiques, conçus comme des stases, des points d'arrêt, qu'il faut voir dans « Stations » une quête profonde de la justesse chez une danseuse chevronnée.

 

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4 décembre 2021 6 04 /12 /décembre /2021 15:35

En incarnant Hélène Ducharne à sa demande dans "Tout va bien, mademoiselle !", la comédienne Marie Rémond restitue avec la sobriété qui la caractérise le difficile parcours de celle atteinte d'une grave maladie des reins.

 

 

 

 

Tout va bien, mademoiselle !

 

De Julien Cernobori et Hélène Ducharne
 

D'après Superhéros / Hélène, un podcast créé par Julien Cernobori
 

Adaptation et mise en scène de Christophe Garcia et Marie Rémond

 

 

 Si on connait la capacité de la comédienne Marie Rémond à incarner, avec son jeu feutré aux limites d'une intériorité hagarde et rêveuse, des personnages aussi singuliers que André Agassi ou Barbara Loden (réalisatrice d'un unique film, Wanda), son rôle dans « Tout va bien , mademoiselle ! », relève d'un autre challenge. Celui-ci est peut-être encore plus compliqué que de jouer un célèbre tennisman en ce que le texte, issu d'un podcast de Julien Cernobori, relate la vie d'Hèlène Ducharne, atteinte de glomérulonéphrite, une maladie provoquant de sévères troubles reinaux.

 

Point de figures littéraires, sportives ou cinématographiques, donc, mais un sujet directement issue de la réalité la plus spatialement immédiate puisque Hélène Ducharne, responsable de la presse du Théâtre du Rond Point, a demandé à Marie Rémond d'incarner son rôle. Adapté et mise en scène par Christophe Garcia et Marie Rémond, « Tout va bien, mademoiselle ! » ne fait pas, au départ, l'économie de son origine radiophonique. Quand Marie Rémond entre en scène, dans un dispositif dépouillé, c'est d'abord des sons censés provenir du podcast qu'on entend, avec la voix de celui qui interroge Hélène Ducharne. Puis le fil radiophonique se rompt pour être poursuivi par la comédienne. Tout au long de la pièce, la même adresse est maintenue, entre l'intervieweur invisible, dont les questions sont effacées, mais pas sa présence fantôme : la pièce est ponctuée de ces cafés que la protagoniste propose et prépare à son interlocuteur, les disposant sur une table à l'avant scène.

 

Avec un tel dispositif, le regard de Marie Rémond, yeux fixes tendus vers l’au-delà de la salle, rend paradoxale cette question d'une présence dialoguée. C'est pourtant la tension entre le récit qu'elle développe et l'injonction douce à répondre qui crée un climat palpitant. Très vite, « Tout va bien mademoiselle ! »  révèle sa justesse de ton, articulée entre le caractère foncièrement morbide des symptômes décrits par l'interprète et la distance narrative occultant toute lamentation. L'humour salvateur n'empêche aucunement la pièce de frapper fort quant à sa façon de dépeindre les séjours à l’hôpital en déclinant simplement les diagnostics, l'erreur médical qui a conduit Hélène Ducharne, sans pour autant basculer dans une critique du milieu médical.

 

Dans cette implacable déclinaison des maux auxquels elle est soumise, un vrai suspense s'installe. Dans la voix de Marie Rémond, pas d’atermoiement, pas d'appesantissement, juste une succession de mots pour relater ses douleurs, ses doutes, ses inquiétudes, comme si elle adoptait un regard à hauteur d'enfant, inconscient de la gravité des évènements cliniques. L'art de l'effacement dramatique propre à Marie Rémond, loin de toute sécheresse, rend encore plus fort le courage inouï d'Hélène Ducharne.

 

Au centre de la pièce figure le récit de la relation d'Hélène Ducharne avec ses parents, qui ont tout deux sombré dans l'alcoolisme. C'est là que s'exprime le plus l'absence de jugement du récit, particulièrement lorsque la jeune femme découvre un secret lors d'un examen et qu'elle vient en référer à ses parents dans un questionnement subit, d'une légèreté sereine. Quels que  soient les moments particulièrement douloureux, le découragement lié aux multiples passages à l’hôpital, une très grande dignité transparait dans le parcours d'Hélène Ducharne.

 

Marie Rémond, dans son interprétation aux antipodes de toute dramatisation lacrymale, campe la jeune femme avec au fond une dynamique inaltérable. On croyait la mise en scène au départ sobre, classique et figée ; pourtant, avec ses incessants déplacements (aller chercher des photos au dessus d'une armoire, faire glisser des panneaux devant lesquels elle s'assoit pour mimer les transfusions), la comédienne incarne avec force, sans excès, l'irrésistible désir de vie de son personnage.  

 

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30 novembre 2021 2 30 /11 /novembre /2021 17:59

 Derrière son aura de délicatesse liée à la présence d'enfants,  « À l'approche de l'automne », de Mikio Naruse, plonge ses personnages dans un Tokyo où se cristallisent les tensions entre la tradition et la modernité.

 

 

 

À l'approche de l'automne

 

Film de Mikio Naruse (1960)

 

Avec Nobuko Otowa, Kenzaburo Osawa, Kamatari Fujiwara, Natsuko Kahara, Yosuke Natsuki, Hisako Hara, Futaba Hitotsuji

 

 

 On aurait à priori tendance à penser que Naruse, en mettant en scène des enfants dans « À l'approche de l'automne » (rare dans sa filmographie) allait présenter un film plus léger, dont l'intrigue serait portée par le regard teinté d'innocence d'enfants. Et, surtout, en comparant le film avec « Derniers chrysanthèmes » , sorti en même temps, le mettre poliment en retrait.

