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25 novembre 2019 1 25 /11 /novembre /2019 22:13

Avec "la Vita Nuova", Romeo Castellucci propose un fascinant ballet en forme de cérémonial, ou cinq hommes, par leurs gestes, leurs mouvements, réinventent un monde.

 

     Photo : Verlee Vercauteren

 

 

La Vita Nuova

 

Spectacle de Romeo castellucci

 

Texte de Claudia Castellucci

 

Avec Sedrick Amisi Matala, Abdoulay Djire, Siegfried Eyidi Dikongo, Olivier Kalambayi Mutshita, Mbaye Thiongane

 

 

 Entrer à la Villette pour assister à une représentation de « La Vita Nuova » est déjà un gage de basculement dans une autre dimension, indépendamment de toute imprégnation dramatique. Une salle transformée en garage, pour les spectateur.trice.s le seul confort possible sont des marches sur lesquelles s'asseoir. Et, surtout, devant soi, alors qu'une fumée légère a déjà envahi l'espace, la vision impressionnante d'une trentaine de voitures alignées les unes contre les autres, toutes recouvertes d'un drap blanc. Sensation de se trouver face à une image crépusculaire, sans pour autant être morbide. Plutôt une scène évocatrice de l'univers d'un Christo : emballer l'objet n'a rien de mortifère (ce n'est pas un linceul), mais au contraire l'acte vise à le désapproprier de sa fonction première pour l'embarquer vers d'autres usages. Un garage avec des voitures, certes, mais pour qu'elles soient en quelque sorte « désaffectées » de leur fonction première.

 

 De cette blancheur vaporeuse où le solide des voitures contraste avec les effets de brune, une forme surgit, lentement, comme si on entrait déjà dans une sorte de procession. Un comédien noir, revêtu d'une grande robe blanche. Autre contraste saisissant, entre une présence dont le corps tend à disparaître sous un long vêtement, mais dont la taille affirme la réalité corporelle. Dans un déplacement lent, moins fantomatique que précautionneux, il transporte un objet du toit d'une voiture vers une autre, se change, avant d'être rejoint par cinq autres compères, également parés de blanc.

 

 Si Castellucci avoue son peu d'amour du rituel, le spectateur lui, ne peut s'empêcher de s'y référer. Car comment nommer ces gestes consistant à se saisir d'une branche d'arbre doré pour le faire littéralement dialoguer avec un cerceau (qui est tout autant couronne) ? Castellucci s'applique en tout cas à en détourner les usages : la branche est donnée à une spectatrice qui va la conserver pendant toute la personnage, comme pour lui ôter toute caractère sacré. La couronne sera elle aussi donnée à un.e autre. Les comédiens, exécutant d'impeccables gestes chorégraphiques des bras, synchronisés, se révèlent plus danseurs que prêtres, même si l'un d'eux fait quelque peu figure d'officiant. Ils portent tous des chaussures de femmes, à talons, et cette incongruité contribue pleinement à rendre « La Vita Nuova » énigmatique.

 

 Et puis il y a ces voitures : l'une d'elle est renversée, retournée. A chaque fois y apparaissent des objets inattendus : une sculpture de tête romaine, une tête de mort, puis des oranges. Si l'image de la voiture renversée ne peut manquer d'évoquer des scènes de révolte sociale, « La Vita Nuova » s'inscrit trop dans un arrachement au réalisme pour être rattachée à de quelconques évènements spécifiques. La force du spectacle repose entièrement sur cette difficulté à y apposer un sens, tant le cérémonial, dans sa lenteur, dans son silence juste traversé par un fascinant dispositif sonore, invite au à une réception silencieuse.

 

 Quand, à environ dix minutes de la fin de la performance (qui en dure une cinquantaine), la parole advient, par l'intermédiaire d'un seul comédien, il y a de quoi être surpris. Un certain nombre de thèmes sont abordés, s'ouvrant sur une véritable incantation autour de l'absence de liberté (« tu ne seras pas libre » en est le leitmotiv). ; une opposition entre l'artisanat et l'artiste, le premier se trouvant valorisé, un passage que l'on pourrait qualifier de féministe lié justement à cette question de l'artisan. Déroutant car le spectacle, silencieux, mais bruissant de sons, avait jusqu'ici une grande puissance de fascination. En s'appuyant sur le texte de Claudia Castellucci, le metteur en scène opère en quelque sorte un retour au réel (il a conçu ce spectacle après avoir été fasciné par l'artisanat africain). Et lorsqu'à la fin, un moteur de voiture s'allume, les phares s'éclairant, c'est cet accès au réel qui est valorisé, la mécanique renvoyant à un fonctionnement qui devient preuve d'une matérialité vivante. Dès lors, cette « vita nuova » (vie nouvelle) peut commencer, orchestré par ces hommes, ouvreurs d'horizons.

 

A La Villette, du 19 au 24 novembre

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24 novembre 2019 7 24 /11 /novembre /2019 23:25

 Interprète de chant classique persan, Sahar Mohammadi s'entoure du duduk arménien de Haig Sarikouyoumjian et de la soyeuse viole d'amour du tunisien Yasser Haj Youssef pour un concert aussi intimiste que délicat.

 

 

 

Sahar Mohammadi, voix ; Haig Sarikouyoumjian, duduk ; Jasser Haj Youssef, viole d'amour

 

 

 Jeune interprète de chant classique persan, Sahar Mohammadi avait déjà foulé la scène du théâtre des Abbesses en 2017, pour un de ces récitals auxquels on est familiarisés, grâce à la constance avec laquelle la saison musicale inclut la musique persane. Elle était alors accompagnée par un ensemble instrumental constitué de l emblématique luth tar, la flute de roseau ney, et la percussion daf, héritée des cérémonies soufies. Ensemble ultra classique, en somme, porteur de toute la saveur de cette musique raffinée.

 

 Pour ce nouveau concert, force est de constater que la chanteuse opère un changement radical dans sa façon d'aborder le répertoire du radif persan, système musical spécifique du pays. En s'entourant de musiciens extérieurs à sa tradition, Haig Sarikouyoumjian au duduk et Jasser Haj Youssef à la viole d'amour, la jeune femme témoigne déjà d'une capacité à confronter sa voix à d'autres tissus sonores, même si cette rencontre se fait autour de musiques modales. Certes, il n'est pas rare que des musiciens de traditions orientales s'essaient à d'autres dialogues (Kayhan Kalhor en est l'un des représentants phares), mais concernant Sahar Mohammadi, il est étonnant de la voir se lancer déjà dans ce genre de défi.

