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17 septembre 2018 1 17 /09 /septembre /2018 13:55

 

 

 

Shochiku Grand Kabuki


 

Iromoyô Chotto Karimame Kasane / Narukami


 

Avec Nakamura Shido II, Nakamura Shichinosuke II et les interprètes de la compagnie Shochiku


 


 

 Loin de l'austérité hiératique du théâtre Nô, dont les paroles ne sont pas compréhensibles même pour des japonais, le kabuki offre un visage plus séduisant, dont la profondeur s'allie à une élégance visuelle incomparable. Né au 17ème siècle, le kabuki (« ka » = chant, « bu » = danse et « ki » = le jeu et la mise en scène.) à travers notamment les délicates scènes de pantomime, où la maîtrise ne masque pas la grâce des mouvements, offre un spectacle total, soutenu par la présence des musiciens (les chanteurs assurant souvent les dialogues des personnages). On sait gréé aux organisateurs de nous offrir la possibilité de comprendre, grâce aux écouteurs fournis, le déroulement des pièces, jusqu'aux subtilités sur les codifications liées aux habits, gestes ou couleurs.


 

 Dans "Kasane", interprété par l'incomparable Nakamura Shichinosuke II, on retrouve ce qui fait la singularité du kabuki, à travers son évolution esthétique et historique : le rôle de femme joué par un interprète masculin (l'onnagata). Nakamura Shichinosuke II distille des phases merveilleuses dans sa façon de faire basculer son personnage vers une figure de fantôme, tel un pantin désarticulé, de moins en moins maître de ses mouvements. C'est aussi cette mobilité graphique qui fait tout le prix du kabuki : à travers ces transformations, le corps, dans ses propriétés physiques, devient relatif, comme s'il était aussi manipulable que les marionnettes du Bunraku, autre grand genre traditionnel japonais. Un véritable traité vivant du geste, de l'élégance à la laideur.


 

 Quant à "Narukami", à la veine plus moderne, où des moines virevoltent comme dans un opéra chinois, l'humour y domine, sans pour autant que la qualité des prestations s'en ressente. On apprécie en particulier dans le final, le changement de registre de Nakamura Shido II, dans le rôle du grand moine Narukami qui, sous le coup de la colère, se transforme en une figure irascible, telle une statut d'un temple de Nara qui s'animerait sous nos yeux. Gageons qu'un interprète aussi extravagant que Akagi Maro, de la troupe de bûto Dairakudan (forme de danse éminemment moderne), a puisé dans ce type de personnages pour ses créations contemporaines. Un vrai voyage dans le temps, mais qui provoque une émotion vivace, durable.

 

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4 décembre 2017 1 04 /12 /décembre /2017 23:16

 

 

 

Le then des Tay et des Nung

 

Musique rituelle vietnamienne (troupe deTriêu Thuy Tien)

 

 

 Présenté pour la première fois en France, au centre Mandapa, dans le cadre du prix 2016 de la Maison des Cultures du Monde (lauréate Ha Hoang), le spectacle met en avant des rituels d'ethnies en provenance du Nord du Vietnam, les Tay et les Nung (il en existe bien d'autres).

 

 Lorsque Ha Hoang, jeune étudiante-chercheuse à l'origine de la venue des musiciens, s'adonne à quelques explications relatives à ces rituels, elle met l'accent sur un trait particulier : lorsque les musiciens disposent un éventail devant leur visage, cela signifie qu'ils sont dans une forme de transe. Les précautions d'usage faites, le spectacle, qui tient en à peine une heure et demi, laisse très vite une impression tenace : celle d'assister à un condensé de rituels dont on sait que, sur place, hors du cadre d'une salle de spectacle, ils peuvent durer toute la nuit.

 

 Vêtus de costumes chatoyants, avec des coiffes à la flamboyance extravagante, les artistes apparaissant sur scène ont une double spécificité, celle d'être à la fois des chamans, s'inscrivant dans un culte de possession et des musiciens, munis d'un luth tinh tâu, d'apparence rustique, moins évocateur à priori que les splendides luths vietnamiens plus connus, comme le danh tran, aux exquises sonorités. Mais à mesure que le spectacle se déroule, on comprend bien que ces luths sont un simple support au chant, et qu'ils ne visent aucunement à une virtuosité technique. Pourtant, dans la rythmique impulsée par ces luths dont chacun s'accompagne, on sent percer un vrai swing. Surprenant pour une musique supposée être le support de phases de possession, situations par rapport à laquelle on suppose un étirement temporel, entre stase et accélération.

 

 Plus surprenant encore, cette rythmique implacable, loin de nous rappeler les sonorités de la musique savante vietnamienne, déporte nos oreilles vers une autre région, l'Asie Centrale, où l'accélération endiablée des luths renvoie souvent au rythme du galop de cheval. C'est aussi cette rythmique qui permet au Then d'être une musique embrassant deux champs par forcément toujours conciliables, rituel et artistique, dans son versant scénique. En cela, les yeux et oreilles d'occidentaux ne peuvent avoir qu'une vision partielle de cette forme musicale.