 

 Pourtant si, dès l'abord, « À l'approche de l'automne » laisse une impression de fraicheur, matinée d'un humour tendre, force est de constater, à mesure que se déploie son histoire, qu'il est habité par une profondeur plus grande. Le public a au fond un certain retard sur la gravité qui s'y noue progressivement, car la violence du réel qui s'y diffuse subrepticement prend une coloration tamisée. Car dès le départ, que Shigeko amène son fils chez son oncle et sa tante pour aller travailler dans un salon témoigne d'un acte accompli contre son gré. On perçoit très vite la déception du garçon de ne pouvoir conserver l'amour de sa mère, lui qui, en quittant la campagne pour aller dans la grande ville moderne qu'est Tokyo, est très vite renvoyé à son côté "péquenot" par des camarades indélicats (cette différence, d'abord linguistique, est d'ailleurs bien suggéré par les sous-titres).

 

 Quand le film, avec la force discrète qui caractérise le cinéma de Naruse, acte la disparition de la mère, partie avec un client de la maison de plaisir où elle travaille, la violence de l'abandon éclate soudainement. C'est là que le cinéaste, en circonscrivant les scènes autour de l'amitié entre Hideo et Junko, la fille de la responsable de la maison de plaisir, crée un monde à part, où percent les aspirations les plus fortes des enfants (Junko aimerait notamment que Junko devienne son frère, jusqu'a demander à sa mère de le prendre avec elles).

 

 Si cette partie concentrée autour des enfants se révèle passionnante, c'est en réalité par l'incroyable force de caractère émanant d'Hideo. La petite fille, totalement décomplexée, tient tête à sa mère, au point de donner l'impression d'en obtenir ce qu'elle veut. La façon qu'elle a de conduire Hideo là où il aimerait aller (voir la mer, en particulier) témoigne d'une attitude directrice, comme si à leur manque respective, un surcroit de volonté d'accomplissement se substituait. Il y a par exemple cette scène où elle demande à un chauffeur de les conduire à la périphérie de la ville en précisant que c'est sa mère qui le paiera au retour. Si le personnage de Junko est si émouvant, c'est aussi par une dimension tragique qui la fait prendre littéralement la place de sa mère dans sa capacité à agir.

 

 Car l'autre force de « À l'approche de l'automne », c'est de documenter sur le rôle des femmes dans un Japon où les comportements déviants sont épiés et condamnés. Quand la mère de Hideo (de même que l'effrontée Harue, cousine de Hideo, tient tête à son père) s'enfuie avec un client, accomplissant de manière scandaleuse son émancipation en abandonnant son enfant, la position de Naoyo, mère de Junko, offre un portrait inverse, marquant la persistance de traditions féodales. Le mari de celle-ci a deux épouses, et l'acceptation de cette situation par Naoyo trahit littéralement un statut d'infériorité. Il faut voir cette séquence étonnante où le mari arrive avec ses deux enfants issus de son autre union pour comprendre la situation d'aliénation dans laquelle se trouve Naoyo. Cela rend, à postériori d'autant plus compréhensible la débrouillardise de Junko qui, en quelque sorte, supplée à la faiblesse de sa mère dans son engagement existentiel.

 

 Une autre richesse de « À l'approche de l'automne » tient à sa représentation de Tokyo, en offrant des palettes diversifiées des gens qui y résident. C'est un Tokyo à la fois populaire, représenté par l'oncle et la tante de Hideo (Kamatari Fujiwara et Natsuko Kahara sont formidables par leur interprétation au réalisme rugueux) et moderne qui se côtoient. Monde d'en haut symbolisés par les gratte-ciel, le rêve d'ascension porté par les deux enfants, contre un univers d'en bas, aux accents ruraux qu'incarnent l'oncle et la tante, contre lequel s'oppose avec fougue Harue. L'échappée du garçon avec Junko, dans une longue séquence sur un terrain vague traduit la représentation d'une ville comme espace de conquête (réaliser son rêve de voir la mer pour Hideo), même s'il peut-être tentaculaire au point qu'une mère s'y évapore. Loin de l'espace défini chez Ozu (perçu comme une transition entre l'intérieur et l'extérieur), le Tokyo de « À l'approche de l'automne » embarque les personnages dans un monde en constante transformation, semé de rêve et d'amertume.

 

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29 novembre 2021 1 29 /11 /novembre /2021 21:45

Sur fond de la catastrophe de Fukushima, l'auteur et metteur en scène japonais Toshiki Okada tisse un spectacle à la lisière de l'abstraction et de l'absurde. Au cœur de sa mise en scène, l'étonnante scénographique de Teppei Kaneuji fait mouche.

     Photo : Yuki Moriya

 

Eraser Mountain

 

Texte et mise en scène de Toshiki Okada

 

Scénographie de Teppei Kaneuji

 

Avec Izumi Aoyagi, Mari Ando, Yuri Itabashi, Takuya Harada, Makoto Yazawa, Leon Kou Yonekawa

 

 

 Avant d'être du théâtre de paroles, relayé par une chorégraphie des corps, si spécifique à l'univers du metteur en scène japonais Toshiki Okada, « Eraser mountain » captive l’œil par sa scénographie ultra-voyante, offerte au public avant le début du spectacle. Une scène jonchée d'objets divers, totalement hétéroclites : bidons, miroirs, écrans, balles de tennis, ballons de foot, blocs, marteau, filet de sport, etc. Une masse impressionnante, qui ne laisse à priori pas beaucoup de places pour y faire circuler des corps, amplifiée qui plus est par une bétonnière en mouvement, d'où est censé partir un bruit incessant, inconfortable, qui durera toute la première partie..

