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12 février 2022 6 12 /02 /février /2022 19:13

"Introduction", au titre quelque peu énigmatique, permet à Hong Sang-soo de poursuivre dans une veine cinématographique à la fois confidentielle et épurée sur le plan narratif.

 

 

 

Introduction

 

Film de Hong Sang-soo

 

Avec Shin Seokho, Park Miso, Ki Joo-bong, Kim Young-ho, Seo Young-hwa, Kim Min-hee

 

 

 

Il serait tentant de ranger « Introduction » dans la catégorie des films mineurs d'Hong Sang-soo, tant par son format court (1h06) que par sa fiction ténue, à l'allure de brouillon (au départ, ce devait être un court métrage).

 

Pourtant, peut-être plus qu'un film court comme « Oki's movie », « Introduction » contient un trouble, un mystère, qui interpellent. Le titre, en lui-même, participe de ce étrangeté, comme s'il distillait en filigrane un élément marquant son importance sous-jacente : film d'amorce, avec des temps différents, des césures, sans réel développement. Hors, tout l’intérêt du film réside dans ces creux, ces suspensions le découpant en trois parties, ces phases d'immobilisme entourés par des flots de dialogues.

 

Car depuis quelques films, Hong Sang-soo donne une tournure nouvelle à son univers, où la question du retrait du monde (en l’occurrence celui des hommes avec « La femme qui s'est enfuie ») ou de la mort (« Hotel by the river ») introduisent une gravité aux confins de la contemplation. Le début de « Introduction » participe également de cette atmosphère recueillie, où les mots comptent moins qu'une ambiance secrète, frémissante d'interrogation silencieuse. Séquence de pure attente, qui voit un fils, Youngho, interminablement patienter que son père le reçoive, alors que celui-ci, comme affalé dans une pièce, lance une prière étrange, dont le contenu grave ne laisse percer aucune explication. Moment très particulier dans l'univers de Hong Sang-soo, d'une gravité toute mortifère. Lui qui nous a habitués à montrer des personnages inscrits dans un champ de paroles, montre ici un homme dont on a l'impression qu'il est aux abois, mais dont l'attitude n'ouvrira sur aucun éclaircissement.

 

Cette attente, pure pesanteur du réel, est propice à faire advenir les souvenirs, lors des retrouvailles entre Youngho et l'infirmière, qui restaure une forme de sensualité sincère. Sans doute qu'à travers ces évocations, et les générations différentes qui s'y glissent, perce le sentiment du temps qui passe, comme jamais, chez Hong Sang-soo. Entre les blocs de durée consacrés aux dialogues, aux ruptures elliptiques venant brouiller l'inscription temporelle des personnages (Youngho qui rejoint sa copine en Allemagne, puis, quelques séquences après, le vide autour de cette relation défaite), le film avance par sauts et fixités, rendant sa continuité complexe. L'onirisme de Hong, présente dans nombre de ses films, prend ici un tour particulièrement singulier, sans doute parce que justement, l'ossature narrative y est moins évidente.

 

C'est pourtant en resserrant son intrigue autour de quelques personnages, souvent par couple (Youngho et son amie, Youngho et son ami, La mère et sa fille) que le cinéaste coréen donne une orientation plus humaine à ses derniers films, depuis « Hotel by the river ». Et finalement, l'une des scènes les plus emblématiques du film (pourtant maintes fois vu chez le cinéaste) reste encore cette séquence de beuverie, où un vieil acteur reproche avec véhémence à Youngho de ne pas vouloir jouer une scène de baiser, lui qui cherche à devenir acteur. Toute la tension palpable ici, reposant sur la confrontation entre des générations différentes, déporte le film vers cette interrogation sur le temps qui échappe à tout contrôle. Passage de relais tragi-comique, ouvrant des perspectives vibrantes sur la façon de considérer l'avenir, comme si le temps, au fond, pressait, et qu'il n'était plus question de tergiverser.

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2 février 2022 3 02 /02 /février /2022 11:26

Film nocturne, économe en paroles, marqué par une forte empreinte poétique, « Vitalina Varela » marque le retour gagnant sur les écrans du cinéaste portugais Pedro Costa.

 

 

 

Vitalina Varela

 

Film de Pedro Costa

 

Avec Vitalina Varela, Ventura, Manuel Tavares Almeida

 

 

 Des corps cernés d'ombre, vêtements sombre, avancent dans la nuit, lentement, en silence. Dans l'épaisseur recueillie d'une procession, ils passent à côté d'un corps, comme affaissé contre un mur. Dans cette séquence d'ouverture, une notion de temps s'installe, de manière quasi paradoxale, entre un mouvement amorcé (la lente mais sure avancée des corps vers un point précis) et l'incertitude de ce corps à l'écart, dont on ne se figure pas immédiatement qu'il peut être celui du mari de Vitalina Varela. Entre le rythme processionnel et le corps à coté, il y a comme un décalage, qui dit combien, dans un même espace, des rapports aux temps décalés peuvent se glisser.

 

 Si « Vitalina Varela » est un grand film sur le temps, comme on ne peut plus vraiment se l'imaginer dans le cinéma contemporain, où la vitesse prend le pas sur toute volonté de contemplation, c'est surtout parce que le temps auquel sont soumis les personnages n'est pas celui, ordinaire, du développement dramatique, avec ses strates successives, ses points d'orgue et de résolution. Ici, en quelque sorte, le film commence quand tout a déjà eu lieu et la condition pour qu'un récit minimal y advienne, c'est de faire en sorte que les personnages plongent dans un espace avec des caractéristiques déterminées,

 

 Si le réel est convoqué dans le film au travers de la vraie Vitalina Varela et de son histoire, c'est pour en livrer une fiction dont la ténuité n'a d'égal que l'immense « noyau de nuit » qui la recouvre. Pedro Costa ramasse ainsi l'histoire de cette femme qui a attendu 25 ans un billet d'avion pour rejoindre son mari à un point de cristallisation temporelle et spatiale marqué par un sentiment de perte et de reconquête. Télescopage de durée (le passé envahit le présent), étirement, décalage (on dit à Vitalina « Tu arrives trop tard ...».

