Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
9 novembre 2022 3 09 /11 /novembre /2022 14:25

Féministe engagée, l'autrice et metteuse en scène japonaise Yuri Yamada livre avec "Et pourtant j'aimerais bien te comprendre..." une pièce sur la difficulté des rapports hommes-femmes, navigant entre réalisme et onirisme.

 

 

 

Et pourtant j'aimerais bien te comprendre...

 

Texte et mise en scène de Yuri Yamada
 

Avec Minami Ohba, Masayuki Yamamoto, Mayu Sakuma, Konomi Otake, Misaki Yatabe
 

 

 On serait tenté, en partant de l'étiquette de « féministe engagée » attachée à Yuri Yamada, de voir dans sa pièce de théâtre « Et pourtant j'aimerais bien te comprendre... » la matière d'une entreprise radicale d'éreintement. Car on se demande comment l'autrice et metteuse en scène pourrait faire passer un « message » si ce n'est en empruntant une démarche vindicative, destinée à renverser les positions de genre entre hommes et femmes.

 

 Mais la pièce, au lieu de se cantonner dans une posture franche, opère au contraire par un jeu subtil, dont on ne voit pas forcément au départ tous les linéaments, tant elle avance, au fond, sur des modes contradictoires : une allure générale marquée par la sobriété de la mise en scène (un classicisme vaudevillesque lié à la simple disposition d'objets réalistes) ; une dimension doucement loufoque, initiée par les deux « ouvreuses », nattes érectiles sur la tête, qui accueillent tranquillement les spectateurs avec courbettes obligées ; une imprégnation onirique progressive, qui rompt définitivement avec toute sagesse de mise en scène.

 

 Si Yamada n'assène pas de discours sur les inégalités hommes-femmes, c'est qu'elle croit en la vertu de ses personnages, qu'elle aborde avec une certaine douceur. Le couple en présence se dévoile sous nos yeux avec des dialogues témoignant d'un désir consensuel. Nulle violence ne filtre à priori dans leur échange, au point que les dialogues, au départ, paraissent atones, marqués du sceau d'une politesse lénifiante. La subtilité de l'approche de Yamada réside dans sa façon de recomposer ses personnages, telle une partition musicale où des lignes distinctives se chevaucheraient pour entrainer une confusion dans l’identification de chacun et chacune.

 

 En l’occurrence (et on l 'apprend dans le dossier de presse du Festival d'automne), les différentes figures féminines (bonnes y compris) sont supposées être une seule et même personne. Pour Yamada, cette diffraction « cubiste » (sans les aspérités que représente le mouvement pictural) est le meilleur moyen de ne pas charger une seule d'une parole par trop démonstrative. Le beau personnage de l'amie, toute en tension nerveuse et de rejet outré du masculin, porte le poids de cette revendication, au point d'être une figure solitaire, mais émouvante. À elle toutefois d'endosser la conscience de l'héroïne, en lui intimant dans les moments-clé ; « Ne sois pas désolé ».

 

 Travaillé par une irréalité galopante, « Et pourtant j'aimerais bien te comprendre... » parvient, en son cœur conflictuel autour de l'aveu de la femme enceinte, à un point de renversement vertigineux, mais amenée de la façon la plus naturelle possible : en une audacieuse permutation des rôles, la question de la violence est déplacée, comme pour en livrer une perspective nouvelle, un point de vue décalé, mais à l'impact fort. C'est tout l'intérêt de la pièce de Yuri Yamada d'opérer ainsi, sans crier gare, en faisant glisser ses personnages vers une pente grouillant de persistantes interrogations existentielles.

 

Partager cet article
Repost0
28 octobre 2022 5 28 /10 /octobre /2022 21:49

 Loin de son travail de groupe, la chorégraphe cap-verdienne Marlene Monteiro Freitas offre, avec "Idiota", une performance singulière, enfermée dans une boite transparente. Son univers, tissé d’obsessions hybrides, s'y fait plus intime.

 

 

 

Idiota

 

Chorégraphie et performance de Marlene Monteiro Freitas

 

Scénographie de Marlene Monteiro Freitas, Miguel Figueira, Yannick Fouassier

 

 

 Avec le portrait que lui consacre le Festival d'automne, on arrive à cerner un peu plus la singularité de Marlene Monteiro Freitas, à l'univers aussi débridée que joyeux, où pointe cependant des postulations paradoxales. « Idiota », sa dernière création qui fait référence au mythe de Pandore, renforce l'étendue de son talent, tout en ouvrant des interrogations sur son champ artistique.

 

 Si « Idiota » attise un peu plus la curiosité, jusqu'à dérouter, c'est à la fois par sa manière de répondre à la reprise de « Guintche », son solo étonnant, tout en se confrontant aux pièces de groupe. Par rapport à ces dernières, « Idiota » fait ainsi figure de pièce minimaliste, tant ce qui s'y joue va à l'encontre de notre habitude visuelle. Là où les chorégraphies de groupe, aussi échevelées que tonitruantes, s'inscrivent dans une dynamique frénétique, « Idiota » procède avec une limite spatiale rédhibitoire, la chorégraphe étant, des l'arrivée du public, enfermée dans une boite transparente, reliée à l'extérieur par une bouteille d'oxygène, Contrainte physique qui impose un cadre restrictif à l'expression corporelle.

 

 Au cœur de cette limite, il en est ainsi de l'utilisation de la musique, si prégnante dans les spectacles de la cap-verdienne. Quand, dans la version live de « Guintche », le solo était indissociable de la présence de percussionnistes tonitruants, « Idiota » fait de la musique un horizon diffus, des sons qui semblent venir de loin, comme sortis d'un rêve. Le casque qu'elle met vise alors à s'approprier le son, à le rendre proche, doté de matérialité, de manière à ce qu'il informe le corps et l'entraine dans les méandres de la danse.