 

 Quand les comédiens et comédiennes apparaissent alors, c'est derrière les cages de sport, immobiles, comme contemplant ce que l'on pourrait croire être des objets marquant un chaos lié à la catastrophe de Fukushima, sur laquelle la trame de « Eraser mountain » semble s'appuyer. Mais l'interprétation, trop facile, est en quelque sorte battue en brèche par la disposition des objets. Un certain ordre y règne, à l'image des balles de tennis et des ballons de foot, impeccablement alignés, composant un paysage de land art. Cette scénographie est l’œuvre de Teppei Kaneuji, artiste sculpteur à qui Toshiki Okada a laissé toute liberté pour la concevoir.

 

 C'est la première surprise de la pièce de Toshiki Okada : qu'on voit les objets avant de voir les corps. Que les mouvements humains le cèdent à une représentation graphique. L'échange, d'emblée, ne passe pas entre les interprètes et le public, mais entre eux et les objets, par rapport auxquels, dès qu'ils et elles s'engagent sur la scène, établissent une prise de position délicate, sensible, cherchant leur marque, se positionnant ça et là.

 

 Il y a notamment cette comédienne, de petite taille, positionnée pendant un long moment devant une toile écran, dont le corps immobile se reflètera sur une glace, par l'intermédiaire d'une caméra. Son aspect statufié n'est pas sans être traversé par quelques « distractions » typiques chez Okada : elle tourne la tête régulièrement vers le public, avec un air égaré, et parfois regarde les sur-titres disposés au fond de la salle, tel un clin d’œil à « Ground and floor », où les interprètes commentaient littéralement les sur-titres. Dans cette répartition des interprètes sur scène, tâtonnante, renforçant une impression d'improvisation, Okada introduit en quelque sorte des intermèdes, comme pour signifier que sa pièce n'a pas de centre narratif, et que l'aspect dramatique va prendre place peu à peu, au gré du jeu des comédien.ne.s.

 

 Et ce n'est en effet que petit à petit que « Eraser mountain » place ses pions, dans cette immensité d'objets, par l'entremise de la parole, fluviale, tissant une incarnation tel qu'on l'a déjà vu dans le fascinant « Five days in march » , où le corps plonge dans une autonomie chorégraphique, les gestes n'illustrant jamais les mots, mais créant une expressivité donnant l'impression que le corps vit de lui-même. Dans ce premier monologue qui lance enfin « Eraser mountain », le caractère très écrit de l'univers de Toshiki Okada transparait nettement, virant à une forme d'intellectualisme. Pourtant, la nature de ce qui est dit produit des décalages drolatiques, lorsque le comédien narre une panne de machine à laver (alors qu'il commence à parler de frigo), citant au passage, en un trait comique, la spécificité du canapé Muji.

 

 Quand, peu après, une autre comédienne s'empare du récit, pour raconter comment elle enfourche son vélo pour aller laver son linge dans une laverie, munie d'un sac Ikea, c'est à un véritable comique de répétition, teinté de surréalisme, auquel nous sommes exposés. Toute une panoplie de personnages se retrouvent dans cette laverie, quasiment pour la première fois, avec le même sac.

 

 C'est seulement après ces récits loufoques, relayés par cette dépense chorégraphique propre à Okada, que l'on commence à penser à la relation établie avec la catastrophe de Fukushima. Les êtres humains, par ces actes, créent en quelque sorte une communauté, quand bien même cette répétition absurde des actes les plonge dans une humanité incertaine. C'est le talent d'Okada d'opérer par litote, en ne désignant pas nommément le sujet qu'il traite, mais en passant par toute une série de circonlocutions.

 

 Tous ces discours en demi-teinte finissent par créer un climat totalement abstrait, où le temps de l'écoulement de la parole devient une pure interrogation sur le temps même. Dans sa dernière partie, la parole, beaucoup moins investie, se retire, telle une vague, pour laisser les corps des comédien.ne.s errer parmi les objets, renouer avec eux, faire en sorte qu'ils se substituent à eux et inversement. Et dans les dernières paroles prononcées, est scandée la phrase « et il n'y avait pas de spectateurs ». A elle seule, elle signifie à quelle point l'imaginaire d'Okada, plutôt que d'ouvrir sur une visibilité maximale sur scène, cherche à solliciter l'imaginaire du public pour combler les manques.

 

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23 novembre 2021 2 23 /11 /novembre /2021 21:23

Toujours en partant d'une matière très réaliste (ici la construction en taille réelle d'appartements mitoyens), Kurô Tanino glisse d'imperceptibles déplacements dans "La forteresse du sourire", créant une nouvelle œuvre troublante.

 

     Photo : Takashi Orikawa

 

La forteresse du sourire

 

Texte et mise en scène de Kurô Tanino

 

Avec Susumu Ogata, Kazuya Inoue, Koichiro F. O. Pereira, Masato Nomura, Hatsune Sakai, Katsuya Tanabe, Natsue Hyakumoto

 

 

 Le metteur en scène japonais Kurô Tanino avait marqué les esprits lors de sa première invitation au Festival d'Automne avec « Avidya, l'auberge de l'obscurité ». Surprenante était alors sa scénographie, à la fois sophistiquée (une structure tournante destinée à restituer une visibilité maximale, dans un écoulement du temps réaliste). Prolongée dans « The Dark Masters », cette esthétique investit à nouveau la scène du T2G avec « La forteresse du sourire ».