 

 C'est ainsi qu'on a l'impression, avec ce concert d'assister à une totale découverte. Si la voix de Sahar Mohammadi s'inscrit dans cette tradition musicale persane pure, l'écrin instrumental dans lequel elle évolue a la particularité de conférer une ampleur supplémentaire à sa voix. Tout est fait pour qu'elle s'épanche, trouve les développements à la fois les plus sereins, mais pour atteindre aussi une expressivité étendue. La voix a encore gagné en maturité, et il est certain que l'absence de percussions, si essentiels dans la musique persane, lui permet ce déploiement superbe, tant dans ses vocalisations caractéristiques que dans dans un registre plus feutré, où le timbre, plus grave, prend des allures méditatives. Car c'est l'impression générale que laisse ce concert : celle d'assister à un moment de recueillement, quand bien même des scories techniques ou des toux dans le public se manifestent de manière intempestive.

 

 C'est peu dire que les instruments en présence contribuent à favoriser ce déploiement vocal, tout en parvenant à tirer leur épingle du jeu. Il y a un équilibre subtil entre leur intervention et leur manière de s'effacer pour permettre à la voix de Sahar Mohammadi de se développer. La beauté du concert tient parfois à une indécision, gage d'une improvisation. Quand Jasser Haj Youssef nous gratifie d'un son soyeux avec sa viole d'amour, qui n'est pas sans rejoindre le son grave du kamanché, la superbe vièle persane, un son tout à coup plus strident, totalement dissonant, fait tout à coup basculer l'accompagnement dans une zone non pas d'inconfort, mais initie un autre virage. Qu'il tienne son violon tête en bas, où qu'il se relève, c'est ce sentiment d'être constamment à la recherche d'une tonalité juste qui prédomine. Assis en tailleur, sur une estrade, son corps opère des mouvements de balancier (qui là rappelle un Alim Qasimov, le grand chanteur azéri), comme s'il s'imprégnait des vibrations de ses complices pour être prêt à les retranscrire musicalement.

 

 Haig Sarikouyoumjian lui, dans une position apparemment plus rigide sur sa chaise, jongle avec ses différents duduks posés sur une table. Parfois, Sahar Mohammadi lui fait signe comme pour l'inviter à entrer dans un dialogue avec Yasser Ben Youssef. On le voit changer d'embout, ou simplement le recouvrir ; mais ces incessants changements trahissent une écoute attentive, afin de choisir le moment le plus propice pour proposer ses propres dévelloppements, ses propres répliques.

 

 Le miracle du concert tient sans doute à cette sonorité proposée par ses deux musiciens, qui ne recouvrent jamais la voix de Sahar Mohammadi, tout au plus s'y superposent harmonieusement. Aucun des deux instrumentistes ne tire la couverture sur lui, toute la magie de l’interprétation tenant à une écoute attentive de l'autre et à la façon de réagir à la voix de la chanteuse. En cela, on peut dire qu'il n'y a pas de virtuosité ici : personne ne s'échappe, et quand bien même Sahar Mohammadi s'envole dans des frises vocales vertigineuses, l'espace dévolu au dialogue avec les musiciens revient paisiblement. L'aspect méditatif tient à cela, à cette façon de revenir vers des strates où l'expression de chacun.e révèle le lien souterrain qui les unit.

 

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22 novembre 2019 5 22 /11 /novembre /2019 13:46

 

S'appuyant sur un récit d'Eric Vuillard, le chorégraphe congolais Faustin Linyekula livre une fresque sur la période coloniale à laquelle a été soumis son pays. Sans complaisance, portée par une interprétation incarnée de Moanda Daddy Kamono et Pasco Lokanganya

 

Congo

 

Spectacle de Faustin Linyekula

 

Texte d'Eric Vuillard

 

Avec Moanda Daddy Kamono, Faustin Linyekula, Pasco Losanganya

 

 

 Le chorégraphe congolais Faustin Linyekula a souvent fait de son pays d'origine le centre de ses spectacles (« Drums and digging » ou « Le cargo » sont tous deux fondés sur un retour au pays). Avec son dernier opus, sobrement intitulé « Congo », il franchit un pas supplémentaire dans ce traitement particulier en s'appuyant sur un texte dense d'Eric Vuillard.

 

 Si la question de la narration est essentielle dans l'univers du chorégraphe, force est de constater qu'ici, elle prend un tour radical, puisque le texte de Vuillard, portant sur l'histoire du Congo, est dit aux trois-quart par le comédien Moanda Daddy Kamono, qu'on a pu admirer en Iago dans la surprenante adaptation d'Othello par Arnaud Churin. Il livre ici une prestation époustouflante, ne serait-ce que par la difficulté de tenir un texte tout le long de la pièce.

 

 « Congo » peut s'avérer déroutant de prime abord, du fait de cette ampleur littéraire, de la violence historique qu'elle révèle : les étapes successives qui ont conduit à sa création, l'ambition délirante du roi Léopold II, la violence systémique de la période coloniale. Si Linyekula ne s'était pas encore attelé à traiter directement de ce sujet, c'est afin de ne pas s'enfermer dans une mémoire douloureuse où il ne faudrait prendre en compte que l'aspect colonial et les stigmates que cela a pu laisser. Mais le récit d'Eric Vuillard, parsemés de notations distanciées, passant par le filtre modérateur de l'humour sarcastique, lui permet d'aborder ce thème en évitant de s'enfoncer dans la contrition culpabilisante.

 

 « Congo » est tout entier un spectacle au croisement de la danse, du théâtre et de la musique, et ce qui le rend profondément émouvant, c'est la complicité entre les artistes. Avec la présence de Paco Losanganya, comédienne et chanteuse, Linyekula imprime une caution historique supplémentaire au texte, puisqu'elle vient de la région ou vit le peuple Mongo, là même où s'est déroulé l'épisode atroce des mains coupées durant la période coloniale. La force de la prestation de Losanganya ne tient pas seulement à ce marqueur réaliste. Avec ces compères, elle offre des moments saisissants, en particulier celui ou, sur une estrade, elle enlève son haut avant que Faustin Linyekula ne vienne dessiner, peinture au bout des doigts, les noms des pays qui ont procédé au partage de l'Afrique lors de la conférence de Berlin initiée par Bismarck.