 

 Avec ce sentiment prégnant d'une histoire qui ne peut plus avancer, faute d'une substance narrative forte, « Vitalina Varela » pourrait être un film de morgue, où les personnages s'enferment dans la pesanteur de leur rapport au temps. Mais dernière la caméra de Pedro Costa, ces personnages, bancals, malades, ayant perdu la foi pour le prêtre, conservent une dignité qui les élèvent au rang de figures épiques. La seule Vitalina Varela, dans sa conversation avec son mari mort, dans sa maison inachevée, est moins dans une posture lacrymale, à l'image des pleureuses de culture traditionnelle, que dans une volonté d'affirmation la portant à adresser des reproches à son mari. Ces moments où l'intériorité - tel un « Stream of consciousness » (courant de conscience) - est verbalisée, inscrivent « Vitalina Varela »  dans une dimension poétique rare dans le cinéma contemporain.

 

 Alors la quasi absence de dialogues laisse également planer un sentiment de solitude sur le film, il n'est pas pour autant dépourvu d'espoir. Et quand bien même cette chape nocturne permanente qui l'enrobe ancre son tracé fantomatique, c'est pour mieux l'amener vers une lumière finale. Les corps, loin d'être noyés dans cette aura sépulcrale, s'inscrire dans une traversée spatiale pour au contraire arriver à une forme d'assomption, d'où le sentiment d'un film qui, quelque soit l'état physique d'un personnage (le prêtre et ses tremblements) laisse percer les germes d'un renouveau, au delà du désespoir. Corps cernés de nuit, mais marqués par une capacité de présence d'autant plus fascinante, car inscrits dans une puissance de surgissement.

 

 Dans cette ambiance si particulière, les sons acquièrent une étonnante matérialité, en provenance des maisons attenantes, témoignant d'une animation insoupçonnée. « Vitalina Varela » en devient un film où les corps, en évoluant dans le tissu de sons et d'obscurité, obtiennent une inaltérable épaisseur existentielle.

 

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30 janvier 2022 7 30 /01 /janvier /2022 15:29

 Qu'attendre encore d'une pièce comme "La cerisaie", de Tchekhov, si ce n'est une adaptation qui, pour un metteur en scène tel Tiago Rodrigues, laisse passer un souffle mêlant hybridité, humour et ryhtme cahotant.

 

     Photo : Christophe Raynaud de Lage

 

La cerisaie

 

Texte de Anton Tchekhov

 

Mise en scène de Tiago Rodrigues

 

Avec Isabelle Huppert, Isabel Abreu, Tom Adjibi, Nadim Ahmed, Suzanne Aubert, Marcel Bozonnet, Océane Caïraty, Alex Descas Adama Diop David Geselson Grégoire Monsaingeon Alison Valence et les musiciens Manuela Azevedo et Hélder Gonçalves

 

 

 Habitué à écrire lui-même ses pièces, adaptant des textes fameux du répertoire, le metteur en scène portugais Tiago Rodrigues s'attelle à une version personnelle de "La cerisaie", sans doute la plus représentée des œuvres de Tchekhov. Après huit jours sans représentation, situation liée à des cas de covid, la reprise de la pièce au Théâtre de l’Odéon avait une saveur particulière ce samedi 29 janvier.

 

 La présentation initiée par Adama Diop, avançant au milieu de chaises - créant une atmosphère scénique évoquant Tadeusz Kantor - inscrivait d'autant plus la pièce dans une ambiance fiévreuse qu'on apprenait que la pièce avancerait sur un mode bancal, une jeune comédienne remplaçant au pied levé une autre toujours malade du virus. Le texte entre les mains, elle allait ainsi donner la réplique à ses partenaires. Si l'expérience paraissait risquée à priori, décalée, le théâtre de Tiago Rodrigues, fondée sur une dimension ludique, où le sentiment de « work in progress » est prégnant, ne pouvait que s'en accommoder.

 

 Car l'une des questions que l'on peut se poser tourne autour de ce que l'on peut attendre d'une énième version d'une pièce de Tchekhov, si ce n'est une réinvention pure et simple. L'adaptation de Rodrigues a à priori ceci d'excitant que ce n'est pas au texte que l'on s'attache dans un premier temps, mais à la scène, tant sur le plan humain que sur les objets qui s'y disséminent. Entre les lustres éclairés, symbole de clinquant, et les chaises, sagement alignées au départ, puis entassées sur le côté, un véritable contraste s'installe, pour, à mesure que la pièce avance, acquérir une signification forte, renforçant le discours des personnages : les derniers signes d'un lustre d'antan (au propre comme au figuré) vont bientôt céder la place à un temps autre, porté vers l'avenir, et le chaos de chaises n'en figure que le passage, comme si elles étaient amassées là pour former un bûcher, marquant ainsi les traces à effacer.

 

 Dans cette joyeuse entreprise de déconstruction scénique, les comédiens et comédiennes concourent à l'originalité de la version de Rodrigues. Si on est frappés par la diversité qui règne sur le plateau, elle est moins à mettre sur le compte d'une nécessite de prendre à bras le corps cette question essentielle de la représentation que sur la volonté de conférer un frémissement supplémentaire à la pièce. Car à travers les rôles attribués à Alex Descas (en frère de Lioubov) et à Adama Diop (Lopakine), Rodrigues fait subir à la pièce un subtil déplacement : de la place de moujik (paysan) à laquelle appartient initialement Lopakhine vers un statut de marchand, le rôle de Diop ne peut manquer de renvoyer à la question de celle des Noirs, de la position d'esclavage vers une position plus envieuse d'émancipation, dont Descas, dans la peau du frère de la propriétaire, représenterait un stade ultime en terme de reconnaissance sociale. Adama Diop incarne à merveille cette position, toute en palpitation tendue, où la retenue débouche sur une explosion émotionnelle. Le passage du comédien dans l'univers de Julien Gosselin, où règne âpreté et densité, n'est peut-être pas étranger à son jeu intense et incarné.