 

 Dans cette veine désormais identifiable, Tanino frappe à nouveau le regard avec la construction grandeur nature de deux pièces principales de maisons mitoyennes. D'un côté, des pêcheurs qui attendent l'arrivée d'un étudiant pour les épauler, de l'autre, un homme venu s'installer avec sa mère victime de démence précoce et sa fille. Ce réalisme saisissant – qui va jusqu'à nous faire entendre les chants d'oiseaux, et où l'on croirait que la pluie va ruisseler sur le toit – a un pouvoir d'attraction tel que lorsque le chef des pêcheurs va renouveler le bac d'eau pour le chat, on s'attend à ce qu'un véritable félin apparaisse.

 

 Mais ce réalisme là (en la matière, un hyperréalisme), qui s'attache à prélever des portions du réel pour les disposer sur scène, se fissure très lentement, et c'est toute la finesse dramatique de Kurô Tanino que de le rendre quasiment imperceptible. Sa division de scène, loin de la sophistication d'artistes de théâtre occidentaux déstructurant l'espace en référence au cinéma, est destinée ici à faire advenir un trouble dans les relations humaines, et particulièrement celles entre les japonais et japonaises, régies par des codes spécifiques.

 

 Car si a priori, le réalisme de Tanino vise à montrer les différences entre les protagonistes des deux bords, sa mise en scène crée petit à petit des sutures. Cela passe d'abord par la mise en place de ces codes comportementaux, auxquels manifestement peu de personnes peuvent échapper dans la société japonaise : la nécessité d'aller dire bonjour à ses voisins en tant que nouveaux venus, d'amener un présent, de respecter ses ainés (l'étudiant se fait rosser par ses comparses, la fille  laisse sa grand-mère souiller sa robe).

 

 Quel que soit le bord auquel on appartient, l'aliénation à des rites sociaux produit d'inexorables équivalences existentielles. Sur le plan scénique, Kurô Tanino crée ainsi des effets troublants : quand le regard du public s'attache à suivre, au départ, les difficultés de déplacements de la mère (soutenue par son fils pour aller aux toilettes), il ne remarque pas, sur la gauche, le corps de Takeshi, le chef des pêcheurs, se levant doucement, comme s'il était lui aussi impotent. Plus tard, il donnera de plus en plus l'impression d'avoir du mal à se lever, jusqu'à vouloir se cloitrer.

 

 « La forteresse du sourire » est riches de ces correspondances, comme le fait de préparer de part et d'autres le repas, en temps réel. L'une des scènes les plus fortes de la pièce, la plus longue assurément, montre au départ Takeshi en train de regarder un western de Sergio Leone, tandis que Fugita lit « Le vieil homme et la mer », d'Ernest Hemingway. Petit à petit, les deux hommes quittent leur activité nocturne, l'obscurité gagne progressivement et, alors qu'ils se couchent, ne reste plus que, de part et d'autre, la lumière de poêles à bois.

 

 Si « La forteresse du sourire » est une pièce remplie de dialogues au départ entre les pêcheurs (rendant parfois difficile la lecture des surtitres disposés sur les côtés), ils sont restitués de manière bancale par le comportement des protagonistes. Quand les échanges fusent entre les pêcheurs, dans la famille, elle est marquée par des décalages accentués par des béances : la fille, constamment sur son portable, ne réagit aux paroles de son père que plusieurs minutes après, demandant où elle doit ranger telle affaire. Le père s'adresse difficilement à sa mère malade qui réagit souvent à côté.

 

 Dans ces correspondances et décalages se crée une subtile chorégraphie, renforçant une rythmique visuelle au point de constituer une gymnastique pour l’œil du public. Si rien ne bouge dans cette reconstitution de maison, la matérialité inhérente à ce réalisme le cède à un glissement progressif des mœurs, quand tout ce qui n'est pas signifié par la parole éclate sous une forme secrète.  En dernier ressort, cela résonne comme un dialogue intime opérant par delà les cloisons entre les personnages, rompant ainsi le cadre existentiel préétabli.

 

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21 novembre 2021 7 21 /11 /novembre /2021 10:19

 Adapté de l'écrivaine Fumiko Hayashi, "Derniers chrysanthèmes" brosse le portrait de trois anciennes geishas confrontées à la disparition de leur univers. Le film est servi par une remarquable palette d'actrices.

 

 

 

Derniers chrysanthèmes

 

Film de Mikio Naruse (1954)

 

Avec Haruko Sugimura, Sadako Sawamura, Chikako Hosokawa, Yuko Mochizuki, Ken Uehara, Hiroshi Koizumi, Ineko Arima

 

 

 Situé entre deux de ses plus grands films, « Le grondement de la montagne », adapté de Yasunari Kawabata et « Nuages flottants », d'après l'écrivaine Fumiko Hayashi, « Derniers chrysanthèmes » (également inspiré par des textes de Hayashi » pourrait ne représenter qu'un jalon de plus dans la filmographie du cinéaste japonais. Mais sa sortie, isolée de ce corpus énorme qui caractérise tant de réalisateurs nippons, permet d'y jeter un œil plus attentif, loin de la course aux découvertes et aux rétrospectives.

 

 C'est peut-être d'abord par son aspect intime, sa concentration sur quelques personnages, en particulier des femmes, que « Derniers chrysanthèmes » permet aux spectateurs et spectatrices de déployer toute leur attention. Et même si le thème de geishas ne manquera pas de faire penser irrésistiblement au traitement qu'en fera Mizoguchi avec « La rue de la honte », sur un mode réaliste, le film de Naruse s'attelle lui à montrer le monde de l'après, bien après, quand d'anciennes geishas, nostalgiques de leur passé, apprennent à vivre.