 

 Quand Paco Losanganya évolue ensuite sur l'estrade, elle mime une esclave soumise au regard de maitres invisibles. Avançant dans la salle, elle entre dans une colère qui la fait poursuivre les deux hommes avec des sacs. La violence le cède ensuite au désespoir et aux larmes, ponctués de paroles dites dans sa langue, sans traduction, manière d'amplifier une solitude. Dans une autre belle séquence, tandis que Daddy Kamono et Losanganya entonnent un dialogue où les mots de l'un trouvent un écho subtil dans la voix de l'autre, Linyekula achève une série de chutes incessantes contre un matelas de sacs pour peindre également son corps avec un seul doigt, le pays principalement mentionné cette fois-ci étant la Belgique de Léopold II (écrit Belgik). Toute la force de ces inscriptions tient au fait qu'ils font du corps le réceptacle principal d'une barbarie, la rendant plus éloquente que le discours le plus savant.

 

 Dans ce « Congo » où il s'agit moins d'invectiver que de refléter des moments sensibles – liés aussi à la distance acerbe du récit d'Eric Vuillard -, Faustin Linyekula occupe l'espace de sa singularité de chorégraphe, mais en incarnant un personnage, le plus souvent silencieux. Il est le passeur de ces mots qui traduisent la barbarie. Au départ, il arpente la scène, lentement, les bras levés, les mains s'agitant en l'air, comme s'il était porteur d'une angoisse, d'une charge historique, que des grimaces, des secousses de la tête, accentuent. Prendre en charge la douleur pour mieux la relayer ou l'exorciser. Rarement la danse de Linyekula aura autant collé à son sujet, tant son expression repose sur une tension du corps, une vivacité des gestes ou chaque mouvement semble répondre à une urgence. Secousses, tremblements, à la base de son esthétique, s'inscrivent ici dans une nécessité dramatique de l'ordre de la conjuration. Entre la parole fluviale de Daddy Kamono et le chant profond de Losanganya, le corps de Faustin Linyekula s'érige en point d'incandescence pour suturer la douleur.

 

Au Théâtre de la Ville-Les Abbesses, du 20 au 23 novembre

 

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19 novembre 2019 2 19 /11 /novembre /2019 10:41

 En dépeignant la rencontre du jeune Vasia, fils d'un juge, avec des pauvres dans les ruines d'une églises, Kira Mouratova dépasse la dimension sociale pour livrer un film au souffle onirique.

 

Parmi les pierres grises


 

Film de Kira Mouratova (1983)


 

Avec Igor Charapov, Oksana Chlapak, Stanislav Govoroukhine, Roman Levtchenko, Sergueï Popov, Victor Aristov, Victor Gogolev, Feodor Nikitine


 

 « Parmi les pierres grises » pourrait n'être qu'un film marqué par une empreinte sociale, axée sur la manière dont un jeune garçon, Vasia, fils d'un juge, échappe à sa condition de classe, son confort matériel. En effet, à la suite de la mort de sa mère (vraisemblablement d'une tuberculose, à en croire l'énorme toux entendue en off, au début du film), le père, homme de grande taille, d'une noblesse toute aristocratique, se perd en lamentations. Quand le film s'ouvre, il est vu dans la nature, d'abord se mouchant (on croit qu'il a un rhume) avant que les pleurs et le sentiment d'abandon ne l'emportent.


 

 Cette façon de ne pas signifier d'emblée la peine du juge, en la masquant sous de vains oripeaux maladifs, témoigne d'une pudeur du personnage, mêlée à une distance à l'égard de son fils qui lui, à côté, grimpe allègrement sur un arbre. Belle manière de traduire cet écart non seulement entre un père et son fils (chez qui il essaie d'imprimer le souvenir de sa mère), mais entre des corps résolument opposés : rigidité aristocratique du grand échalas d'une part, souplesse d'un corps félin, avide de mouvements (il n’obéit pas à l'injonction du père lui demandant de rentrer), tout entier aspiré vers le haut (l'étonnante agilité du jeune comédien grimpant toujours plus haut dans l'arbre).


 

 C'est sa curiosité d'enfant mêlée à une faculté plastique de mobilité qui conduit Vasia à explorer les alentours avec des jumelles, avant de découvrir des individus à l'allure extravagante, s'agitant autour des ruines d'une église. La rencontre avec eux marque une bascule certaine dans le film, puisque l'étrangeté de ces personnages trahit un changement de monde. Déjà, sans vouloir opérer de rupture formelle entre le monde de Vasia et celui dans lequel il pénètre, Mouratova le filme à distance dans une scène remarquable, où on le voit escalader longuement la façade de l'église en ruine. Scène distanciée d'autant plus forte qu'il s'agit par la suite de montrer des être pauvres vivant dans les sous-sols de l'église. Littéralement, dans un paradoxe saisissant, pour accéder à cette zone obscure, inconnue, Vasia doit s'élever.


 

 La force du film de Mouratova tient à cette façon de dresser, dans cette rencontre impromptue, un catalogue d'êtres rattachés à aucune réalité identifiable et qui, sur un mode théâtral, rejoue des postures (entre maitre et serviteur), en exacerbant, sur le plan vocal, leur posture. On monologue plus qu'on ne s'adresse à l'autre, et dès lors que la parole porte vers l'autre, c'est son irréalisme qui frappe. Quand Vasia rencontre d'abord Valek, un peu plus agé que lui, c'est une forme de mépris, liée à la différence de classe, qu'il exprime : il jette sa pomme lorsque celui-ci lui demandait de la partager.


 

 Fruit défendu qui sera par la suite élément permettant à Vasia de devenir plus proche de Valek et de sa petite sœur Maroussia. Ce rapprochement s'inscrit ainsi dans une véritable traversée du miroir, donnant à « Parmi les pierre grises » des allures de conte initiatique puissamment onirique. Le film s'enveloppe d'une veine d'irréalité dès lors que l'intrigue se resserre sur la relation de Vasia avec Valek et Maroussia. C'est particulièrement à travers les yeux de la petite Maroussia que « Parmi les pierres grises » affirme son étrangeté, alliant une dimension féérique et funèbre. Dans la danse folklorique qu'elle exécute avec une maitrise et une légèreté confondantes pour son age, c'est toute l'irréalité d'un personnage qui pointe, comme si la virtuosité relevait d'une habileté mécanique. Mouratova pousse loin cette déréalisation en la confrontant littéralement avec une poupée que Vasia lui apporte lorsqu'elle tombe malade.