 

 Si « La cerisaie » dépeint avec force la question du passage d'un temps ancien du servage vers les temps nouveaux, avec la naissance d'une classe moyenne, Tiago Rodrigues donne à voir ces transformations à travers les corps. Et Isabelle Huppert, dans le rôle de Lioubov Andréïevna Ranevskaïa, dépassée par les événements, incarne à merveille cet entre-deux temporel : figée dans une bonne partie de la pièce, incapable d'entendre les recommandations de Lopakhine, puis emportée par des agitations frénétiques. Tentatives d'ajustements perpétuels aux situations, aux affects des autres, constamment en déphasage et décalage, jusqu'à ce que le corps soit pris dans ses propres soubresauts.

 

 Tiago Rodrigues joue ainsi beaucoup sur une rythmique hoquetante dans sa mise en scène pour signifier physiquement une temporalité cahotante, le glissement d'un point à l'autre. Les ponctuations musicales, les intermèdes comiques, sont autant d'éléments participant de ce mélange détonnant. « La cerisaie » en acquiert une dynamique et une fraîcheur qui n'altèrent en rien la profondeur du propos. Portée par une belle palette de comédien.ne.s, la pièce garde cette capacité à être une comédie toujours ouverte, traversant le temps sas encombre.

 

Au Théâtre de l'Odéon, du 7 janvier au 20 février

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23 janvier 2022 7 23 /01 /janvier /2022 12:41

 Avec "Les forteresses", l'auteur et metteur en scène Gurshad Shaheman invite sa mère et ses deux tantes à retracer leur trajectoire personnelle, sur fond d'histoire iranienne mouvementée. Un portrait sensible et douloureux.

 

 

 

Les forteresses

 

Texte et mise en scène de Gurshad Shaheman

 

Interprétation de Guilda Chahverdi, Mina Kavani, Shady Nafar

 

Avec Gurshad Shaheman et trois membres de sa famille ( Jeyran, Shady et Homa)

 

 

 Dans "Les forteresses" pièce du metteur en scène franco-iranien Gurshad Shaheman plane une atmosphère à la "Homeland ; Irak année zéro", d'Abbas Fahdel : une façon semblable de raconter un itinéraire historique, politique, à travers le prisme d'une famille. La seule différence, de taille, réside dans la façon d'aborder la représentation du réel. Ici, nous sommes au théâtre, et le moteur principal est la parole. En faisant advenir sur scène trois membres féminins de sa famille (sa mère et ses deux tantes, qui ne s'étaient pas rencontrées depuis longtemps en raison de la distance géographique - deux ont quitté l'Iran), Shaheman ouvre la voie a des récits mêlant aussi bien le portrait de figures masculines (mari avare, violent, frère méprisant) que l'évocation de la société iranienne depuis le Shah jusqu'à la révolution islamique, la guerre Iran-Irak, et la manière dont ces changements induisent des tensions dans les comportements, débouchant sur la question sensible de l'exil.

 

 Ce sont trois comédiennes iraniennes qui prêtent leurs voix aux récits de ces femmes. Assises sur des chaises, dans un dispositif particulier, à côté de tables basses typiques de certains restaurants en plein air en Iran, sur lesquels sont réparties une partie du public, elles narrent avec une charge puissante des itinéraires douloureux. Les comédiennes, à mesure que les récits avancent, interchangent leur place, comme si chaque voix se fondait dans l'autre dans un mouvement choral. De ces paroles émanent une intense violence et, si l'arrière-plan historique contient un caractère horrifique (guerre, aliénation des femmes contraintes par un régime islamique restreignant leurs droits), la polarisation sur des figures masculines participe de cette volonté de créer une distorsion entre la grande histoire et des récits intimistes.

 

 Ce dispositif ouvert, généreux, s'il est destiné à créer une circulation entre scène et public, souffre manifestement de la situation due au Covid, au point d'induire quelques ajustements : en effet, les trois femmes devaient offrir des boissons (thé) et gâteaux aux spectateurs et spectatrices durant la représentation. On se doute que, pour limiter les contacts, ces scènes se sont transformées en simples moments où les femmes déposent des plateaux sur des tables basses. Il y a bien des séquences de beuverie ou de dégustation dans « Les forteresses », mais elles restent réservées à des échanges entre les protagonistes.

 

 Par ailleurs, si les comédiennes dessinent les trajectoires des parentes de Shaheman avec une belle intensité dramatique, on se prend à rêver d'un récit porté par sa mère et ses tantes, dans leur langue originale. Cela arrive vers la fin, créant une situation extrêmement émouvante, comme si, au terme de ces paroles marquantes, un filet de voix authentique venait percer l’océan fluvial des révélations. Dommage aussi que ces femmes, traversant l'espace, donnent l'impression d'y être comme des effigies plutôt que comme des participantes à part entière.

 

 De son côté Gurshad Shaheman, à qui les confidences sont directement adressées, se tient en dedans et en deçà de sa pièce ; regardant avec une particulière bienveillance ses parentes, donnant quelques indications, tel un metteur en scène qui règle des scènes en direct ; et d'un autre côté, impliquant son corps pour offrir quelques respirations salutaires. Se référant à des fêtes ponctuées de moments musicaux, il se livre à quelques interprétations de morceaux issues de son Azerbaïdjan iranien natal. On se surprend à entendre un chant que le merveilleux chanteur azéri, Alim Qasimov, entonnait lors de ses concerts à Paris. Grâce à ces seules ponctuations, Gurshad Shaheman reconfigure des territoires qui, s'ils sont géographiques, emmènent le public également dans le voyage intérieur de ses personnages. Pour cela, « Les forteresses » est une œuvre précieuse.

 

Au Centre Pompidou, du 21 au 22 janvier 2022

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9 janvier 2022 7 09 /01 /janvier /2022 14:26

De la construction d'une réplique du Parthénon à celle d'une tour de Babel, la metteuse en scène Phia Ménard orchestre un étourdissant ballet architectural, aussi ambitieux que ludique.

 

 

 

Trilogie des contes immoraux (pour Europe)


 

Écriture, scénographie, mise en scène de Phia Ménard


 

Avec Fanny Alvarez, Rémy Balagué, Inga Huld Hákonardóttir, Erwan Ha Kyoon Larcher, Elise Legros, Phia Ménard


 

Avec « Trilogie des contes immoraux (pour Europe) », la metteuse en scène Phia Ménard imprime un souffle totalement original au théâtre contemporain. A la fois d'une grande force scénique, mais aussi d'une grande ténuité dans sa trame dramatique, unilatérale et chargée d'un irrépressible mouvement où tout semble emporté, la pièce défie les règles de l'évolution narrative.