 

 Si « Derniers chrysanthèmes » laisse une impression de modernité, c'est de ne pas inscrire la trajectoire de ses personnages dans une continuité dramatique, avec une évolution, une intensification, une résolution. En quelque sorte, tout a déjà eu lieu. L'age d'or de ces geishas, qui les voit se pencher sur leur passé arrivées à un certain état de désœuvrement (pour deux d'entre elles), constitue le ressort principal du film. Être, dans le film, c'est avoir été. C'est le même moteur narratif dans lequel puiseront les protagonistes de « Nuages flottants », à la différence prêt que ce chef-d’œuvre reposait sur un savant flash-back qui deviendra la matière principale du film. Totalement décalés par rapport au présent, das une difficulté à s'avouer leur sentiment, jusqu'à ce soit trop tard.

 

 L 'équilibre superbe de « Derniers chrysanthèmes » tient à ce sentiment de voir des personnages ancrés dans un quotidien traversé par des élans mémoriels. Une impression d'immédiateté parcourt le film, en raison même de sa teneur plastique : nombreuses scènes d'intérieur, qui installent une fixité du plan, dialogues abondants, tout cela soutenu par un fond musical quasi permanent, avec une spécificité stylistique selon les espaces (chez Jin, l'ex geisha la plus stable, on entend principalement une douce musique de koto, la cithare japonaise).

 

 Pourtant, malgré cette fixité confinant à une certaine théâtralité, « Derniers chrysanthèmes » regorge de mouvements. Ceux-ci sont principalement liés aux incessants déplacements des shojis, ces portes coulissantes dont les parois sont constituées de papier washi, et qui font partie intégrante des maisons traditionnels japonais. Si ces mouvements coulissants sont éprouvés dans le cinéma classique nippon, ils deviennent ici, par leur incessante répétitivité, un motif esthétique à part entière, chargé de signification dramatique. Ils révèlent le mode existentiel de Kin, la plus installée, la plus déterminée des ex geishas, et qui, pour conforter son capital, fait des allées et venues pour aller réclamer l'argent qu'elle a prêté à d'autres. Personnage très surprenant dans l'univers narusien, où les personnages femmes évoluent sur un mode parfois éthéré, aérien, d'une grace frivole (Hideo Takamine en est l'incarnation), d'une tenue morale tranquille.

 

 

 Kin (Haruko Sugimura), à l'inverse, dans sa cupidité rétive à toute compromission, est souvent dans une sorte de précipitation, et ses déplacements rapides, à la limite de la course, vont à l'encontre de cette allure des personnages narusiens, où le pas égal (révélé par une filmage de dos), témoigne d'une inscription du corps dans le mouvement inaltérable du monde. Kin, dans son implacable organisation, court métaphoriquement contre la mort, l'immobilité, la déliquescence physique, qu'incarnent en particulier Tamae (Chikako Hosokawa), qu'on découvre alitée dans le film, et Tomi (Yuko Mochizuki) qui, à l'inverse ne conçoit que la vie au présent, proférant des injonctions à dépenser tant qu'on a de l'argent.

 

 Ces différences de position des trois femmes ne rend pas pour autant confortable le cocon de sécurité que Kin construit. C'est justement au niveau de la circulation des corps chez elle qu'une perte de maitrise se dessine. Son espace devient le lieu de tout les franchissements, de toute les irruptions. Si elle évite le premier (son ancien amant ayant jadis tenté un double suicide avec elle), prenant ses jambes à son coup, littéralement empêchée de rentrer chez elle, il reviendra en hurlant qu'elle le laisse entrer. Les consignes données à sa servante muette pour qu'elle fasse entrer un ancien amour (Ken Uehara) ne changeront rien à cette irruption, de même que la venue effective de ce dernier se solde par une déconvenue, malgré le soin qu'elle aura mis, dans une superbe scène, pour se rendre présentable. Le passé masculin ressurgit, tel des fantômes, dans le monde glacé de Kin pour mieux se dissoudre.

 

 À l'inverse, le désœuvrement de Tamae et Tomi produit une acceptation molle, pacifiée de leur sort, puisqu'au fond, ce sont leur garçon et fille qui constituent un relais vers le futur. Cette acceptation du départ de leurs enfants culmine dans une scène sublime où elles enfilent saké sur saké. Cette séquence ahurissante, conserve une modernité troublante car, en mettant en scène deux femmes, elle livre un regard totalement inhabituel sur leur représentation. Si les scènes où les personnages boivent ne manquent pas dans le cinéma classique japonais, elles sont d'une toute autre nature : chez un Ozu, elles marquent une simple ponctuation, essentiellement entre hommes.

 

 L'équivalence que l'on peut trouver à cette séquence entre femmes, il faut la chercher chez un cinéaste comme Hong Sang-soo, avec ses désormais fameuses séquences constitutives d'une libération pulsionnelle. Mais le caractère profondément saisissant de cette scène chez Naruse tient à cette intimité entre deux femmes, quand leur ivresse ne renvoie à aucune norme narrative, ne se coule pas dans une quelconque tension dramatique. Quand chez Mizoguchi, la prégnance des figures féminines passe par une progression dramatique axée sur un cortège de dégradations figurées comme un point maximal d'intensification (les cheveux coupés de O'Haru, Yang Kwei Fei se débarrassant de ses atours avant sa pendaison), cette scène, laisse un champ libre total à ces deux femmes, dépassant même la question de l'évocation nostalgique – Tomi ne dit-elle pas à sa comparse de ne pas s'attrister du départ de son fils ?

 

 À l'heure où l'on parle de « female gaze » pour mettre en avant le regard féminin, on tient avec cette séquence moderne l'exaltation d'un monde où, par l'entremise de deux femmes, la liberté convoquée, dans un cadre réduit, ouvre alors des perspectives exaltantes.