 

 Le jeu sur l'irréalité des corps est particulièrement signifié par la manière dont s'expriment les personnages : voix exacerbées, on l'a dit, mais surtout timbres étranges, décalés, souvent très aiguës, mais bien plus encore, Mouratova inscrit les paroles dans une répétitivité inlassable. C'est Maroussia qui, de sa voix s'écoulant comme un filet d'innocence, incarne le plus cette trituration particulière, puisque dans certaines séquences, elle peut répéter la même phrase cinq fois. Une répétition qui prend à travers elle une allure tragique, puisqu'elle mène vers une désincarnation où la frontière entre présence humaine et fixité mécanique de la poupée est purement et simplement abolie. De quoi donner à la plongée de Vasia dans ces ruines une puissance fantomatique et de faire de « Parmi les pierres grises » un film d'une troublante poésie.

 

 

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17 novembre 2019 7 17 /11 /novembre /2019 18:17

 Représentant fameux de la musique carnatique de l'Inde du Sud, le chanteur T.M. Khrisna donne a ce style un caractère théâtral, avec force gestes éloquents et un dialogue incessant avec la violoniste qui l'accompagne.

 

 

 

Concert de musique carnatique

 

T.M. Krishna, voix - Akkarai S. Subhalakshmi, violon - Praveen Sparsh, mridangam - Anirudh Athreya, kanjira - Emmanuelle Martin, tampura

 

 

 Figure célèbre de la musique carnatique d'Inde du Sud, Thodur Madabusi Krishna (abrégé en T.M. Krishna, comme souvent dans le Sud, où les noms des artistes sont souvent surdimensionnés) occupe enfin une scène française. Si le Théâtre de la Ville programme souvent des musiciens indiens, on y entend beaucoup plus souvent des musiciens du style hindoustani (du Nord), même si la présence d'un Subramaniam suffit à prendre le pouls de ce style, sur un mode cependant plus moderne.

 

 Avec T.M. Krishna, on plonge au cœur d'une musique forgée par trois noms fameux (Tyagaraja, Muthuswani Dikshitar et Syama Shastri), compositeurs-interprètes, envisagés comme des saints, ayant évolué aux XVIIIe et XIXe siècle. Une musique se démarquant de celle du Nord, par sa science rythmique (il faut voir les mains qui battent ensemble le rythme quand les percussionnistes se mettent à jouer), une jubilation plus immédiate, quand celle du Nord, dans ses alaps (développements), est beaucoup plus axée sur un aspect méditatif.

 

 C'est précisément dans la façon d'entamer le début du raga que la spécificité de la musique carnatique se fait. La voix T. M. Krishna, si elle prend de l'ampleur immédiate, en alliant puissance et émotion, entame d'emblée un dialogue avec la violoniste. L'instrument est au cœur de l'accompagnement du soliste, qu'il.elle soit chanteur.euse ou instrumentiste.

 

 Mais avec T.M. Krishna, ce dialogue prend une allure proprement sidérante, plongeant le chant carnatique dans une dimension véritablement théâtrale. Si les gestes des bras sont souvent présents chez les chanteurs (aussi bien du Nord que du Sud), avec comme but de soutenir un déroulé rythmique, chez lui, l'expressivité du corps atteint un degré d'intensité et de générosité surprenant. On a en fait rarement vu un musicien indien sur une scène française se tourner à ce point vers une violoniste, au point de se détourner du micro, se souciant donc peu du rendu sonore. Tout est dans ce dialogue incessant, véritable jeu de ping-pong ou une phrase vocale patiemment élaborée, polie comme du marbre, est renvoyée à l'accompagnatrice pour qu'elle le cisèle à son tour, en rende toutes les modulations avec la finesse requise. On croit entendre T.M. Khrisna jetter ses phrasés à Akkarai S. Subhalakshmi en lui disant « Tiens ! A toi ».

 

 Une tension permanente règne sur la scène, liée à cette volonté forcenée de faire corps avec les mots, triturés et amplifiés pour les rendre à l'autre. La violoniste, dans la subtilité de ses répliques, aussi déliée que ses doigts courant sur les cordes, évolue comme l'autre face de ce torrent vocal, en apportant des lignes apaisées, lors d'interlude où elle joue seule.

 Si le chant dans la musique indienne préside à l'expression des instruments, T.M. Krishna, dans ses mouvements, dans son engagement corporel effréné, renvoie le tout à une théâtralité telle que chant, danse, et musique se mêle. Quand de ses bras il opère de vastes gestes en l'air, en cambrant son corps de droite à gauche, on croit voir un mouvement de danse du Sud, comme le mohini attam ou l'odissi, deux formes essentielles, dites sacrées, propres au Sud. La musique prend possession du corps au point qu'il lui rend ses inflexions. Toute la subtilité des phrasés doit trouver un point d'impact et de restitution dans le corps, jusqu'à ce que des mots, marquant l'effort, la satisfaction, traduisent ce travail énergique.

 

 La théâtralité, on la retrouve également jusqu'à dans l'accompagnement d'Emmanuel le Martin au tampura. Elle-même chanteuse, par son regard intense adressée à T. M. Krishna, elle semble intérioriser l'émotion constante véhiculée par le dialogue entre le chanteur et la violoniste pour s'en faire un relais émotionnel. La tête penchée, telle une posture d'énamoration, elle évoque les attitudes graphiques propres aux miniatures persanes, friandes de représentations de musiciens.

 

 Et si la musique carnatique se reconnaît à sa vertu rythmique, c'est avec le duo de percussionnistes qu'elle trouve son expression la plus jubilatoire. Morceau de bravoure se plaçant vers la fin d'un raga, elle met en présence ici le mridangam, qui est au Sud ce que le tabla est au Nord dans les accompagnements, et le kanjira, petit tambour sur cadre que le joueur tient de la main gauche, la droite servant à effectuer les modulations mélodiques, avec une virtuosité insoupçonnée. Entre Praveen Sparsh et Anirudh Athreya, cet échange tient toutes ses promesses, quand les séquences initiées par l'un trouve un écho sonore savamment rendu chez l'autre, le tout atteignant une vitesse toujours plus grande, jusqu'à ce que les deux percussionnistes finissent en salves communes, sous la houlette des battements de mains des autres. Un concert offrant une richesse de sonorités, voix et instruments évoluant dans une complicité totale, une écoute respectueuse, révélant la force d'incarnation de cette musique carnatique.