 

C'est tout d'abord par sa nudité scénique inaugurale que la Trilogie donne tout simplement l'impression de faire advenir le théâtre à partir d'un point initial. Il ne s'agit pas de faire table rase – ce en quoi ce serait une démarche volontariste, orgueilleuse -, mais de partir d'un schéma où est mis à disposition une structure, sans que cela fasse appel à un désir subjectif particulier. Le carton disposé à plat sur la scène, et l'action qui va suivre, placent le personnage incarné par Phia Ménard, dans une situation d'invention, par delà des questions de détermination. Avec les outils mis à disposition (principalement des piques), la chorégraphe évoque un temps d'avant, antique, comme si elle partait à la chasse, lorsqu'elle les porte sur ses épaules.


 

Mais cette référence possible est en quelque sorte battue en brèche par cet accoutrement loufoque, hybridation entre une tenue de motard et de skater, avec jambières, matinée d'une allure gentiment punk, touffe de cheveux tendus vers l'avant. Cette manière qu'à Phia Ménard de nous plonger dans un temps mythologique, tout en brouillant la représentation par ces données hybrides, est le meilleur garant d'un spectacle hors de toute affirmation péremptoire, car ce qui s'y trame dessine une incertitude de la mise en scène.


 

Car ce qui sidère dans « Trilogie des contes immoraux (pour Europe), c'est bien de relier une approche historique, mythologique, à une immédiateté vibrante. Que le spectacle qui se déroule sous les yeux du public s'élabore à la fois de manière inexorable (construire une réplique du Parthénon du début à la fin) et incertaine crée une impression saisissante de voir un dispositif se construire sous nos yeux. Dans cette première partie appelée « Maison mère », la question, vaste, de l'édification reliée à celle de la démocratie, est prise par le prisme quasiment burlesque d'un acte laborieux, incertain, branlant, qui plus est traversée par des phases bouffonnes. Le public, face à ce qu'on peut qualifier de work in progress artisanal, est confronté à un suspens inlassable. Cet édifice en carton censé représenter au final le Parthénon va-t-il tenir ? Chaque geste, chaque morceau de construction renvoie ainsi à une dynamique haletante.


 

Dans « Trilogie des contes immoraux (pour Europe) », la dimension la plus esthétique porte sur l'utilisation du son. S'étendant au départ comme une nappe indistincte, il résonne de plus en plus avec les actes déployés, produisant des échos de plus en plus insistants, jusqu'à s'amplifier en de véritables maelströms, comme avec le son de la scie, avec laquelle Phia Ménard peaufine sa construction. Entendu off, il produit un effet assez loufoque.


 

Avec la seconde partie « Temple père », on bascule dans une autre dimension. Au regard de la première, l'élaboration mis en œuvre apparaît relever d'une plus grande sophistication, ne serait-ce que par l'ampleur de la construction, véritable tour de Babel, à laquelle s'attelle quatre « ouvriers ». Cela commence par une présence troublante, dans l'ombre, des protagonistes. Des corps qui semblent être là pour simplement disposer des éléments sur le plateau, comme on peut le voir de plus en plus dans le théâtre contemporain, où on ne craint plus de montrer ces intermèdes techniques. Mais ces quatre là font en réalité partie de cette mise en scène et leur tache, impliquant une dépense physique époustouflante, embarque à nouveau la pièce dans ces strates de lente élaboration toujours aussi passionnantes.


 

Au regard de « Maison mère », « Temple père » accentue un glissement : passage de l'individualisme au groupe, de l'autonomie joyeuse à la contrainte (les ouvriers sont des esclaves). Deux mouvements pour signifier une tension historique des formes d'accomplissement. Et au cœur de cette partie figure, incarnée par Inga Huld Hákonardóttir, une prêtresse chargée de surveiller le chantier en impulsant une dynamique incessante avec des paroles relevant du cérémonial. C'est moins ce qui est dit qui compte (elle parle plusieurs langues ,et il n'y a pas de sous-titres) que l'effet d'emportement qu'implique ce déluge verbal. Dans ce rôle, Inga Huld Hákonardóttir danseuse et chorégraphe islandaise, livre une performance éblouissante.


 

S'il y avait des résidus d'humour burlesque liée à la solitude muette de Phia Ménard dans « Maison mère », dans cette seconde partie, il s'immisce sous une forme décalée, à la pointe de cette débauche opératique verbale : tout à coup, en français, l'officiante s'adresse à ces sujets de plus en plus pris dans un rythme de construction effrénée : « Et maintenant, faites votre mea culpa ». Ou plus tard, après ce qu'elle estime être des travaux trop lents : « Si vous alliez plus vite, vous seriez déjà à la retraite ». Ce sont ces incises inattendues qui atténuent la dimension épique de « Trilogie des contes immoraux (pour Europe », pourtant engagé dans une rythmique endiablée. Dans la dernière partie, Inga Huld Hákonardóttir atteint un sommet de virtuosité en accompagnant sers paroles fluviales de mouvements du corps, où la frénésie des gestes initient un débordement digne d'une cheffe d'orchestre prise dans une embardée irrésistible.


 

Et dans le mouvement final, apaisé, tel un postlude, le corps de Phia Ménard réapparaît seule, dans toute sa nudité, pour signifier un passage. Si cette présence ne peut manquer de renvoyer à la manifestation d'un être nouveau, la résonance est moins mythologique qu'elle n'interpelle sur la notion d'un corps pris dans un processus de transformation. Qui est mieux placée, alors, que cette artiste, passée d'homme à femme, pour signifier, au terme de cet intense cérémonial, ce glissement troublant ? Et on ne peut alors s'empêcher de penser que le geste terminal, consistant à répandre une peinture noire, loin de signifier l'effacement, constitue au contraire les prémisses d'une nouvelle page d'histoire à envisager.