 

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5 novembre 2021 5 05 /11 /novembre /2021 10:29

Dans un élan régressif, carnavalesque, la chorégraphe capverdienne Marlene Monteiro Freitas offre une variation sur le mal, aussi documenté qu'incontrôlable.

 

Mal – Embriaguez Divina (Mal - Ivresse Divine)

Chorégraphie de Marlene Monteiro Freitas
 

Assisté de Lander Patrick de Andrade
 

Avec Andreas Merk, Betty Tchomanga, Francisco Rolo, Henri « Cookie » Lesguillier, Hsin-Yi Hsiang, Joãozinho da Costa, Mariana Tembe, Majd Feddah, Miguel Filipe

 

 

 Ça commence avant même que ça commence : au fond de la salle, derrière une estrade qui sera le cœur du spectacle, hommes et femmes s'adonnent, maladroits, à un jeu de volley-ball. Et quand le ballon s'aventure hors du terrain, un danseur ou une danseuse (ce soir là Hsin-Yi Hsiang), d'un pas lent, à la mécanique veloutée, entre hésitation et déplacement hypnotique, s'en va le récupérer. Et la magie, rien que là, commence à opérer.

 

 C'est un prélude, non pas pour une fugue, mais pour une fuite en avant délirante, comme Marlene Monteiro Freitas sait désormais nous le montrer. De l'arrière où se situait le jeu de volley à l'estrade, le mouvement est marqué par un passage, à la fois comme un terrain d'initiation, ou plus simplement l'arrachement à une forme (l'enfance, le jeu, l'insouciance) avant d'accéder à une autre (la conscience du mal, la régression, la bureaucratie). Ce passage d'une posture à une autre est constamment scandé par la figure d'un grand Noir, vêtu comme un garde (evzone) et qui, avec des cris, entraine en quelque sorte sa troupe vers des horizons de débordements extatiques.

 

 Selon Marlene Monteiro Freitas, « Mal – Embriaguez Divina » puise dans un corpus de références culturelles large, en premier lieu Georges Bataille, auquel le titre renvoie (Mal - Ivresse divine), aussi bien livresques (Hannah Arendt, Mahmoud Darwich) que cinématographiques (Luis Bunuel, Peter Watkins avec « Punishment Park », Eyal Sivan et « Un spécialiste »). Si l'on comprend que ces références vertigineuses dessinent une cartographie du mal, au cœur de la littérature de Bataille, et continuée jusqu'au film de Sivan sur Adolf Eichmann, le propre de l'esthétique de la chorégraphe cap-verdienne est de passer tout cela dans un moule visant à une trituration carnavalesque.

 

 C'est en cela que l'univers de Marlene Monteiro Freitas peut être déroutant, puisque toute la matière scénique, chorégraphique, théâtrale, musicale qui opère sous nos yeux vise moins à renforcer un discours intellectuel qu'à en émietter tous les fondements. Tout questionnement procède par une régression. Dès l'entame du spectacle, les performeur.euse.s se livrent à une série de grimaces infantiles, les yeux écarquillés, vitreux, dans une allure robotique (moins cependant que dans « Bacchantes. Prélude pour une fugue », où les bouches étaient élargies avec une prothèse artificielle). Comme si cette armée d'êtres humains robotisés, pour mieux supporter leur transformation incessante, épouser tous les rôles, devaient cheminer dans un état d'inconscience, dans ue forme d'exaltation rêvée.

 

 Impossible de trouver une quelconque démonstration dogmatique chez Monteiro Freitas, puisque toutes les scènes visent à laminer toute adhésion. Si la fantastique séquence avec le papier manipulé par les performeur.euse.s vise à dénoncer les travers aliénants de la bureaucratie, c'est l'infini et réjouissante inventivité des triturations permanentes qui fascine, la dynamique incessante des corps et des gestes entre les différentes strates de l'estrade qui en devient étourdissante. Il n'est ainsi jamais possible de saisir, dans tous les actes individuels, tout ce qui se joue d'une personne à l'autre.

 

 Marlene Monteiro Freitas construit ainsi des scènes dans une éruption permanente, et la fumée déclenchée au départ par l'un des performeurs devient la métaphore d'un incendie dont les flammes invisibles irriguent constamment les gestes et mouvements de tous et toutes. Et en cela, s'il y a une figure incroyable dans « Mal – Embriaguez Divina », c'est bien celle de la reine cul-de-jatte (qu'on a peine vue s'installer sur l'estrade). Non pas que cette singularité physique renverrait à une quelconque référence cinématographique (Freaks), mais sa virtuosité physique joue sur un constant déséquilibre, sa danse à la sensualité folle flirtant avec la résistance à la chute quand à d'autres moments, elle rend compte de sa difficulté à grimper sur un cube.

 

 La grande force de la pièce de Marlene Monteiro Freitas procède ainsi d'une prolifération à l'envers, non pour affirmer des positions, mais pour briser tout carcan idéologique. L'un des rares moments de convergence visuelle (la parodie du « Lac des cygnes », avec les danseur.euse.s et leurs gestes de mains évocateurs) marque l'acheminement de la pièce vers plus d'apaisement. Il révèle également sa qualité rythmique remarquable, qui repose notamment sur la façon dont les corps, dans un pur élan musical, se meuvent, couchés sur l'estrade, comme des archets d'instruments de musique. La rythmique est débridée, mais au bout du compte, toute partition arrive à trouver son éclaircie.