 

 Si « Idiota » déroute quelque peu, c'est que, dans la visibilité la plus immédiate qui nous est offerte - rien ne déborde du cadre, en quelque sorte – se jouent des rythmes improbables, des creux, des absences, jusqu'à ce que cette visibilité se dérobe (les parois qui s'embrument, que Monteiro Freitas essuie parfois, partiellement). Mais, comme dans la plupart de ses pièces, l'hybridation finit par s'imposer, même si les gestes, dans leur exécution solitaire, virent au rituel dépourvu de sens. Monteiro Freitas endosse alors les figures les plus diverses, avec ce penchant marqué pour la métamorphose : coiffée d'un chapeau et d'un foulard, on croit voir une hôtesse de l'air de Qatar Airways, ses mouvements parfois convulsifs ne sont pas loin d'évoquer « La mouche » de Cronenberg, de même que cette posture d'enfermement n'est pas sans évoquer « Preparatio Mortis », de Jan Fabre.

 

 Mais loin de prêter à Marlene Monteiro Freitas une intention référentielle, il s'agit plutôt d'envisager « Idiota » comme une œuvre dont la richesse, le pouvoir suspensif, invitent à une rêverie. Le paradoxe fécond de la pièce tient à cela, : que l'enfermement ouvre l'imaginaire, que les multiples plis et replis du corps de la chorégraphe, ses explorations contradictoires (enfant, adulte, soldate, fossoyeuse remuant le sable noir jusqu'à l'absurde) engagent le public vers une sphère où il a l'impression de se retrouver lui-même en apesanteur. En cela, « Idiota » le fait voyager loin.

 

Au Palais de la Porte dorée, du 26 au 29 octobre

 

Partager cet article
Repost0
17 octobre 2022 1 17 /10 /octobre /2022 16:00

En mettant en scène des corps de danseurs et danseuses de morphologies, âges et qualités athlétiques différentes, Meg Stuart livre une partition jubilatoire, où l'expérience de la danse révèle l'inlassable tentative de se positionner par rapport à l'autre.

 


 

Cascade

 

Chorégraphie de Meg Stuart

 

Création et interprétation : Pieter Ampe, Jayson Batut, Mor Demer, Davis Freeman, Márcio Kerber Canabarro, Renan Martins deOliveira, Isabela Fernandes Santana

 

Scénographie et lumières : Philippe Quesne ; composition musicale : Brendan Dougherty

 

Musique live, Philipp Danzeisen et Rubén Orio  


 

 Avec la lenteur avec laquelle elle démarre, « Cascade », dernière pièce de Meg Stuart, laisse planer un sentiment diffus, où l'impression de voir une chorégraphie tâtonnante, expérimentale, renvoyant aux tentatives passées les plus arides, se coller à un espace singulier, fruit de l'importance accordée à la scénographie.

 

 Car d'emblée, autant que les corps se mouvant comme pour chercher leur marque, ce qui frappe, c'est la scénographie de Philippe Quesne, avec lequel Meg Stuart collabore. Entre une structure gonflable massive occupant les deux tiers de l'arrière-scène et une sorte de toboggan à droite – laquelle n'est pas sans faire penser à celle, démultipliée, de « Bit », de Maguy Marin – le temps pour les danseurs et danseuses de se coller à ce qui les environne n'est pas sans créer une attente...

 

 Si « Cascade » rompt très vite avec l'impression initiale, d'une mise en place lente, c'est précisément par une attraction irrésistible des corps vers ce dispositif scénique. Le public a besoin également de s’accommoder des corps des danseur.euse.s, dont la variété des physiques, des tailles, donne l'impression d'une disparité, tant on est habitués, dans la chorégraphie occidentale, à se confronter à des physiques harmonieux, en général pour répondre à une cohésion chorégraphique.

 

 Quand « Cascade » prend enfin le pli du mouvement, c'est en restant toutefois hors d'un cadre chorégraphique balisé. C'est à la fois ce qui peut dérouter, tout en révélant sa principale qualité. La danse ne semble pas une donnée constitutive, mais doit aller se confronter à différents éléments, dont le décor entre en première ligne. Une danse d'exploration, révélant les identités les plus marquées, comme celle de ce danseur, de petite taille, enserré dans un juste-au-corps, dans une allure assez efféminé, jusqu'à ce que, au fil des changements vestimentaires et des tracés chorégraphiques, on remarque, sur son torse nu, les marques d'une opération révélant une transsexualité.

 

 C'est aussi par ça que "Cascade" tire sa force : donner à voir les bruissements chorégraphiques dans le tourbillon des corps singuliers, des voix, des séquences théâtrales renvoyant à l'après-covid ("qu'il est bon de se retrouver”), sous la houlette de Tim Etchells. Ce télescopage d'ages, d'expériences, d'intensités, pourrait consacrer une individualisation du spectacle, mais c'est là que l'expression qui donne à la pièce son titre prend tout son sens : "une cascade", c'est-à-dire une précipitation d'effets, de mouvements, de paroles, de séquences prises entre dynamiques horizontales et verticales (on se suspend beaucoup dans "Cascade", et c'est en cela la matière d'une ivresse joyeuse).

 

 Surtout, dans les prestations des danseurs et danseuses, on remarque qu'un lien indéfectible se créé, comme si ils et elles étaient relié.e.s par un fil, moteur de l'accomplissement de certaines figures. La pièce est constamment marquée par cette volonté de créer et de tendre à l'autre une matière à poursuivre, densifier. Toute la jubilation de "Cascade" tient ainsi à cet échange permanent, constamment portée par deux musiciens habitées, qui s'appliquent à coller à la pièce, mélange de sophistication enlevée et de sentiment d'improvisation débridée.