 

À la MC93, du 6 au 12 janvier

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2 janvier 2022 7 02 /01 /janvier /2022 18:19

Fortement teinté d'éléments autobiographiques, "White building", du cinéaste cambodgien Kavich Neang, relate la vie de personnages face à l'inéluctable transformation de la ville de Phnom Penh. Avec sensibilité et délicatesse.

 

White Building

Film de Kavich Neang

 

Avec Piseth Chhun, Sithan Hout, Sokha Uk


 

 Le sublime plan d'ouverture de « White Building », mouvement de caméra filmant un ensemble de bâtiments par le-dessus, comme s'il était pris par un drone, inscrit le parcours du film dans une dimension paradoxale : à la fois vision sanctuarisant un lieu, comme la saisie peut représenter un état des lieux, avant disparition. Cibler l'endroit à effacer - le drone, désormais, s'il renvoie à l'image récréative insolite recherché par tout un chacun, trahit désormais, sur un mode guerrier, l'empreinte mortifère de repérages avant destruction. Cette séquence inaugurale, magnifiée esthétiquement, trouve son contrepoint plus loin dans le film, vers la fin, où l'on voit effectivement la barre d'immeubles, jadis repère communautaire d'artistes, impitoyablement détruit par une machine dont le bec perforateur devient la métaphore d'un oiseau annonciateur de mort.


 

 Tout dans ce plan d'ouverture cristallise la démarche de Kavich Neang, cinéaste jusqu'alors réalisateur de documentaire, et qui s'est attaché à rendre le pouls d'un endroit où il a vécu. C'est à travers la figure de Samnang, auquel il a insufflé quelques uns de ses traits biographiques, que l'on suit le changement d'une ville comme Phnom Penh, désormais prise dans une spéculation immobilière galopante, au mépris de toute considération écologique. Et si le cinéaste chinois Jia Zhang Ke apparaît dans le générique comme l'un des producteurs du film, on a tout de suite envie de penser que ce n'est pas un hasard tant « Still life » l'un de ses plus grands films, relatait également la disparition d'une ville pour y faire place au barrage des Trois-Gorges.


 

 Devant un thème si contemporain, induisant une réelle violence pour les personnes qui y sont confrontées, « White building » étonne, dans son premier mouvement par un ton apaisé, une douce palpitation humaine liés à la façon dont Kavich Neang retrace les espoirs de trois jeunes hommes férus de danse hip-hop. Du côté adulte, si les compensations financières proposées aux habitants passent par des doutes, des réunions visant à mesurer le poids de ces aides, le fonctionnement communautaire installe au départ un climat relativement consensuel, jusqu'à son effritement progressif. L'éviction du père de Samnang devient le point d'orgue de ce basculement.


 

 Mais le véritable tournant esthétique, humain, psychologique produit dans « White building », se manifeste au moment où le trio, jusqu'ici très soudé, se fissure par l'annonce du départ de l'un d'entre eux. La rupture, loin d'être représenté comme une déflagration, est traduite par une caméra qui opère un mouvement lent, d'un visage à l'autre, dans un silence pesant. Une suspension du tout qui abolit tous les rêves, comme pour ramener les jeunes hommes à une réalité qui, désormais va se révéler sous son angle le plus déceptif.


 

 Pour Samnang, ce départ va être l'occasion de se rapprocher de son père, en lui prêtant une attention qui, pour un jeune homme moderne tournée vers l'immédiat, se révèle paradoxale. Quand le père, diabétique, découvre qu'une de ses orteils s'infecte (mal qu'il souhaite soigner par des remèdes traditionnels), c'est l'écart entre deux mondes qui se manifeste. Pour autant, il n'y a pas à proprement parler de conflits de génération entre jeune et vieux. En filmant la relation entre Samnang et son père, inspirée de sa propre vie, Kavich Neang la restitue avec une douceur bienveillante. La beauté du film tient déjà à cette capacité à placer ses personnages dans l'inexorable avancée qui absorbe les désirs des un.e.s et des autres, sans que cela ne se révèle explosif.


 

 S'il y a une violence sous-jacente dans « White building », elle s'opère d'une manière quasi-métaphorique, décalée, en ce qu'elle renvoie, à travers la figure du père, à l'histoire douloureuse du Cambodge. C'est ainsi que le mal qui le ronge, à l'issue inexorable, ne peut manquer d'évoquer les nombreuse mines qui ont parsemé le pays entant de guerre, et qui ont laissé bon nombre d'habitants estropiés. De même, la question du retour (quitter la ville avec l'argent) ne peut manquer de rappeler, sous l’ère sanglante des Khmers rouges, la situation de Phnom Penh vidée de ses habitants le 17 avril 1975, pour que ceux-ci retournent travailler la terre. La démarche de Kavich Neang, si elle ne renvoie pas directement à ces événements tragiques, laisse percer sur un mode mineur, tamisé, ce battement entre appartenance à la ville, symbole de modernité, et retour à une terre où s'exercent des rites traditionnels. Avec une approche d'une grande délicatesse, « White building » témoigne de cette tension, sans affirmation ni dogme, en donnant ainsi à ses personnages tout l'espace pour exprimer leur sentiments feutrés.

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18 décembre 2021 6 18 /12 /décembre /2021 22:06

 Variation autour de "Ginger et Fred", de Federico Fellini "Avremo ancora l'occasione di ballare insieme" met en scène trois couples s'emparant de la scène pour une traversée onirique.

 

 

 
Avremo ancora l'occasione di ballare insieme
 
(Nous aurons encore l’occasion de danser ensemble)
 
D'après Ginger & Fred de Federico Fellini
 
Un projet de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini
 
Co-création de et avec Francesco Alberici, Martina Badiluzzi, Daria Deflorian, Monica Demuru, Antonio Tagliarini, Emanuele Valenti
 
 
 
 Spectacle paradoxal que ce nouvel opus du duo italien. Conçu comme une broderie onirique autour de "Ginger et Fred", il déborde d'abord largement son cadre référentiel initial pour embarquer le public vers une dérive où l'on croise tout autant Pina Bausch (une très belle scène où le comédien qui, assis, parle de son hésitation à regarder le spectacle devant lui ou la chorégraphe assise derrière lui qui dirige ses danseurs) que la mise en abyme d'un film comme "Huit et demi". La pièce utilise des strates temporelles diversifiées en présentant trois couples à des ages différents - qui ne forment, selon les artistes, qu'un seul et même couple. Et si la répartition des personnages dans la pièce est censée inaugurer des dialogues en toute transparence, c'est une autre forme de communication qui est instaurée entre eux et elles que celle qui passe par les mots.
 