 

Au Centre Pompidou, du 3 au 6 novembre

Au Nouveau Théâtre de Montreuil, du 10 au 13 novembre

 

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28 octobre 2021 4 28 /10 /octobre /2021 22:25

Interrogation sur la mort à travers l'histoire, Maguy Marin s'appuie sur un épisode de la guerre du Péloponnèse raconté par Thucydide. Sa mise en scène, toute en rupture, met l'accent sur un graphisme ludique.

 

 

Y aller voir de plus près

 

Spectacle de Maguy Marin

 

Collaboration et jeu de Antoine Besson, Kais Chouibi, Daphné Koutsafti, Louise Mariotte

 

Réalisation du film, conception sonore et musicale de David Mambouch

 

 

 Avec Maguy Marin, nous sommes arrivés à un point de son évolution esthétique où il est possible d'affirmer que l'expression chorégraphique la plus pure est terminée. Il faut ainsi remonter à « BiT », en 2014 pour retrouver une dynamique dansée, bien que la danse, confrontée à un décor accentuant sur son déséquilibre, ouvrait sur des horizons obscures.

 

 « Y aller voir de plus près », sa dernière création, ne déroge pas à cet assèchement progressif. Ce déplacement des mouvements chorégraphiques, s'il vise à mettre en avant un discours politique (ici la question de la mort à travers des conflits historiques) n'en produit pas moins une intrigante mise en scène. La pièce s'appuie ainsi sur le texte antique de Thucydide « La guerre du Péloponnèse », dont une partie, « L'affaire de Corcyre » est dite par les artistes. On aurait tendance à sourire lorsque Maguy Marin évoque le choix de la version de Jacqueline de Romilly, alors que « ce n'est même pas évident de comprendre le texte dans sa traduction française ».

 

 Pour le public confronté à un texte relatant un conflit mettant en avant Corcyriens, Corinthiens, la question devient très vite comment se concentrer sur une parole quand, dans la mise en scène, toutes sortes d'éléments appellent une exploration visuelle constante. C'est en soi le paradoxe de « Y aller voir de plus près » : figé par l'absence de danse, l'écoute étant sollicitée, le dispositif déploie des zones d'animation. D'emblée, il s'agit de distribuer la parole dans un écrin sonore, manifesté par le jeu de percussion des performeur.euse.s. Et si les voix donnent une impression d'horizontalité, de par la répartition des corps, les différences de timbre (notamment la voix grecque de Daphné Koutsafti), l'alternance avec des paroles off confèrent une épaisseur physique aux mots. Cette densité trouve par ailleurs un prolongement graphique, quand, petit à petit, des mots sont disposés sur des supports, en un dédoublement ludique.

 

 Ainsi, tous les effets sont bons pour faire sortir la parole de son aridité narrative. Et si le mouvement n'est pas dans les corps, il se loge dans les objets et les sons. Que ce soit sur un écran où frétillent des petits bateaux censés représenter une immense flotte, où les scènes laissant entrevoir les rencontres de chefs d’État, le défilé d'images distille une impression de frémissement incontrôlable, telles des surimpressions cubistes.

 

 Cette façon de représenter la grande histoire par des effets ténus créé une distance assez ludique. on a l'impression de voir des comédien.ne.s engagés dans un schéma d'empilement, d'amplification, un peu à la manière de "Ligne de crête". Mais le dispositif de "Y aller voir de plus près", moins obsessionnel, garde une légèreté presque infantile et sa fin, tout en suspens, comme une pièce qui se vide, en dit long sur le désir de Maguy Marin de lester sa pièce de toute lourdeur.

 

Au Théâtre de la Ville, du 21 au 29 octobre

Au Théâtre National de Bretagne, du 16 au 20 novembre

 

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22 octobre 2021 5 22 /10 /octobre /2021 22:22

Après une longue période de solos, duos et installations, le chorégraphe Josef Nadj revient à la danse de groupe, en travaillant avec des danseurs africains. Pour un grand moment.

 

   Photo : Séverine Charrier

 

 

Omma

 

Chorégraphie de Josef Nadj

 

Avec Djino Alolo Sabin, Timothé Ballo, Abdel Kader Diop, Aipeur Foundou, Bi Jean Ronsard Irié, Jean-Paul Mehansio, Sombewendin Marius Sawadogo, Boukson Séré

 

 

 

 « Omma » marque le grand retour de Josef Nadj à la chorégraphie. Non pas que la danse, chez lui, avait été mise à l'écart. Mais sa palette large, qui a pu donner le sidérant « Paso doble », collaboration avec le peintre Miquel Barcelo en 2006, ou, plus récemment « Mnémosyne », le fait expérimenter des supports photographiques, graphiques, ainsi que des installations. Tout autant plasticien que chorégraphe et danseur, Nadj n'en finit donc pas de surprendre, plus de tente ans après avoir suscité l'admiration avec « Le canard pékinois ».

 

 En cela, « Omma » ("voir", en grec ancien), qui remet au premier plan la dépense chorégraphique est une véritable surprise, et, pour tout dire, une œuvre sidérante. Si Nadj avoue dans une interview : « Je voulais trouver un état d'innocence avec mes interprètes, un état que nous puissions partager. Je voulais en quelque sorte redécouvrir avec eux les fondements de la danse », quelque chose interpelle dans ce projet, puisque l'innocence invoquée laisse planer une interrogation, puisqu'en faisant appel à des danseurs africains noirs, on peut se demander de quelle innocence il s'agirait les concernant. Une innocence qui ne cadrerait pas avec les canons de la danse occidentale, auquel Nadj appartient, et pour laquelle il est plus que rodée ?