 

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16 novembre 2019 6 16 /11 /novembre /2019 23:51

Toujours en quête d'une forme de théâtre éloignée des conventions, Mohamed El Khatib convie des enfants à raconter la séparation de leurs parents. Aussi sensible que jubilatoire.

 

 

La dispute

 

Spectacle de Mohamed El Khatib

 

Avec Aaron, Amélie, Camille, Éloria, Ihsen, Imran, Jeanette, Maëlla, Malick, Ninon, Solal, Swann (en alternance)

 

 

 Si le titre « La dispute » renvoie à un imaginaire foncièrement théâtral, rien pourtant de l'ordre du marivaudage dans la dernière pièce de Mohamed El Khatib. Sa démarche artistique, loin des canons de la représentation, ne saurait se satisfaire de cet ancrage, lui qui, dans ses discours, s'applique à se démarquer des textes classiques, pour mieux faire advenir sur scène des personnages qu'on y voit peu (une femme de ménage, des supporters du club de Lens). Et si « C'est la vie » s'inscrit dans la question de la perte d'un être cher, avec « La dispute » El Khatib poursuit ce théâtre documentaire consistant à prélever des expériences réelles pour les inscrire dans une dramatisation.

 

 Ici, en convoquant six enfants sur scène, il est encore question de perte de lien, mais cette fois-ci autour de la séparation des parents. Sujet pour le moins douloureux, que les enfants viennent raconter, et le moindre que l'on puisse dire, c'est qu'il n'y a ici ni pathos ni épanchement lacrymal. Si « La dispute » affirme cette veine documentaire qu'on connait à El Khatib, ce n'est pour s'enfermer pour autant dans une sécheresse sociologique. Dès « Finir en beauté », sous-titré « pièce en un acte de décès », El Khatib injectait déjà cette distance humoristique salvatrice autour de la mort de sa mère.

 

 Il y a sans doute plus de « théâtre » dans « La dispute », car la manière dont la dramaturgie s'organise est bien plus sophistiquée que dans « C'est la vie », à la pauvreté revendiquée. Différents éléments apparaissent, contribuant à une diversification des échelles de plans et de visibilité : ça commence avec une petite fille apparaissant sur un écran (bien avant le début du spectacle), qui explique pour quelle raison elle ne pourra être là tous les soirs. Si la vidéo est présente, elle ne prend pas le pas sur le témoignage des enfants, même si l'un des plus saisissants est montré ainsi (une petite asiatique dont les paroles sont d'une étonnante maturité, comme si elle prenait inconsciemment en charge le rôle que devait assumer sa mère, traitée d'enfant).

 

 La scène seule est une gigantesque construction en Lego, donnant une empreinte onirique à l'espace, métaphorisant la tension entre le fait que les enfants sont à peine sorties du petit age (ils ont neuf ans) et sont déjà projetés dans les conflits entre adultes. Au milieu de ce champ visuel donnant à la pièce des allures de conte, le gigantisme (renforcé par des poupées géantes que les enfants manipulent) se frotte à une parole intime, sensible.

 

 Car au delà de tout ça, c'est bien les expériences rapportées par ses enfants qui donnent une touche infiniment émouvante à « La dispute », car s'il n'y nul doute sur l'authenticité des mots prononcés, leur agencement, dans une dynamique enlevée et vive, contribuent à leur donner encore plus d'épaisseur. Plus encore, les témoignages reflètent une circulation fluide entre les enfants, tel un ping-pong verbal, où chaque parole n'exclut pas celle de l'autre, mais évolue à côté d'elle. La singularité des enfants contribue aussi pour beaucoup à cette variété de la mise en scène, entre les différences de voix très frappantes, celle des corps et des tailles reflètent une diversité ajoutant à la mobilité de la mise en scène.

 

 Entre échanges savoureux (à un garçon farceur, une petite fille répond « t'es con ! ») et reconstitutions (la belle séquence où une petite fille mime le passage sur une passerelle pour rejoindre seule sa mère, car les parents ne veulent pas se rencontrer), « La dispute » dessine un territoire où les enfants ne sont pas seulement les victimes des déchirements entre adultes, mais s'emploient à reconfigurer leur trajectoire physique et affective.

 

Au Théâtre de la Ville - Espace Cardin, du 8 novembre au 1 décembre

 

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15 novembre 2019 5 15 /11 /novembre /2019 10:42

En s'attaquant au thème des fantômes, inhérente à la culture japonaise, Ryusuke Hamaguchi livre un moyen-métrage loin des canons du genre, dans un style ou profondeur rime avec subtilité.

 

 

 

Heaven is still far away

 

Film de Ryusuke Hamaguchi

 

Avec Nao Okabe, Anne Ogawa, Hyunri

 

 

 Devant « Heaven is still far away », moyen-métrage de Ryusuke Hamaguchi, on a envie de se dire : qu'est-ce qu'un réalisateur pas encore renommé à l'époque (le film date de 2016) peut encore apporter au film de fantôme, genre largement éprouvé dans la culture japonaise, déclinée sous différentes formes ? Qui plus est, dans un format aussi courte.

 

 La réputation d'Hamaguchi s'étant faite dans des drames psychologiques, avec les apogées « Senses » (ou « Happy hour ») et « Asako I et II », cet opus avait de quoi laisser sceptique, comme si le réalisateur optait pour une parenthèse en forme d'exercice de style. Cette impression est d'autant plus forte que lorsqu'on lit dans la présentation du film que le personnage principal, Yuzo, subvient à son existence en réalisant les mosaïques de masquage de vidéos pornos, on du mal à penser que l'on va découvrir un objet filmique subtil.

 

 Pourtant, devant « Heaven is still far away », force est de constater que l'on se trouve devant un petit film par sa durée mais d'une densité peu commune, asseyant la quintessence du cinéma d'Hamaguchi, marquée par la virtuosité avec laquelle il fait exister des personnages dans un espace restreint. Car ici, sa façon d'aborder le film de fantômes, loin des canons du genre, n'ouvre sur aucune dimension fantastique. Ce qui prime avant tout, c'est la question de la proximité des corps et, en cela, il suffit d'une scène pour comprendre cette intention de mettre Mitsuki, la lycéenne, à hauteur d'humain : Yuzo lit un manga et, alors qu'il tourne la page, elle lui signifie, hors-champ, qu'il est allé trop vite. Il revient donc en arrière, jusqu'à ce que, au plan suivant, la caméra dévoile la présence de la jeune femme.