 

 

Partager cet article
Repost0
15 octobre 2022 6 15 /10 /octobre /2022 15:22

Après le succès du foisonnant "Les choses qu'on dit, les choses qu'on fait", Emmanuel Mouret, reprenant le thème de la séduction, se focalise sur un couple incarné par Sandrine Kiberlain et Vincent Macaigne. Très bavard, son film en oublie d'être audacieux.

 

 

 

Chronique d'une liaison passagère

 

Film d'Emmanuel Mouret

 

Avec Sandrine Kiberlain, Vincent Macaigne, Georgia Scalliet

 

 

 « Les choses qu'on dit, les choses qu'on fait », le précédent film d'Emmanuel Mouret, avait constitué une sorte de sommet dans l'univers du cinéaste. Sa virtuosité, en grande partie liée à la profondeur psychologique de ses multiples personnages, ses strates narratives diversifiées, la qualité des comédien.ne.s, renforçant les seconds rôles, témoignaient de l 'évolution d'un cinéaste estampillé au départ burlesque, dont la présence au cœur de ses films garantissaient la conduite d'une narration marquée par la tentative de contrôler les événements et effondrements du mécanisme comique.

 

 Avec « Chronique d'une liaison passagère », Mouret tente une nouvelle fois de se débarrasser toujours plus de son enveloppe comique. En un certain sens, bien que s'appuyant sur un thème présent dans « Les choses qu'on dit, les choses qu'on fait » (une relation adultère), ce dernier film en prend littéralement le contrepied, tout d'abord par son traitement. Là où « Les choses... » témoignaient d'une narration foisonnante, fondée sur des récits successifs ouvrant sur des révélations finales, « Chronique d'une liaison passagère » opère sur un mode totalement différent : une sécheresse narrative qui l'amène, d'entrée de jeu, à évacuer tout mystère, toute évolution progressive, au profit d'un coup de force narratif fonctionnant comme une déflagration.

 

 Pour le public, l'absence de mystère est signifiée d'emblée par l'emballement du sujet, quand Charlotte (Sandrine Kiberlain) invite Simon (Vincent Macaigne) à passer directement à l'acte. Pour celui-ci, dès la première séquence « ça va trop vite ! » phrase leitmotiv proférée avec une candeur accentuée par le caractère fragile du personnage, petit et hésitant. En plaçant ainsi son personnage masculin dans un mouvement précipité dont il n'a pas le contrôle, Mouret opère un renversement par rapport à celui qu'il interprétait : quand bien même le ressort comique qui fondait ses actes s'accompagnait de de maladresses ou d'hésitations, ceux-ci étaient quand même fondés sur une capacité d'organisation, autrement dit de contrôle, conduisant le personnage à toujours retomber, dans ses rapports de séduction, sur ses pattes, en une marque de fabrique du burlesque.

 

 Pendant plus d'une heure, le public suit ainsi les deux protagonistes, dont la trajectoire est balisée depuis le coup de force narratif inaugural. Avec cette levée des inhibitions initiale, il n'y a en quelque sorte plus grand chose à attendre de leur histoire, puisque tout est fondé sur une acceptation. Mouret, en introduisant un troisième personnage (joué par Georgia Scalliet) cherche à relancer l’intérêt, comme pour insuffler un semblant de relations sulfureuses parmi ce duo acquis, toujours prêt à arrondir les angles. Mais pourquoi alors s'emploie-t-il à donner à la comédienne, jeune, les allures d'une vieille fille, témoigné par ses vêtements et son port général ? Là où l'on s'attendrait à une dynamique plus fiévreuse, véritablement libertin, Mouret introduit au contraire un ton précautionneux, policé, amplifié par une allure toujours aussi polie de la part de ses personnages, incarné, plus que jamais par un Simon attentif à ne pas déranger.

 

 Dans « Chronique d'une liaison passagère », si l'on sent chez Mouret une volonté de subversion des relations, les moyens dramatiques mises en œuvre ne dépassent pas le cadre de la parole, élément par lequel les personnages, dans le flot de dialogues qui fusent dans le film, marquent leur volonté de contrôle. Avec leurs mots et leurs formules hyper-conscientes, ils semblent toujours en avance sur les événements, tout ce dans quoi ils pourraient se précipiter, mais où ils ne plongent pas réellement. Mouret, qui avec « Mademoiselle de Joncquières », avait montré son intérêt pour un esprit 18 ème siècle, donne l'impression de ne pouvoir, avec ce dernier film, approcher la cruauté des « Liaisons dangereuses », de Laclos, tant ses personnages paraissent lisses.

 

Si Sandrine Kiberlain s'en tire bien par une spontanéité créatrice qui impulse une certaine dynamique au film, il est moins évident de suivre un comédien comme Vincent Macaigne, dont on connaît la capacité de furie, au théâtre ou à la réalisation. Par ailleurs, la réalisation de Mouret, notamment dans des scènes intimes, n'est pas sans rappeler une certaine manière télévisuelle désuète, où l'on s'employait à gommer, par exemple dans les scènes de lit, tout ce qui pourrait choquer. Une démarche qu'un certain François Truffaut reprochait déjà à d'autres réalisateurs. Dans cette sagesse filmique, il est difficile de croire qu'Emmanuel Mouret puisse nous emmener vers des rivages où les sens s'embraseraient.