 On croit d'ailleurs retrouver, avec Daria Deflorian inaugurant le jeu, les extraordinaires monologues d'une pièce magnifique comme "L'origine del mondo", de Lucia Calamaro, où la parole, fluviale, sans concession, atteignait des abimes d'introspection. Mais ici, le surgissement des mots, pris dans un écrin performant où chacun.e se retire pour céder la place à l'autre, est marqué par des point d'arrêt.

 

  La parole fonctionne au fond plus comme une adresse, lorsqu'une personne parle à une autre. Il s'agit alors d'écouter le récit, souvent long, semé d'anecdotes savoureuses, du locuteur. Cela produit parfois des décalages marquant dans la répartition des corps dans l'espace : là où celui ou celle qui parle, dans la toute puissance de sa parole, peut accentuer sa parole en la redoublant d'épanchement chorégraphique, celui ou celle qui écoute est le plus souvent immobile, ou occupé.e à se changer, dans des loges aménagées des deux côtés de la scène. Il y a dans cette posture de débordement du récit, entre verbosité et excitation corporelle , quelque chose qui relève foncièrement d'une libération pulsionnelle presque infantile. L'autre, au fond, à qui on s'adresse, n'a plus l'air présent. Et pour qu'un.e autre puisse entrer en scène pour se raconter, il convient de se manifester physiquement, occuper l'espace pour prendre sa place, convoquer, de manière fantasmatique, la figure de modèle du spectacle (le chant avec Maryline Monroe).
 
 
 "Avremo ancora l'occasione di ballare insieme" témoigne de cette exultation inaltérable à vouloir s'emparer de figures mythique de la scène, du cinéma ou du spectacle, pour mieux s'approprier de manière extatique leur ethos, les faire revivre en s'en faisant les sincères courroies de transmission. Mélange de statisme et de mouvements, la pièce des deux compères donne constamment l'impression d'arracher à l'oubli, à l'enfouissement, des traces de mémoire, en se manifestant par ces sursauts chorégraphiques. Le final, splendide, voit l'un des comédiens répéter, en une ritournelle jubilatoire, des séquences en incarnant plusieurs personnages, jusqu'à des courbettes drôles. Une ivresse de la reprise, tel un sceau posé définitivement sur un espace de rêve.
 
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16 décembre 2021 4 16 /12 /décembre /2021 17:02

Après des pièces de groupe, Boris Charmatz s'engage dans un solo, en s'imosant une contrainte, propre à son esthétique : danser en sifflant. Aussi insolite que virtuose.

 

 

 

Somnole

 

Chorégraphie et interprétation de Boris Charmatz

 

 

 À découvrir « Somnole », nouvelle pièce de Boris Charmatz à l'église Saint-Eustache, on aurait envie de croire, de prime abord, qu'elle a été conçue spécifiquement pour ce type de lieu. La raison ? Le corps même de Charmatz, vêtu seulement d'un pagne, pieds et torse nus, corps christique foulant le sol froid, en un dépouillement sacrificiel. Une interprétation à priori facile, mais qui met l'accent sur la prestation en solo du chorégraphe, après bien des pièces de groupe et qui, dans ce dénuement, tant physique qu'individuel, marque une nouvelle approche.

 

 Pourtant « Somnole », beau titre, se veut une œuvre beaucoup plus modeste que ne le laisse supposer un tel espace. Et son orientation, loin de tendre vers une quelconque élévation mystique, ancre le corps de Charmatz dans cette aire froide, traversée par la lumière et l'air frais. Par sa façon de convoquer un état particulier, celui entre sommeil et éveil, conscience et abandon, la pièce contient une dimension quelque peu régressive, voire enfantine.

 

 Si à cet égard « Somnole » fascine, c'est en donnant l'impression, au départ, de se démarquer de ce qui fait la marque de Boris Charmatz : une chorégraphie très pensée, conceptuelle, basée avant tout sur la contrainte, que ses pièces de groupe favorisent, en ce que s'y jouent des notions d'alignement, de répétition, d'épuisement de figures ; une tension perpétuelle entre la dynamique des corps et l'implacable austérité graphique, assortie d'une présence du langage. Si « Somnole » met le corps de Charmatz dans une disposition caractérisée par une présence charnelle palpitante, on découvre très vite à quel point un état d'éveil progressif vers un tracé chorégraphique s'accompagne de la mise en œuvre d'une contrainte.

 

 Ainsi, l'exercice auquel se livre Boris Charmatz (siffler des airs tout en exécutant des mouvements chorégraphiques) sidère autant par sa virtuosité dissociative que par l'aspect ludique qu'il installe. L'on se prend ainsi à tenter d'identifier la variété des références musicales (du plus sérieux, Bach, Beethoven, Haendel, aux plus populaires , La panthère rose, La Boum, Comme d'habitude) tout en se rendant compte que l'intériorité rêvée d'où elles partent contribuent à « informer » le corps, à l’inscrire dans les strates les plus diversifiées, de la virtuosité débridée à l'épanchement loufoque (Charmatz va jusqu'à inviter à danser ce soir là un jeune spectateur).

 

 « Somnole » impressionne par ce double engagement, cette intrication folle entre musique et danse, où jamais le corps du danseur n'est empêché par la contrainte, mais se propulse grâce à elle et par elle. Charmatz, une fois de plus, prouve son inventivité en allant chercher dans les tréfonds de son expérience, depuis l'enfance, pour l'incarner sous nos yeux, dans une ivresse physique étourdissante.

 

À l'église Saint-Eustache, du 10 au 16 décembre

À la Mc93, du 19 au 23 janvier 2022

 

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10 décembre 2021 5 10 /12 /décembre /2021 22:14

Portrait dansé particulier, conçu à distance par visio-conférence, "Xiao Ke" révèle la virtuosité d'une danseuse chinoise arborant les styles les plus divers.