 

 Dans cette banalité d'un changement de plan, le film d'Hamaguchi ouvre une réflexion sur la question de la représentation, qui n'est pas loin d'atteindre des strates vertigineuses. Car si l'existence de Yuzo, d'une banalité confondante, est perçue au travers d'activités triviales, le seul fait qu'il se masturbe dans sa salle de bain, alors qu'il est supposé être vu de toutes parts par Mitsuki, le place dans une sorte de solitude ontologique. La présence de Mitsuki comme compagne virtuelle n'entame en rien son mode d'être. Mitsuki, en quelque sorte, colle au plan, à l'espace de son petit appartement, sans qu'elle en déplace les signes.

 

 C'est avec l'arrivée de la sœur de Mitsuki que le film bascule en une réflexion profonde sur le visible. C'est là qu'on apprend que Yuzo était témoin du décès de Mitsuki, témoin tellement privilégié qu'il serait entré en contact avec elle. C'est ce souvenir qui amène la sœur à vouloir interroger Yuzo en le filmant. Renversement de perspective, qui fait sortir Yuzo de son statut d'homme collant à son univers étriqué, où le réel et l'irréel représenté par Mitsuki sont uniformisés, pour accéder à un autre, plus exposé. Comme un contrepoint à son activité de masquage de mosaïque, en étant interrogé et filmé par la sœur, il devient lui-même image, ses repères spatiaux sautant, comme s'il lui fallait passer par le filtre de l'écran dressé entre lui et la sœur pour pouvoir accéder à un autre mode d'existence. Mais son témoignage, loin d'asseoir une position de vérité, dessine au contraire un doute dans ses révélations sur Mitsuki. La sœur ne croyant pas aux fantômes, sa réaction première est teintée de suspicion, alors que dans un deuxième temps, à l'évocation de détails très précis, elle objecte qu'elle ne s'en souvient pas. Yuzo a beau être le porte-voix de Mitsuki, il est dans une sorte de double dépossession : de lui-même de parler pour une autre, en étant renvoyé à une autre temporalité immaitrisable, inactuelle, puis d'être objet docile face à la caméra de la sœur.

 

 Mais dans cet échange, la question de la véracité est remise en doute, non seulement parce que la parole de Yuzo, en porte-voix de Mitsuki, bute contre la croyance de la sœur, mais parce qu'à un moment, un mouvement de caméra dévoile Mitsuki en train de dormir alors qu'elle est supposée parler à travers les lèvres de Yuzo. Moment saisissant, montrée de manière quasi fugitive, qui traduit un passage : celui de Yuzo d'un statut de possédé ayant une voix à celui d'un orateur dont la parole brasse des souvenirs. L'existence du personnage, arraché à son existence obscure peuplée d'une fantôme, est à ce prix. Passer derrière une caméra devient ailleurs le meilleur véhicule d'une existence incarnée.

 

 Car ce qui rend « Heaven still far away » si fort, derrière un style d'une sobriété minimaliste, c'est la manière dont Mitsuki évolue dans le plan, aux côté de sa sœur et de Yuzo : dans une proximité qui la rend attentive à toutes les variations de sentiments, se positionnant entre les deux, comme dans une scène familière et banale, le visage chargé de ces imperceptibles sensations. C'est en donnant à son film de fantôme un caractère si quotidien, où les tensions entre les vivants et les morts sont abolies, que Ryusuke Hamaguchi prouve sa capacité à faire plier un genre pour l'inscrire dans un champs d'humilité cinématographique.

 

Voir la bande-annonce :

https://youtu.be/1f0qYjNarMc

 

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13 novembre 2019 3 13 /11 /novembre /2019 16:32

En adaptant l'Odyssée d'Homère pour en faire une œuvre sur les migrants, la metteuse en scène Christiane Jatahy fait preuve d'une transposition pertinente. Car c'est moins le texte ici qui prime que la dynamique humaine, où scène et public se confondent.

 

   Photo © Christophe Raynaud de Lage

 

Le présent qui déborde

 

Spectacle de Christiane Jatahy, d'après Homère

 

Avec Faisal Abu Alhayjaa, Manuela Afonso, Abed Aidy, Omar Al Sbaai, Abbas Abdulelah Al’Shukra, Maroine Amimi, Vitor Araújo, Bepkapoy, Marie-Aurore D’Awans, Emilie Franco, Joseph Gaylard, Noji Gaylard, Renata Hardy, Ramyar Hussaini, Iketi Kayapó, Irengri Kayapó, Ojo Kayapó, Laerte Késsimos, Kroti, Yara Ktaish, Pitchou Lambo, Abdul Lanjesi, Melina Martin, Jovial Mbenga, Nambulelo Meolongwara, Linda Michael Mkhwanasi, Mbali Ncube, Pravinah Nehwati, Adnan Ibrahim Nghnghia, Maria Laura Nogueira, Jehad Obeid, Ranin Odeh, Blessing Opoko, Phana, Pykatire, Corina Sabbas, Leon David Salazar, Mustafa Sheta, Frank Sithole, Fepa Teixeira, Ivan Tirtiaux, Ahmed Tobasi

 

 

 

 Second volet du diptyque « Notre Odyssée », « Le présent qui déborde » propose une forme radicalement différente du premier, « Ithaque », qui baignait dans une ambiance aqueuse, avec une scène bi-frontale, donnant le sentiment d'une liberté totale de la mise en scène, invitant les spectateur.trice.s à se coller à l'évènement de l'attente du retour d'Ulysse.

 

 Avec l'utilisation grandissante des écrans sur les scènes de théâtre, ce « Présent qui déborde » donne à priori l'impression de se couler dans le moule de cette tendance. Qui plus est, la place qu'occupe l'écran ici, avancé, écrase de prime abord l'espace, si bien que l’œil, bien avant le début, est déjà orienté sur les images diffusées, montrant des jeunes plein de vitalité, d'origines diverses, attelés à différentes taches. Presque une déception au regard de la circulation éthérée dans « Ithaque », où un simple rideau derrière lequel se dessinait un corps, appelait à ouvrir son imaginaire.