 

Partager cet article
Repost0
4 octobre 2022 2 04 /10 /octobre /2022 17:47

 "Juste sous vos yeux", du prolifique cinéaste coréen Hong Sang-soo, film d'une infinie pudeur, insuffle une dimension tragique dans un écrin de délicatesse. Le tout porté par des comédien.ne.s inspiré.e.s.

 

 

 

Juste sous vos yeux

 

Film de Hong Sang-soo

 

Avec Lee Hye-yeong, Cho Yun-hee, Kwon Hae-hyo, Shin Seokho , Kim Sae-byuk

 

 

 Inlassable filmeur, le cinéaste sud-coréen Hong Sang-soo semble tourner plus vite que notre capacité à découvrir ses films. Au point que, dernière cette aisance, on aurait tendance à oublier de cerner son évolution, comme si la vitesse de production ne pouvait s'accommoder d'une densité cinématographique. Après "Introduction", film en apparence mineur par sa durée (1h06), "Juste sous vos yeux" vient prouver la trajectoire exceptionnelle de Hong Sang-soo, par sa manière de distiller, sans coup d'éclats ni renversement esthétique majeure, une univers profondément cohérent.

 

 En soi, le titre du film sonne comme un avertissement programmatique : cela consiste à ne pas aller chercher plus loin que tout ce qui se déploie dans l'image, en terme de voix, d'échanges. Toute la profondeur est là, sans aspérités. Il y a jusqu'à (chose frappante) ces fameux zoom, souvent très voyants, bancals, marquant des ajustements à l'emporte pièce, qui prennent ici une allure plus apaisée, lente, calme, comme un élément ultime d'une pacification de l'image. Zooms arrière souples, qui tendent à dévoiler une scène, dans une optique de clarté narrative.

 

 Cette option visuelle visant à une plénitude, inscrit le film dans une dimension de la pleine présence. Non pas qu'il n'y aurait ni avant ni après : quand Sang-ok (Lee Hye-young) se livre à quelques monologues intérieurs dès le début du film, on ne peut manquer de penser à ceux du personnage principal de "Hotel by the river", film qui surprenait par sa veine mortifère, et inaugurait une gravité peu commune dans l'univers de Hong.

 

 Pourtant, dans cette production prolifique venait se glisser petit à petit une dimension plus grave amorcée par des postures de plus en plus marquées de la part des personnages, que des titres inauguraient discrètement, avec néanmoins un sens explicite, marquant une sorte de retrait du monde : "Seule sur la plage la nuit" le traduisait, "Hotel by the river" le poursuivait, "La femme qui s'est enfuie" l'exaltait : dans tous ces films transparait un retrait du monde, une circonscription dans un espace, sous forme de recueillement, momentané ou pas. Retrait du monde conduisant à un rapprochement sororale pour ce dernier, acheminement vers la mort pour le deuxième, solitude méditative pour le premier.

 

 Avec "Juste sous vos yeux", et dans le sillage d'une gémellité thématique avec "Hotel by the river", Sang-ok, ancienne actrice revenue des États-Unis, se retrouve seule dans une chambre et entame un monologue intérieur. L'écrin se resserre donc sur ces personnages d'âge mur, où le rétrécissement de l'espace est propice à un retrait sur soi, dont le monologue intérieur marque l'ultime repli. Le film, en cela, fourmille de paradoxes : le lointain (les États-Unis, pour Sang-ok) se dérobe pour ne plus révéler qu'un intérieur étriqué ; la célébrité, dut-elle être fugitive (pour une jeune femme de passage qui la reconnait où l'écrivain réalisateur, la fascination pour l'actrice est lié à une fulgurance du moment), n'est convoquée que pour être résorbée ; la proximité entre les deux sœurs, marquée par les dialogues abondants du début, révèlent leur méconnaissance l'une à l'égard de l'autre.

 

 Dans "Juste sous vos yeux, Hong Sang-soo opère une compression temporelle, comme il l'avait déjà fait dans "Introduction" : le temps qui avance irrésistiblement vers une résolution dramatique s'articule avec une nostalgie du passé, où reviennent les sentiments les plus sensuels. Cette émotion prend une saveur particulière entre Sang-ok et son neveu, avec le cadeau qu'il lui fait, renvoyant aux scènes de tendresse entre neveu et tante dans "Introduction", comme si la jeunesse renvoyait au trouble de ses propres émois d'avant. Cette impression d'un temps comprimé est d'autant plus forte qu'elle s'inscrit dans une durée courte (tout se passe en journée), à la manière d'une déambulation diurne, où le sentiment mortifère qui pointe se fait dans la banalisation de la quotidienneté. Paradoxe du temps qui fuit enserré dans un filet d'immédiateté.

 

 La force du cinéaste coréen est de donner à voir ces glissements sans jamais passer par des coups de force narratifs ou visuels. Au contraire, avec l'apaisement des mouvements de caméra, tout s'inscrit dans le plan, sous nos yeux, et il n'y a pas de dehors apparent, bien qu'un trouble s'installe dans la lente progression des affects des personnages. Les scènes de beuverie, si nombreuses et déterminantes dans ses films, prennent ici une forme elliptique : la longue conversation entre Sang-ok et l'écrivain, si elle a été arrosée, comme il se doit, est surtout signifiée par les nombreuses bouteilles vides disposées devant les deux. Elles n'en prennent pas moins de force, mais participent d'une temporisation des actes.