 

 Et si cette musique conserve une évidente vivacité, c'est par cette faculté de transmission dont les musiciens présents ici donnent la preuve éclatante : toutes les générations sont représentées, et quand bien même certains paraissent très jeunes, ils disposent déjà d'une grande expérience, permettant de sceller l'accès au statut de chaman. C'est sans doute cette présence multi-générationnelle qui rend cette prestation si intéressante, en donnant l'impression que dernière une pratique traditionnelle, sa perpétuation embrasse avec ferveur les signes de l'irrésistible modernité.

 

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8 novembre 2017 3 08 /11 /novembre /2017 13:22

 

 

 

Simulacrum

 

Spectacle d'Alan Lucien Øyen

 

Avec Shôji Kojima, Daniel Proietto, danse, Miguel Angel Soto Pena, Lagos Aguilar Davido et Gomez Gorjon Juan Ignacio, musique flamenco

 

 

 Il n'y a peut-être pas un spectacle qui mérite plus d'être qualifié d'hybridation que celui d'Alan Lucien Øyen, tant son fondement repose sur la présence de deux danseurs pris dans le cycle de la transformation, du déplacement des lignes, de la transversalité des cultures, des formes, des corps. A cet égard, le titre de la pièce « Simulacrum » est au fond assez énigmatique, puisque la mise en présence de deux danseurs d'horizon divers vise à retracer leur parcours singulier, mais réel.

 

 D'un côté, Shôji Kojima, danseur japonais âgé maintenant de 77 ans, parti du Japon pour aller en Espagne et devenir un maître dans la pratique du flamenco. De l'autre, Daniel Proietto qui, de son Argentine natale, s'est rendu au Japon pour apprendre le kabuki à travers la technique de l'onnagata (rôle féminin tenu par les hommes). Si, à travers ce point de contact qu'est le Japon Alan Lucien Øyen pourrait donner l'impression d'établir une rencontre artificielle, tout le mérite de sa pièce est de faire précisément de cette collusion la matière d'une histoire à dérouler sur scène.

 

 Et, première surprise avec « Simulacrum » avant la mise en avant de la danse, c'est véritablement à un processus théâtral auquel on assiste. Par l'entremise de plusieurs langues (français, anglais, espagnol), maniées avec un accent caractérisé, les deux protagonistes mettent véritablement en scène leur rencontre, comme avec cette séquence savoureuse où Daniel Proietto est interpellé dans un train par Shôji Kojima, alors qu'il est en train de lire. La scène révèle le dispositif mis en place par le metteur en scène (aussi chorégraphe et écrivain) : une structure en bois se déployant par des sortes de tiroirs, formant des paravents sur lesquels se déploient un paysage. Évocation du temps du cinéma muet, donnant à « Simulacrum » une douce aura onirique.

 

 Si la pièce est marquée par un aspect autobiographique, vient se greffer une dimension pédagogique : les gestes du flamenco exécutés par Shôji Kojima sont expliqués par une voix-off, tandis que Proietto détaille lui-même l'histoire du kabuki, notamment la raison pour laquelle tous les rôles sont interprétés par les hommes (liée à la prostitution à laquelle étaient exposées les interprètes femmes).

 

 A force d'aborder tous ces champs (théâtre, danse, histoire), « Simulacrum » court le risque de se disperser, de perdre en unité – et, en son centre la pièce se délite un peu par sa lenteur et en ne s'engageant pas franchement dans sa partie chorégraphique. Mais elle reste attachante par cette façon de documenter la trajectoire des deux danseurs. Les voir évoluer sur scène dans leur style respectif suffit à inscrire dans l'esprit du spectateur tout le travail accompli. Surtout, la prestation finale de Daniel Proietto après l'entracte, magnifique, achève de susciter l'adhésion, en ce qu'il nous fait comprendre et percevoir toute la beauté d'un engagement artistique.

 

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2 octobre 2017 1 02 /10 /octobre /2017 20:46

 

 

 

Wayang Golek

 

Dadan Sunandar Sunarya et la compagnie Putra Giri Harja 3

 

 

 La prestation de la troupe du Wayang Golek, invitée à l'ouverture du Festival de l'Imaginaire, nous rappelle les meilleures manifestations de ce festival, du temps de Françoise Grund et de Cherif Khaznadar, souvent orientées vers l'Asie (Inde, Indonésie). C'est à se demander si cette inflexion est liée à la nouvelle équipe qui prend désormais en charge la programmation.

 

 Et quel meilleur lieu que le Théâtre Zingaro pour assister à une telle représentation, quand bien même elle serait édulcorée (1h30 alors qu'en Indonésie, elle dure toute la nuit). Ce n'est pas tant par la forme circulaire du théâtre (qui, en soi, nous invite à appréhender un spectacle avec une vision différente) que la correspondance entre ces mannequins entourant les pourtours de la salle : haut-perchés, ils impressionnent par leur monumentalité, tels des effigies fantômes, mais surtout, ils entrent complètement en résonance avec les marionnettes du Wayang Golek.