 

 On peut craindre, dans un premier temps, d'être pris dans cette position consistant à regarder un film, sans qu'aucun corps réel ne paraisse, malgré, au départ, la présentation sensible de la metteuse en scène en personne. Mais le propos, à travers la bouche de différents protagonistes, s'accroche immédiatement au sujet en donnant la parole à toutes sortes de protagonistes venus de Palestine, du Liban, de la Grèce ou de l'Afrique du Sud. En leur attribuant les paroles d'Homère sur la question du retour d'Ulysse dans sa patrie, Jatahy fait mouche en revivifiant un texte antique, en n'en donnant pourtant qu'une approche parcellaire. La transposition des mots, entre récitation et intégration à soi, même envisagés dans cette dissémination d'espaces et de temps, garde toute sa force évocatrice.

 

 En cela, Jatahy, dans son approche du texte d'Homère, partage avec certains metteurs en scène comme Tiago Rodrigues, cette façon d'aborder un texte en en tirant l'essence, pour les faire passer à l'épreuve du plateau, dans un souci aigu de rendre contemporaine leur problématique. Sur l'écran, une petite fille, se détachant des protagonistes, avance lentement vers les spectateur.trice.s. Écart poétique, qui traduit cet arrachement à une présence pour lui conférer une allure de mythe, ou tout simplement pour imprégner la vibration des corps et des paroles dans un mouvement suspensif. On verra d'ailleurs plus tard cette même petite fille avec d'autres répéter un texte, dans une scène merveilleuse de fraicheur, rendant compte du désir de découverte, loin des exposés théoriques.

 

 Mais la vraie réussite de la mise en scène de Jatahy, c'est d'irriguer la pièce d'une vertu théâtrale, que l'on craignait d'être restreinte au départ par la présence de l'écran. Le public finit par découvrir que des comédien.ne.s sont réparti.e.s dans la salle. Certains, musiciens, jouent du oud ou de la guitare, créant un contrepoint avec les images, l'illustrant ou lui donnant un relief supplémentaire. Certains se lèvent pour se raconter, de manière parfois très intimes. Il n'est parfois pas évident de comprendre qu'une chanson entendue lors d'une conversation du film émane de la salle, car une comédienne se tient debout au fond, lorsque vous vous trouvez aux premiers rangs. Subtil jeu de cache-cache spatialisé.

 

 La pièce atteint même une certaine sophistication, lorsque les comédien.ne.s dans la salle dialoguent littéralement avec ceux du film, à coup de question-réponse. Cette impression de voix parlant selon des modalités différentes constitue la meilleure part du « Présent qui déborde » : donner à voir la traversée, la question du déplacement, par le prisme des êtres, qu'ils soient images ou présences réelles. C'est dans cette circulation que la rencontre devient alors palpable et sensible. De l'écran à la scène, la trajectoire n'en devient que plus puissante.

 

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12 novembre 2019 2 12 /11 /novembre /2019 23:32

 

En confiant à des comédiens noirs les rôles des domestiques de Madame dans "Les bonnes" de Jean Genet, la chorégraphe Robyn Orlin transpose ses préoccupations, liées à l'identité, le genre et la race. 

 

 

Les bonnes

 

Pièce de Jean Genet

 

Mise en scène de Robyn Orlin

 

Avec Andréas Goupil, Arnold Mensah, Maxime Tshibangu

 

 

 Pour sa première mise en scène de théâtre, la chorégraphe Robyn Orlin a choisi d'adapter une pièce phare de Jean Genet, qui l'aurait hantée depuis sa plus tendre jeunesse. Cette incursion dans le champs du théâtre, loin d'opérer une rupture avec son univers esthétique, s'y inscrit naturellement.

 

 Si de prime abord l'adaptation de Robyn Orlin évoque les spectacles de cabaret, en une théâtralité débridée, elle n'en est pas moins traversée par les préoccupations essentielles de la chorégraphe : en faisant appel à des comédiens noirs (Arnold Mensah et Maxime Tshibangu), Orlin ouvre d'emblée le champ d'interprétation vers des positions raciales obsédantes, liées à la place des noirs en Afrique du Sud, son pays d'origine. Qui plus est, que des hommes noirs gays en viennent à camper des femmes, amplifient cette interrogation sur les rapports de domination entre blancs et noirs.

 

 Il y a une sorte d'évidence chez Robyn Orlin à déplacer les préoccupations de la pièce de Genet vers ses interrogations contemporaines lancinantes. Le brouillage des identités, initialement menées par Genet lui-même (par son appartenance sexuée) l'a conduit à vouloir faire jouer les rôles de servantes par des hommes. Ici, Arnold Mensah et Maxime Tshibangu, dans leur allure ultra efféminés, accomplissent ce transfert jusqu'à la parodie. Mais ce jeu, entre excès et jubilation, loin de desservir la pièce, rend compte de sa mobilité permanente, puisque le jeu entre les sœurs, sous forme de permutation, est au cœur de l'intrigue.

 

 Certes les deux comédiens confèrent aux « Bonnes » une dimension comique, allégeant sans doute la gravité de la pièce, mais cette approche n'en confère pas moins à l'histoire un trouble, rendue par la metteuse en scène par l'utilisation d'un écran-miroir dans lequel les comédiens se mirent. L'identité en devient mouvante, incertaine, toujours prise en quelque sorte dans des phases d'ajustement permanent. L'approche vise à rendre compte qu'il n'y a pas de corps ou d'identités stables, qu'ils sont pris dans ce flux de la transformation et de l'échange.

 

 « Les bonnes », en cela, atteint à une degré de sophistication extrême, car le dédoublement des comédiens s'accompagne de la projection de "The maids" film de Christophe Miles (1975) sur l'écran, adapté de la pièce. Souvent les deux comédiens viennent s'insérer dans des scènes spécifiques, comme s'ils étaient des personnages à part entière du film. Une façon habile de télescoper des époques, tout en accentuant ces effets de miroir de manière vertigineuse.

 

 D'aucuns trouveront cette adaptation de Robyn Orlin limitée, avec cette veine loufoque qui transparait tout le temps (voir les gestes répétés pour défaire le viseur de la casquette de Arnold Mensah). L'apparition de Andréas Goupil (sortant d'une rangée de la salle) en Madame ne manque pas d'en rajouter dans cette version déjantée. Mais tous les comédiens excellent dans leurs rôles, et insufflent une irrésistibles dynamique à l'histoire.