 

 En cela, "Juste sous vos yeux" est sans doute le film le plus pudique de Hong Sang-soo, et il suffit de gestes simples, mais superbes, pour le signifier : Sang-ok qui fume sous un pont, où qui noue sa jupe tachée avant d'aller à un rendez-vous avec l'écrivain désirant la filmer. Le film aurait pu être englué dans une aura pesante, lié à son thème tragique, se répandre en démonstration doloriste, mais les comédien.ne.s, grâce à une interprétation mesurée, le maintiennent dans un équilibre salvateur. Lee Hye-yeong, dans le rôle de Sang-ok, quasiment de tout les plans, incarne son rôle avec une justesse touchante, donnant au sentiment du tragique une légèreté fugitive. Tout, dans ses gestes, ses paroles à sa sœur (quand bien même celle-ci lui fait des reproches liés à son départ) traduisent une suprême retenue, donnant au tragique qui pointe, une dimension fluide.

 

 La pudeur, elle est aussi du côté de Kwon Hae-hyo, délicat dans le rôle de l'écrivain qui voit son rêve filer sous ses yeux, dans une formidable séquence où se télescopent nostalgie d'un passé fugitif mais prestigieux, espoir du renouveau et couperet d'une annonce malheureuse. Rarement Hong Sang-soo aura donné une telle impression de concentration d'effets dans un film, avec le sentiment que grâce, gravité et légèreté naviguent de concert.

 

Partager cet article
Repost0
15 mai 2022 7 15 /05 /mai /2022 21:31

 Avec "Incandescences", Ahmed Madani clôt avec brio sa trilogie consacrée à la jeunesse des quartiers. Axée autour de leur vie amoureuse et sexuelle, la pièce offre un vivifiant tableau de mœurs, où l'intime vient se frotter au collectif.

 

 

 

Incandescences

 

Texte et mise en scène d'Ahmed Madani

 

Avec Aboubacar Camara, Ibrahima Diop, Virgil Leclaire, Marie Ntotcho, Julie Plaisir, Philippe Quy, Merbouha Rahmani, Jordan Rezgui, Izabela Zak

 

 

 Dernier volet de la trilogie « Face à leur destin » entamé avec « Illumination(s) » en 2012 et « Flammes » en 2016, « Incandescences », d'Ahmed Madani, vient conforter le travail privilégié de l'auteur et metteur en scène avec de jeunes comédien.ne.s non professionnel.le.s Il y a plus de vingt ans déjà, Madani avait livré un éblouissant « Méfiez-vous de la pierre à barbe », plongeant de plus jeunes artistes dans un sujet des plus dramatiques (le génocide rwandais).

 

 Hors de toutes modes scénographiques, ce travail inlassable, au plus près d'une réalité sociologique mettant en avant des sujets rarement représentés sur scène – en dépit des questionnements de plus en plus importants sur la visibilité de la diversité - aurait pu faire de Madani un metteur en scène traçant une voie solitaire. Force est de reconnaître que cette démarche, dans son évidente ouverture humaniste, colle plus que jamais à la réalité. Rien, dans « Incandescences » ne laisse percer une démarche volontariste, où le metteur en scène viendrait asséner un discours unilatéral, tranché, vindicatif, sur les banlieues. Avant de créer, Madani écoute, et c'est du haut de cette modestie, de cette attente réceptive, qu'il construit (on aurait envie de dire : qu'il organise) les paroles recueillies auprès d'une centaine de jeunes sur leur expérience réelle.

 

 Ahmed Madani est au fond une sorte de passeur, et c'est son travail patient qui défie la mise en avant de tout ego de metteur en scène, qui donne à ses spectacles une fraicheur jubilatoire. « Incandescences » ne déroge pas à cette impression. On oublie très vite que nous ne sommes pas en présence de comédien.ne.s professionnel.le.s, tant c'est la force de leur parole qui happe le public.

 

 Ces témoignages, venant de jeunes issus de quartiers populaires d'une douzaine de villes, sont autant de matières vives prélevées dans le tissu mouvant du réel, et leur impact n'en est que plus grand. Car il est certain que la surprise, l'émerveillement, l'étonnement, la réticence suscités par leurs mots, témoignent d'une approche qui ne se veut pas surplombante.

 

 Loin de cette image unilatéralement négative véhiculée par des articles de journaux, « Incandescences » donne à voir et entendre la multiplicité des expériences, sous un angle où l'angélisme n'a pas sa place. Loin notamment d'une virilité machiste de la part des hommes, Madani s'attache à montrer la complexité des émotions des un.e.s et des autres. Il en est ainsi d'un jeune, en couple avec une femme, témoignant de son goût pour le voguing (du nom de cette danse issue de la communauté LGBT afro-américaine), qui explique comment il a tenté d'échapper à des tentatives de conversion à cette communauté. Une jeune femme raconte son goût pour l'armée à travers un régiment de parachutistes, jusqu'à son viol dans un lit qu'elle partageait avec un collègue. Une autre, qui évitait de mettre des mots sur son allure de garçon manqué, découvre à quel point c'était évident pour son entourage... à sa grande surprise.

 

 Si, comme dans les précédents opus, « Incandescences » affirme sa veine chorale (liée à la volonté de faire intervenir une palette multiple), c'est aussi pour mieux affirmer une tension entre l'individuel et le collectif. Car, dans les différents témoignages, il est ainsi souvent question de la manière dont chaque comportement individuel est à mettre en regard d'une appartenance collective, morale, religieuse. à l'assignation à un code de conduite, comme lorsqu'un jeune homme raconte à quel forme de devoir il est réduit par rapport à la copine de son meilleur ami (il lui est impossible de la raccompagner, pour ne pas créer de rumeur néfaste).