 

 

 

Xiao Ke

 

Conception de Jérôme Bel

 

Avec Xiao Ke et Jérôme Bel

 

 

 

 Parmi les portraits dansés conçus par Jérôme Bel, « Xiao Ke », son nouvel opus, contient une saveur particulière. D'une commande du Centre Pompidou initialement créée pour leWest Bund Museum à Shanghai, Bel a tenu à livrer une version pour la France, en tenant compte de contraintes qu'il s'impose, la principale étant qu'il ne prend plus l'avion. La pièce a ainsi été conçue par visio-conférence, Bel donnant des instructions à la danseuse chinoise, alors dans son appartement. C'est ce dispositif intrigant que le public a l'occasion de découvrir dans le cadre du festival d'Automne au Centre Pompidou.

 

 Si jusqu'ici, on avait l'habitude de découvrir en chair et en os les protagonistes des portraits dansés (Véronique Doisneau, Cédric Andrieux, Elisabeth Schwartz incarnant Isadora Duncan), celui-ci, exécuté à distance, pourra de prime abord dérouter, même s'il est accompli en direct, Jérôme Bel contactant Xiao Ke dans son appartement. Car il s'agit ni plus ni moins que de se confronter à un écran. Quand le dialogue s'établit avec la danseuse chinoise, Bel, séduit par le mandarin, traduit ses paroles. Mais il finit par continuer seul à raconter le parcours écrit pour Xiao Ke. Le public, sur lequel Bel a braqué sa petit caméra à sa demande, la voit tout simplement attendre. En écoutant Bel, on la regarde, et une frustration peut monter de ne pouvoir l'entendre, elle seule, tout le long de la pièce.

 

 Mais, petit à petit, on s'aperçoit que si Xiao Ke ne parle probablement pas le français, elle a intégré des portions du texte de Bel, si bien qu'on la voit réagir et anticiper les mouvements qu'elle va effectuer. Dès que Jérôme Bel prononce un mot chinois, elle s'applique à le corriger, rendant ainsi l'échange par delà les continents très actif. Dès lors que Xiao Ke, à l'invitation du chorégraphe français, se lance dans des extraits de danse, le charme opère définitivement. C'est particulièrement lors du deuxième extrait, une danse issue de l'ethnie Dai dont elle est originaire, au Yunnan, que Xiao Ke montre des capacités acquises dès l'enfance par un travail acharné.

 

 Le public est très vite saisi par les innombrables techniques qu'elle présente, depuis les danses traditionnelles jusqu'à celles, contemporaines, abordées après avoir pris connaissance de la danse conceptuelle de chorégraphe français, Xavier Leroy ou... Jérôme Bel, bien des décennies avant que ce dernier ne le contacte. « Xiao Ke » se pare également d'instants drolatiques, lorsque notamment la danseuse effectue en gros plans toutes les mimiques possibles avec son visage dans certaines danses, ou reproduit une performance où elle ne montre que... ses fesses.

 

 Cette large palette chorégraphique abordée par Xiao Ke, du haut de sa maitrise technique, en fait une véritable caméleon. Mais en plus de cela, ce qui fait de ce spectacle, aux confins de l'artisanat, une œuvre très troublante, c'est cette façon de renvoyer constamment à une dimension bien plus grande que la sphère intime, spatiale, dans laquelle la danseuse s'exprime, oralement et physiquement. Le parcours de Xiao Ke, depuis sa découverte de figures fameuses comme Martha Graham, dit combien son regard, depuis plus de vingt ans, est ouvert sur le monde, sur les approches chorégraphiques les plus diversifiées. On reste surpris par cette plasticité, tant mentale qu'esthétique.

 

 Le contraste entre la vision d'une danseuse et le monde chinois auquel elle renvoie est d'autant plus fort qu'il prend effet dans un cadre fixe, et le soin qu'elle prend à ranger soigneusement sa chaise avant de livrer ses extraits creuse encore un écart entre cette présence soignée, souriante et la violence du monde auquel elle est exposée, dans une Chine où s'exprimer en tant qu'artiste est tout sauf évident. Mais la force de « Xiao Ke » est de précisément rompre tous les préjugés que l'on peut avoir sur un pays, deuxième économie mondiale, sur lequel pèse de plus en plus de soupçon, depuis le traitement des Ouïghours jusqu'à la diffusion du coronavirus, qui a tant changé la donne mondiale. Xiao Ke, célibataire dans son appartement, entourée de ses six chats, nous offre au fond une leçon, car en confrontant son regard au notre, en nous dévoilant tout un pan de son univers esthétique, elle ouvre tout simplement nos yeux sur l'incessant battement entre sa Chine natale et le monde.

 

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9 décembre 2021 4 09 /12 /décembre /2021 18:46

 Sa mise en scène côtoyant toujours le cinéma, Julien Gosselin, avec  « Le passé » adapte pour la première fois un auteur de théâtre, Leonid Andreiev. Pour un spectacle aussi déstabilisant que stimulant.

 

 

 

Le passé

 

D'après Leonid Andreiev

 

Adaptation et mise en scène de Julien Gosselin

 

Avec Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Victoria Quesnel, Achille Reggiani, Maxence Vandevelde

 

 

 Âgé de seulement 34 ans, Julien Gosselin s'est d'ores et déjà affirmé comme l'un des plus brillants metteurs en scène français. Révélé avec l'adaptation de Michel Houellebecq « Les particules élémentaires », son univers esthétique a atteint un sommet d'accomplissement radical avec "2666" mise en scène fleuve de 11h, fondée sur une approche radicale, où le thème de la disparition contaminait la mise en scène au point de mettre à mal la question de la représentation des corps. C'est aussi là qu'apparaissait ce renversement théâtral consistant à adosser la mise en scène au cinéma, à coups d'écrans sur lesquels apparaissaient les comédien.ne.s filmé.e.s en direct.