 

Au Théâtre de la Bastille, du 4 au 15 novembre

 

 

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11 novembre 2019 1 11 /11 /novembre /2019 15:06

Avec cette incursion en dehors du Japon, en Ouzbekistan, Kiyoshi Kurosawa montre la trajectoire de Yoko, prise entre sa peur de l'autre et un repli sur soi.

 

 

 

Au bout du monde

 

Film de Kiyoshi Kurosawa

 

Avec Atsuko Maeda, Ryo Kase, Shota Sometani, Adiz Radjabov

 

 

 

 Maitre du film d'horreur, décliné sous différentes formes (thriller angoissant avec « Cure » ou « Charisma »), intimistes ou bardés d'effets spéciaux, Kiyoshi Kurosawa effectue un nouveau pas de côté, comme il nous l'a déjà proposé avec « Tokyo Sonata ». Dans « Au bout du monde », non seulement le décalage tient au style (il ne s'agit pas d'un film fantastique, contrairement à ses deux précédents), mais de plus, il ne se déroule pas au Japon.

 

 Qu'il tourne ailleurs n'est en soi pas une surprise chez Kurosawa. Son cinéma, dont la matière primordiale est le fantastique, interroge depuis longtemps la question des frontières (entre le vivant et le mort, entre l'ici des humains et l'ailleurs des extra-terrestres). Plus encore, et c'est sa veine la plus subtile, la frontière mentale, qui fait basculer un personnage d'un monde à l'autre, d'une perception intime à une zone d'irréalité immaitrisable.

 

 Avec « Au bout du monde », le franchissement de la frontière garde un cap géographique réaliste, puisqu'il s'agit pour une équipe de jeunes techniciens et réalisateurs d'aller filmer en Ouzbékistan des scènes typiques en vue d'une diffusion dans une émission télé. Connaitre un pays pourrait engager une démarche touristique ou ethnologique, mais Kurosawa s'applique très vite à détourner cette vision. S'il y a bien dans le film deux trois mouvements de caméra montrant certaines des splendeurs de ce pays (mosquées), dont la célébrité a été forgée par la Route de la Soi, ce n'est que fugitivement. Le cinéaste, en montrant des personnages désirant filmer des vignettes de la vie ouzbeke, témoigne d'emblée d'un manque à appréhender la plénitude d'un pays.

 

 Cette volonté de capter un substrat du pays se fait sur un mode paradoxal : vouloir l'acuité d'une vision, en rejouant des scènes, pour n'arriver qu'à quelque chose d'impalpable. Pathétique est cette détermination du réalisateur à peaufiner les scènes, à faire en sorte que la jeune Yoko répète son rôle, jusqu'à ce qu'on l'estime parfait. Il y a bien sur quelque chose d'un peu ridicule à demander à une jeune femme de chausser des bottes pour se tenir dans l'eau, en espérant l'apparition hypothétique d'un poisson géant. A mesure que le film avance, de Samarcande à Tachkent, les tentatives de saisie se révèlent inabouties, entrainant une interrogation sur la matière documentaire récoltée (il n'y a pas assez de film exploitable). Une démarche conduisant à une sorte d'aveuglement, où la volonté de faire le point, de recueillir l'image parfaite, bute sur des actes improbables.

 

 A cet égard, cet aveuglement est exacerbé dans la scène la plus pathétique du film, lorsque Yoko doit se glisser dans un appareil de fête foraine et se prêter à un tour vertigineux, qui lui arrachent des cris d'angoisse. Malgré la bienveillance d'un ouzbek qui, en la prenant pour une enfant, déconseille qu'elle y aille, elle doit recommencer. Moment fort qui non seulement trahit l'écart de perception entre l'ouzbek et l'équipe japonaise, mais qui entérine le malaise produit par l'indifférence de la peur de Yoko chez son équipe.

 

 Si « Au bout du monde » se resserre de plus en plus sur la trajectoire de la jeune femme, c'est pour accentuer la difficulté de s'insérer dans cet ailleurs. Dès qu'elle met le nez dehors, c'est souvent en courant, soupçonneuse dès qu'on lui adresse la parole, toujours en fuite, traversant des espaces sombres, peu engageants. Cette « inquiétante étrangeté » culmine lors de sa fuite après avoir filmé un lieu interdit. En cela, cette perception par Yoko de l'espace comme foncièrement menaçant rejoint complètement la matière angoissante des films de Kurosawa, particulièrement ceux de science-fiction. Littéralement, le prétendu danger dont Yoko se sent menacée la place dans une position de personne traquée, même si, comme le montre l'épisode où elle est arrêtée, tout cela se passe dans sa tête. La prétendue menace extérieure se mue en angoisse intime.

 

 « Au bout du monde » est certes une réflexion sur la difficulté à connaître les cultures autres. Les remarques du réalisateur sur le peu de fiabilité des ouzbeks en témoignent, rompant par là avec la retenue des japonais. Mais le film met tout autant l'accent sur les mœurs japonaises, singulièrement sur la relation homme-femme, sérieusement égratignées par les épreuves que Yoko subit, en se forçant à garder le sourire. Le déplacement, en l’occurrence, n'ouvre en rien l'horizon mental de ces personnages, mais exalte les codes comportementaux auxquels ils sont habitués.

 

 Atsuka Maeda, chanteuse reconnue au Japon, se glisse dans le rôle de Yoko avec une confondante véracité, tant dans l'angoisse qu'elle insuffle à son personnage en perte de repères qu'à ces séances où elle surjoue, souriante, l'inanité. De sa petite stature, la comédienne insuffle à Yoko l'énergie nécessaire pour opérer un renversement, comme lorsqu'elle veut libérer une chèvre de son enclave, sa détermination entrainant autant de quiproquos. Jusqu'à ce qu'elle s'empare elle-même d'une caméra pour filmer, de façon désordonnée, ce qu'elle voit autour d'elle. Périple qui prend une tournure de pure rêverie lorsqu'elle pénètre, telle Alice aux pays des merveilles, dans les longs couloirs de l'opéra Navoï de Tachkent, métaphorisant ainsi son rapport idéal à l'existence, qui passe par le chant. Si « Au bout du monde » dresse un constat peu amène des relations avec l'autre, c'est par cette plongée onirique, s'achevant sur une recherche d'un animal, que le film ouvre un espace imaginaire, conçu comme une salutaire respiration.

 

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