 

 Cette assignation clanique à des conduites est rendue avec force à travers les témoignages individuels. Cette polarisation sur des paroles singulières fait la force de « Incandescences » et témoigne des cadres dans lesquels ils et elles évoluent. En montrant lors des vidéos ses personnages se débattant dans des boites, Madani fait sans doute un pas de côté métaphorique pour signifier la tension menant à une volonté d'émancipation. Ponctué par des scènes de chants et de danse, « Incandescences » trouve souvent ces respirations nécessaires, rendant ces parcours à la fois drôles, émouvants, mais jamais complaisants.

 

Au Théâtre Paris-Villette, du 11 au 22 mai 2022

 

Partager cet article
Repost0
12 mai 2022 4 12 /05 /mai /2022 15:26

 Avec la disparition, à 84 ans, de Shivkumar Sharma, grand rénovateur du santour, instrument à cordes frappées, c'est tout un pan de la musique classique indienne qui se trouve amputée.

 

 

 

Shivkumar Sharma : décès d'un grand maitre du santour indien

 

 

 La tradition classique de la musique indienne a développé son lot d'instruments coulés dans le moule des ragas : le fameux sitar rendu célèbre par Ravi Shankar est dérivé d'un luth persan, le setar ; le violon, typiquement occidental, est devenu incontournable aussi bien au Nord qu'au Sud et a fait d'un Subramaniam l'un des génies de la musique carnatique. De la mandoline de Srinivas au saxophone de Kadri Gopalnath, l'espace de la musique classique indienne a toujours ouvert ses portes pour y faire entrer le souffle renouvelé des instruments exogènes. Shivkumar Sharma, mort le 10 mai 2022, en extirpant le santour, de son usage folklorique du Cachemire, pratiqué dans les cérémonies soufies, a élevé l'instrument à des hauteurs de jeu rarement atteint. En ajoutant des cordes au cithare (100), pour lui permettre de restituer les subtilités du raga, il a peaufiné le son le plus subtil qu'une oreille musicale puisse capter.

 

 C'est principalement dans la partie initiale des ragas, l'alap (long développement non mesuré fondé sur l'improvisation) que se manifeste cette inventivité remarquable. Il y a en soi le paradoxe d'un instrument à cordes frappées, joué avec des baguettes tenues au bout des doigts, l'inscrivant d'emblée dans une dimension percussive (voir le jeu dynamique propre à la musique classique persane, où le santour tient une place éminente). La technique de Shivkumar Sharma, dans ces développements méditatifs, consiste à inscrire le son dans une durée, en opérant des frottements des baguettes sur les cordes. Le son, prolongé, devenu cristallin, confère une allure sonore des plus fines, impalpables, qu'il se puisse entendre (d'où parfois la difficulté à entendre ces subtilités sur CD). Dans cette cascade sonore, on croit entendre un ruissellement aquatique, ou le frottement incontrôlé de quelques diamants lancés ensemble sur une nappe de soie.

 

 Ce son soyeux, comble du raffinement musical, n'est pas le seul apport de Shivkumar Sharma. Dans les parties rythmiques des ragas, souvent au comble du développement et du dialogue avec le percussionniste, il mène l'instrument vers un usage percussif, en utilisant littéralement ses mains en appui sur les cordes, dans un de ces moments d'intensité maximale où tabla et cithare convergent vers une même intensité.

 

 Tout comme on verra rarement un flutiste comme Hariprasad Chaurasia dans la musique hindoustanie (du Nord de l'Inde), peu de joueurs, en dehors de Rahul Sharma (son fils à qui il a transmis son savoir) sont à même de suivre les traces d'un tel novateur, si ce n'est dans l'imitation pure. C'est cela le génie musical : tracer une voie en laissant constamment ses empreintes visibles, indélibiles.

 

Partager cet article
Repost0
9 avril 2022 6 09 /04 /avril /2022 10:10

Dans une veine délicate, la réalisatrice japonaise Yukiko Sode orchestre un ballet autour d'une société nippone privilégiée, enfermée dans ses codes.

 

 

 

Aristocrats

 

Film de Yukiko Sode

 

Avec Mugi Kadowaki, Kiko Mizuhara, Kengo Kora, Shizuka Ishibashi, Rio Yamashita

 

 

 

 En plongeant sa caméra dans un univers restreint (celui d'une aristocratie tokyoïte perpétuant des rites destinés à conforter leur privilège), la cinéaste Yukiko Sode cherche à priori moins à créer une révolte chez ses personnages qu'à décrire, de manière patiente et délicate, l'itinéraire de son héroïne principale, Hanako. Dans un style visuel classique, elle enrobe ses protagonistes de mouvements de caméra souples, voluptueux, comme si elle atténuait la violence intrinsèque reposant sur des schémas sociétaux ancrés, et qui enferment les un.e.s et les autres.

 

 « Aristocrats » puise dans une représentation maintenant éprouvée du cinéma japonais (de plus en plus popularisé par un cinéaste comme Ryosuke Hamaguchi), où l'abondance de la parole, associée à l'abondance des codes de comportement, définissent un ethos nippon. Les rencontres entre les personnages, balisés par des signes de politesse extrêmes, marquent un écrin à la fois ultra reconnaissable, mais gardant leur singularité culturelle, tant elles semblent rigidifiées. Le film prend à la racine ces comportements puisque c'est par ses signes de reconnaissance que se définit aussi le milieu auquel on appartient.

 

 La cinéaste arrive pourtant, assez tôt dans le film, à tisser des chemins de traverse, quand bien même son héroïne s'applique à suivre les règles imposées par ses parents en devant choisir un mari dans le clan auquel elle appartient. Les rencontres successives, totalement programmées par d'autres, amis ou parents, déclinées au début du film, à force de s'inscrire dans une répétitivité métronomique, acquièrent un caractère dérisoire, au comble de la bouffonnerie, quand un prétendant farcesque l'agonit de félicitations sur sa beauté, dans un langage fleuri. Et quand enfin elle jette son dévolu sur Koichiro, le plaisir qui se lit sur son visage n'est pas sans rappeler la scène au ralenti, digne d'un épisode de roman-photos, dans « Asako 1 et 2 » d'Hamaguchi, où les deux amants courent l'un vers l'autre.