 

 Ce système se poursuit avec « Le passé », mais avec cependant une inflexion de taille : Julien Gosselin, féru d'adaptation de romans, s'appuie cette fois sur un vrai texte de théâtre, et encore, abordé sous l'angle du montage : la pièce principale, « Ekaterina Ivanovna » est cernée par ce que l'on pourrait qualifier d'interludes. Si ce montage parait déséquilibrer à priori la fluidité de la mise en scène, c'est, de prime abord, bien autre chose qui interpelle dans « Le passé ». Car dans la première demi-heure, où cette esthétique se rapprochant du cinéma est de nouveau affirmée (un écran disposé en haut, une scène représentant un appartement en bas), on peut ressentir une gène, qui en vient à interroger la persistance de cette approche, déjà éprouvé chez d'autres metteurs et metteuses en scène (ex. Frank Casdorf, Katy Mitchell).

 

 Les comédien.ne.s, doté.e.s de micros, s'agitent en tout sens, vocifèrent, crient et, dans le tournis provoqué par le filmage (avec des appareils-photos, comme un clin d'oeil à Léonid Andreiev, qui était également photographe), le public s'y perd, la compréhension étant rendue difficile par des sons réverbérés. Certes, toute cette agitation est justifiée par la déflagration initiale, les coups de feu tirés par son mari sur Ekaterina Ivanovna, pensant qu'elle le trompe, coup de tonnerre qui va irriguer toute la pièce. On se demande pourtant, dans cette confusion, à quoi servent ces micros, censés restituer une tonalité vocale plus réaliste, si c'est pour ne rien comprendre. On se prend presque à regretter leur utilisation par Joël Pommerat, pionnier en la matière, et qui avait le don de donner aux voix de ses comédien.ne.s une note rêveuse, confinant à l'onirisme.

 

 Après ce déferlement inaugural, en un geste de capharnaüm tendu, vient donc un premier intermède, « Requiem » dont on comprendra qu'il vaut aussi comme interruption pour changer le plateau derrière. Dialogue entre un directeur et Sa clarté, la nouvelle marque cette distance avec le théâtre en relatant la position de spectateurs et spectatrices en bois. C'est surtout la tonalité auditive qui frappe dans cette partie, loin de son caractère sérieux : les voix se transforment, sous l'effet d'une alchimie électronique, produisant un son irréel, planant, et, pour dire, drôle.

 

 C'est après cela que l'on peut dire que « Ekaterina Ivanovna » commence vraiment. Les voix sont plus posées, bien qu'elles soient toujours réverbérées. Moins d'excitations et de mouvements en tout sens. Les personnages développent leur psychologie dans une durée plus profonde, et c'est en partie grâce aux gros plans sur leur visage qu'elle est restituée. Ils sont plus proches de nous, ce qui n'empêche pas un jeu savant dans l'espace, entre les entrées et sorties de quelques un.e.s. Une belle manière de rendre compte de l'instabilité émotionnelle, avec l'arrivée du mari de Ekaterina Ivanovna, ses suppliques pour qu'elle lui revienne, alors qu'elle vient d'éreinter un amant.

 

 « Le passé » comprend d'autres intermèdes : « L’Abîme », qui met en scène Carine Goron dans un monologue sur un viol, devant la scène barrée par un rideau. « Après le brouillard », à priori loufoque par sa présentation de personnages grimés en masques grotesques, semblant sortir de l'univers des frères Quay, contient une puissance horrifique, onirique en narrant la jeunesse d'un jeune homme déséquilibré, rompu à une frénésie masturbatoire. Cette séquence résonne comme un écho de l'enfance du peintre de la pièce principale. Et si « La résurrection des morts » renvoie à une dimension poétique par la mise en avant du texte, la pièce bascule à ce moment là, révélant les coulisses de ce qui le traverse depuis le départ : une musique quasi omniprésente, parfois tonitruante, parfois opérant comme de longues plages hypnotiques. L'intensité est alors rendue par la vision de Guillaume Bachelé jouant un instrument à cordes électronique. Frappe alors sa ressemblance avec Leond Andreiev, dans ce moment fort, typique désormais chez Gosselin dans sa manière d'explorer les profondeurs du théâtre, jusqu'à en rendre compte de l'ossature, humaine ou matériel.

 

 C'est aussi dans son dernier mouvement que « Le passé » atteint à son maximum de puissance de mise en scène, sans que les comédien.ne.s en quittent le battement essentiel. Au contraire, c'est là que se révèle à fond l'une des qualités essentielles du metteur en scène, celle de donner une aura magnifique à ses interprètes. Et dans cet exercice, à côté d'une panoplie vibrante, l'interprétation de Victoria Quesnel brille d'un éclat particulier. D'aucuns auront tôt fait de disqualifier l'approche de Julien Gosselin en parlant d'hystérisation du jeu. Certes, il y a matière à d'interroger sur une surexcitation convulsive, grimaçante, éructante, qui viendrait rabaisser ou caricaturer le personnage d'Ekaterina Ivanovna. Mais si hystérie il y a, le mot est à prendre dans son sens purement freudien (un corps pris entre des modalités contradictoires) et non pas dans son acception dévoyée liée à une agitation incontrôlée.

 

 L « hystérie » d'Ekaterina Ivanovna est en quelque sorte combative, c'est en cela qu'elle revêt une dimension tragique, et les cris, les convulsions de la femme, s'ils renvoient à une figure adossée à une domination masculine, traduisent un combat pour s'en détacher. Gosselin rend au contraire passionnant cette tension entre un personnage aux portes de l’abîme psychique et sa façon de se débattre pour se libérer de tout joug.

 

 Et Victoria Quesnel, entre rires et larmes, flamboyance et obscurité, restitue magnifiquement cette bipolarité. A la fois happée par le désir vampirique des hommes, mais aussi au centre de leur attention, exerçant sur eux une fascination qui les rend faillibles. Que la danse des sept voiles soit convoquée pour exprimer cette double pulsation en dit long sur le pouvoir qu'exerce, au bout du compte, ce personnage. Loin d'en faire une femme soumise aux hommes, Gosselin l'inscrit dans une forme de revendication typiquement contemporaine, où les manifestations frénétiques traduisent une volonté d'émancipation, de libération de tous les carcans sociétaux auxquels sont alors enferrées les femmes.

 

Au théâtre de l'Odéon, du 2 au 19 décembre

 

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