 

 Á la découverte de « Omma », cette relative ambiguïté est très vite levée. Si cette empreinte africaine détonne chez Nadj, on comprend très vite qu'il ne s'agit pas d'aller vers une opposition entre danse occidentale, marquée par une sophistication chorégraphique, et danse africaine, matinée d'éléments traditionnels, de rythmes, qui fleureraient bon une sorte de primitivisme des temps d'avant. Le spectacle, pourtant, commence tel une évocation d'une forme cérémonielle, le zikr, renvoyant non seulement à l'Afrique noire, mais à tout un pan de la sphère musulmane. Les danseurs forment petit à petit un demi-cercle harmonieux, et leurs voix s'élèvent, comme pour scander des formules incantatoires. Mais cela ne va pas plus loin. Le zikr, qui dans bien des circonstances, peut mener à la transe, du fait de son intensité, laisse ici la place à une interaction entre individualisation des danses et relations de groupe.

 

 Tour à tour, après s'être débarrassé de leur veste (le costume, tenue emblématique chez Nadj) un danseur s'avance pour exécuter une danse frénétique. Le tout premier, petit, quelque peu enveloppé, massif, témoigne au fond de ce que peut-être un corps chez Nadj depuis longtemps : à l'écart des canons esthétiques, ici on va du plus mince au plus lourd, et la cosmogonie mise en œuvre éclate en une harmonieuse colonne de corps multiples. Ce premier solo, superbe, fait de tensions, de courbures, de contorsions prononcées du cou, s'il évoque n'importe quelle rituel africain filmé par un Jean Rouch où l'animalité est convoquée, il s'inscrit pourtant naturellement dans le style de Josef Nadj, où le bestiaire occupe une place centrale.

 

 Dans « Omma », donc, Josef Nadj africanise sa danse, tout comme les danseurs, passés par le filtre esthétique du chorégraphe, « nadjisent » leur corps. Mélange troublant, révélateur d'un sentiment de nouveauté. Portée par une musique souvent percussive, la pièce, en alternant des phases d'intensité folle, où chaque prestation individuelle fait mouche, se pare aussi de paroles. Curieuses, elles sont plus proches de borborygmes, comme si ces danseurs africains, la plupart rodés, disséminaient des traces de leur appartenance, comme une mémoire lointaine, en un trait dérisoire. « Omma » est bien une pièce contemporaine, et sa déflagration percussive de corps étant bien ancrée dans le présent le plus frémissant.

 

Á la MC93 du 20 au 31 octobre

 

 

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21 octobre 2021 4 21 /10 /octobre /2021 10:58

Ana Pi, chorégraphe franco-brésilienne, propose avec "O' banquete", une variation sur Le banquet de Platon. Une bouchée d'intervention festive matinée de rythme carnavalesque.

 

    Photo : Samuel Akinruli

 

O banquete

 

Chorégraphie, dramaturgie, objets et lumières d'Ana Pi

 

Avec Mylia Mary, Maria Fernanda Novo, Ana Pi

 

 

« O banquete », présenté dans le cycle « Portrait Lia Rodrigues », qui fait intervenir un certain nombre d'artistes brésilen.ne.s dans le cadre du Festival d'Automne, continue de disséminer les constances d'une forme chorégraphique finalement peu représentée en France, si ce n'est à travers son approche populaire. Franco-brésilienne, Ana Pi, que l'on a pu voir récemment à la Fondation Cartier dans un rituel afro-brésilien, assure à la fois son double ancrage dans un champ spécifique et un travail de renouvellement lié à des pratiques pédagogiques.

 

Si « O banquete » fait référence au célèbre texte de Platon, les premières scènes du spectacle trahissent une appartenance culturelle précise. Il suffit de voir ce faux coq juché sur un montant de chaise pour comprendre le marquage identitaire auquel il renvoie, et savoir de quelle nature sera le spectacle. Des deux côtés de la scène sont installés des ustensiles de cuisine. L'arrivée d'Ana Pi, cheveux repliés sous une coiffe (à l'inverse de sa performance à la Fondation Cartier), posture raide, engage d'emblée le spectacle dans un registre cérémoniel. Pour la danseuse, apparaître signifie d'emblée manifester une posture, dans toute sa tension spectaculaire. Sa danse, mécanique, empreinte d'une certaine raideur, est accompagnée par des grimaces marquées, la langue passant dans sa bouche, gonflant ses joues.

 

Cette première approche, magnifique en ce qu'elle alterne contrôle du corps et dépense extatique, avec des figures athlétiques, révèle la dimension profondément carnavalesque qui habite certaines expressions artistiques brésiliennes. La chorégraphie d'Ana Pi n'est pas sans faire penser à celle, totalement débridée, déjantée de Marlène Monteiro Freitas, découverte majeure au Centre Pompidou, tout comme le précipité de parades loufoques et les contorsions haletantes évoquent « Let it burn », de Marcela Levi et Lucia Russo.

 

Puis, avec l'intervention de deux autres intervenantes « O banquete » prend une toute autre allure : Mylia Mary, tante paternelle de Ana Pi, de dos, esquisse quelques pas de samba de dos, avant de venir mimer une posture de cuisinière, sa spécialité. Si Maria Fernanda Novo est dans la vie philosophe, sa posture à elle n'est ni dans la danse ni dans l'invective théatrale, tout juste dans une sorte de regard fixe adressé au public, assorti de quelques gestes relevant du mime. C'est elle qui, vers la fin, se tournera vers la salle pour poser la question suivante à quelques un.e.s : « Et pour vous, l'amour c'est quoi ? » L'approche est ténue, le spectacle court (à peine plus de quarante minutes), mais suffisant pour installer une atmosphère réjouissante où la disparité des interventions suffit à produire quelques étincelles.

 

Au CND, du 20 au 22 octobre

 

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