 

 Avec l'apparition de Miki, hôtesse avec qui Koichiro a noué une relation avant la rencontre avec Hanako, le film apporte le contrepoint nécessaire à une respiration narrative. Balancement amorcé sous forme d'éclatement formelle, où les oppositions spatiales et sociales (Miki vient d'une milieu modeste, rendu notamment par les scènes avec ses parents) dessinent un cadre qui va de toute façon se resserrer autour des figures principales.

 

 "Aristocrats" n'entame pas à proprement parler une opposition entre ces personnes apparemment antithétiques que sont Miki et Hanako, puisque les deux femmes vont se rencontrer pour marquer une entente pacifiée. Cela peut laisser planer sur le film une sensation de flottement, où tout ce qui à priori pourrait initier un conflit se résorbe en compromis ou adhésion muette. L'arrivée de Hanako dans la famille de Koichiro, si elle laisse planer un suspense sur son acceptation (le père qui a fait une enquête sur elle) débouche la aussi sur une validation de la venue de la jeune femme. Rien ne semble résister au protocole.

 

 Dès lors, si le conflit ne prend pas, si aucune mèche ne s'allume, "Aristocrats" pourrait se laisser envahir par une aura atone, cérémonieuse, du haut de sa longue durée (2h05). Mais il suffit parfois de deux séquences qui se répondent pour comprendre que, derrière le vernis du respect des codes, des sentiments réprimés peuvent cacher un bouillonnement émotionnel intérieur : ainsi de la scène, éminemment paternaliste où Koichiro, demandant Hanako en mariage, pose sa main sur sa tête après son acceptation, comme s'il caressait un petit animal docile. A celle-ci répond, plus tard dans le film, le même geste du mari, alors qu'elle l'invite à lui parler et qu'il préfère rentrer. Elle écarte alors la tête pour éviter ce geste infantilisant. Il n'en faut pas plus pour comprendre tout ce qui peut sourdre d'un personnage, de sa soumission à des rites jusqu'à un début d'émancipation.

 

 C'est aussi dans ses pas de côté avec toute tension narrative que le film finit par prendre. Et il faut bien dire que c'est autour de ces figures féminines que l’intérêt se cristallise : dans la façon où une discrète mais de plus en plus solide solidarité se manifeste entre elles. Car à l'heure où s'éveille au Japon une prise de conscience dans le sillage de MeToo, les relations entre ces femmes reflètent une manière de "female gaze", ce regard féminin qui fait beaucoup défaut dans le cinéma. S'il n'y a aucune revendication réelle de ce schéma dans le film, on ne peut qu'être sensible de la façon dont, imperceptiblement, les liens se nouent, d'une figure à l'autre : entre Hanako et son amie violoniste, ou entre Miki et Rie, amitiés qui ouvre la voie à un champ d'émancipation.

 

 C'est beaucoup grâce au talent de ces actrices que le film prend une ampleur touchante, entre le jeu tout en délicatesse de Mugi Kadowaki en Hanako, tandis que la métisse Kiko Mizuhara (Miki) ou Rio Yamashita (vue chez Hamaguchi) apportent cette petite frénésie qui déplace les lignes des conventions et engagent leurs personnages vers un horizon salutaire.

 

Partager cet article
Repost0
5 mars 2022 6 05 /03 /mars /2022 09:31

 "Piccolo corpo", de Laura Samani, nous plonge dans un univers au point de départ surnaturel, où une jeune femme ayant perdu son enfant part pour un périple en forme d'initiation.

 

 

 

Piccolo corpo

 

Film de Laura Samani

 

Avec Celeste Cescutti, Ondina Quadri

 

 

 « Piccolo corpo », premier long-métrage de Laura Samani, laisse de prime abord une impression de film hors-temps, très éloigné des préoccupations contemporaines. De par son ambiance rurale, il lorgne du coté des frères Taviani, le lyrisme en moins, avec une sécheresse toute mutique, à travers l 'entêtement buté d'Agata, son personnage principal. Donnant naissance à un enfant mort-né, elle entreprend un périple pour le faire baptister, l'espace d'un souffle renaissant.

 

 Pourvu d'un argument qui flirte avec la mythologie, « Piccolo corpo » avance sur une crête narrative sans aspérité, à l'image de la détermination d'Agata, dont la démarche frise une forme d'inconscience aveugle. Sa traversée, pourtant concrète, qui laisse transparaître les traits saillants de la réalité des lieux, des rencontres (celle avec les bandits) n'entrave pas ce sentiment d'un corps pris dans les rets d'une mission qui la dépasse, intemporelle. Une attitude qui n'est pas loin d'évoquer celle, plus radicale, d'une autre réalisatrice italienne, Alice Rohrwacher, avec « Heureux comme Lazzaro », où qui le temps ne laisse pas d'empreintes sur le corps de son personnage principal.

 

 Dans la quête d'Agata, la rencontre avec Lynx permet au film de s'inscrire sur d'autres rails. Ce personnage, singulier, qui surgit au départ comme une figure inquiétante, apparaît bientôt comme le complément d'Agata. Il est l'éclaireur, qui conduit Agata vers son but, dans une sorte de légereté insouciante ; qui amène Agata à demander à combien ils sont de leur destination, ce à quoi Lynx répond de manière approximative. Entre Lynx et Agata, deux temps s'opposent : celui, linéaire, de la jeune maman uniquement orienté vers son but ultime, et celui, erratique, marqué par des chemins de traverse, de Lynx, sur qui temps et espace n'ont pas véritablement d'emprise. Un détour chez ses parents marquera la vraie surprise du film, tant le mystère du personnage livre soudain un volet éclatant.

 

 Mais, dans cette trajectoire duelle, c'est bien, au fond, d'une quête initiatique qu'il s'agit, autour de la reconstruction d'une femme aveuglée par sa mission. Partie sur les routes juste après son accouchement, elle est rattrapée par un corps qu'elle n'a pas préservé du repos, tombant malade. Son corps nettoyé par un cortège de femmes, devient comme le pendant de son bébé décédé : son lavage est propice à une forme de naissance, de résurrection. Agata advient à nouveau comme femme, après avoir été fugitivement mère. « Piccolo corpo » dessine ainsi ce mouvement de retour à soi où la respiration ultime que l'on va chercher chez un bébé, marque le point d'achoppement tragique pour l'humain. Pour cela, le film de Laura Samani, dans sa sécheresse narrative, ouvre une perspective vertigineuse dans laquelle plonge son héroïne.

 

Partager cet article
Repost0
3 mars 2022 4 03 /03 /mars /2022 15:43

 D'une fiction douloureuse autour d'une poétesse frappée d'un cancer incurable, Kinuyo Tanaka livre une ode ou son personnage chemine vers une lumière libératrice.

 

 

 

Maternité éternelle


 

Film de Kinuyo Tanaka (1955)


 

Avec Yumeji Tsukioka, Masayuki Mori, Ryoji Hayama, Yoko Sugi, Shiro Osaka et Toru Abe

 
 
"Après ma mort,
Je surgirai n'importe où
Par exemple, juchée
Sur votre épaule"

 

 

 Film considéré comme le plus accompli, le plus personnel de Kinuyo Tanaka, "Maternité éternelle" (quel titre ! que l'on remplacerait volontiers par la traduction de l'original : "Les seins éternels") ne peut manquer d'interpeller quand à sa façon d'inscrire une trace singulière dans le cinéma japonais classique, dont Tanaka, en tant qu'actrice a occupé le centre depuis le muet, portée par des cinéastes aussi illustres que Kenji Mizoguchi, Hiroshi Shimizu, mais aussi (surtout pendant la période du muet)  Yasujirō Shimazu ou Heinosuke Gosho. 


 

 Que la facture de "Maternité éternelle" soit en apparence classique, tant son développement répond aux canons narratifs en vigueur, le trouble qu'il suscite tient à son thème, cerné par une noirceur tragique, où l'ombre de la mort plane très tôt sur le film, autour de la maladie qui va se déclarer chez Fumiko, poétesse appelée à une reconnaissance auprès de ses pairs. Ce cancer du sein, qui vient se déposer sur le film comme un pur objet aléatoire, en vient contrarier la mécanique dramatique, comme un ressort instable qui n'enraye rien, mais s'installe jusqu'à la fin comme un moteur tragique par rapport auquel Fumiko adopte des postures combinant les affects les plus divers : de la lamentation désespérée, accentuant l'impression qu'aucune histoire n'est possible, et des phases d'éclaircies : il s'agit littéralement d'ouvrir l'espace (celui, de plus en plus asphyxiant, de l’hôpital, par des stratagèmes précis : se maquiller avant de recevoir le journaliste venu l'encourager à écrire où, lorsque se forme un rapprochement affectif, regarder son amant dans un miroir ; oser la réappropriation de son corps mutilé au risque d'effrayer sa meilleure amie.

 

 

 Dans ses stratégies, prendre du recul à l'égard de son propre corps, (en regardant l'autre dans un miroir) témoigne de la tentative de trouver un point d'équilibre par rapport au sentiment persistant d'une disparition prochaine. L'actrice Yumeji Tsukioka parvient à rendre avec un mélange de légèreté frivole et de gravité mélancolique l'évolution de Fumiko, tamisant ses propos tragiques sur son inexorable perdition. Ce côté aérien de son personnage n'est pas sans faire penser à certaines figures féminines chez Mikio Naruse, dont la légèreté l'emporte sur le tragique.


 

 L'un des aspects les plus étonnants du film tient à son traitement, bref mais surprenant, quasi documentaire, du cancer du sein, où l'opération est brièvement montrée mais dans toute sa crudité médicale. Cette séquence furtive n'est pas sans faire penser à ce que, 12 ans plus tard, le fantasque cinéaste Yasuzo Masumura fera avec « La femme du docteur Hanaoka », relatant l'histoire du premier chirurgien à avoir pratiqué une opération sous anesthésie générale.


 

 Parfois menacé par les propos désespérés de son personnage principal, « Maternité éternelle » réussit à renverser la chape émotionnel pour inscrire le cheminement de Fumiko dans un champ de lumière : aux confins de la tristesse et du sentiment de la perte perce une lumière, une façon de recomposer le rapport à l'espace et aux autres (montrer ses plaies à une amie au sortir du bain, ne plus se cacher), au temps (un superbe poème suffit à faire revenir le journaliste rappelé par sa rédaction). Actions qui sont tout autant des signes d'émancipation, prolongement du divorce obtenu avec un mari volage. Gains sur l'oubli et la douleur, qui porte le film vers des horizons allégés.

 

Partager cet article
Repost0

Blog De Jumarie Georges

  • : Attractions Visuelles
  • : Cinéma, théâtre, danse contemporaine, musique du monde, voyages
  • Contact

Recherche