 

 En arrivant en avance dans la salle, on a le loisir de contempler ces marionnettes scintillantes, disposées à l'avant-scène, aux couleurs chatoyantes, fascinant aussi bien les enfants que les adultes. Un dispositif qui, s'il barre la vision, invite le spectateur à circuler pendant le spectacle, comme nous le précise au départ l'ethnomusicologue ayant contribué à la présence de la troupe à Paris.

 

 Dérivé du Wayang Kulit, le théâtre d'ombres de Java, le Wayang Golek est une forme spécifique à Sunda, région basée à l'ouest de Java, où règne une atmosphère musicale singulière, aux accents romanesques suaves, comme l'a si bien montré une ethnomusicologue comme Catherine Basset. Accompagné de l'incontournable orchestre de percussions, le gamelan (auquel se joint une vièle rebab, d'origine arabe), le Wayang Golek se distingue du théâtre d'ombres de Java par un style enjoué, lié à sa nature profondément festive.

 

 Ce style fait émerger la figure du dalang, tout à la fois marionnettiste, narrateur, chanteur. Ici, c'est Dadan Sunandar Sunarya, célèbre dalang de Sunda, qui nous gratifie de sa maîtrise. Si sa manipulation des marionnettes fait merveille – jusqu'à l'étonnante scène du personnage qui vomit -, c'est sans doute sa capacité d'adaptation aux conditions de jeu en France qui surprend. Émaillant son récit de mots français, il fait mouche dans sa capacité de séduction du public.

 

 En même temps, du fait de la contraction du spectacle en 1h30, les épisodes du Râmâyana et du Mahâbhârata présentés sont particulièrement axés sur des scènes de combat, accentuant la virtuosité du dalang, mais marquant forcément une limite dans la représentation de ces immenses épopées.

 

 Et si le Wayang Golek laisse une impression globale de légèreté, de fantaisie, la dimension musicale se révèle très attrayante. S'il n'y a pas la dynamique incessante du gamelan balinais, celui de Sunda étonne néanmoins par sa vivacité, son expressivité (renforcée par les voix), la rendant plus expressive que le gamelan proprement javanais. On se rend d'autant plus compte du caractère décontracté de ce gamelan lorsqu'on se déplace autour des musiciens, avec leur façon de s'engager corporellement, malgré leur position assise. Une vraie surprise qui marque d'autant plus la singularité de ce lieu qu'on appelle le pays Sunda, un monde dans un monde.

 

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30 septembre 2017 6 30 /09 /septembre /2017 20:56

 

 

 

Pelva Naik, chant dhrupad

 

Pratap Awad, tambour pakhawaj

 

 

 Présente pour la première fois en France sur la scène de l'Espace Pierre Cardin, la chanteuse indienne Pelva Naik est une interprète de dhrupad, un style vocal et instrumental finalement assez peu représenté sous nos latitudes. Se démarquant du chant khyal, beaucoup plus connu pour sa flamboyance vocale, le dhrupad se caractérise par une certaine austérité. Style profondément méditatif, plus connu sous son versant instrumental, au travers de l'impressionnant luth rudra veena, dont Zia Mohiuddin Dagar fut l'un des plus éminents interprètes. Véritable lignée de prestigieux musiciens, les Dagar comptaient aussi en leur sein le chanteur Ustad Zia Fariduddin Dagar, auprès de qui Pelva Naik s'est formée.

 

 Austérité du dhrupad, donc ; mais surtout développement solennel. Loin à priori des envolées virtuoses du khyal, le chant dhrupad opère sur une ligne musicale donnant l'impression de n'avancer qu'à petits pas : mer vocale d'un calme serein à peine dérangé par quelques aspérités. L'avancée est lente si bien que contrairement au khyal – et même aux soli d'instruments ou de chanteurs d'Inde du Nord – la percussion n'intervient que très longtemps après le développement de l'alap, cette partie introductive souvent fondée sur l'improvisation. C'est ainsi que pendant quarante minutes, entourée de deux joueuses de tampura la baignant dans une ambiance sonore tamisée, Pelva Naik pose tranquillement sa voix. Avec un timbre délicat, à la rondeur affirmée, elle installe cette atmosphère méditative si spécifique de la musique indienne. C'est le raga Multani, un raga de début de soirée, propice à laisser l'esprit vagabonder dans un nuage de sons apaisés.

 

 Et, comme souvent, le chant laisse aussi la place à une autre forme d'expressivité concomitante : Pelva Naik, loin d'être dans une posture immobile, renforce sa prestation de gestes incessants. Vrai théâtre chargé de souligner les mots, par l'exécution de mouvements souvent très déterminés, telle une chanson de gestes issus de quelques formes antiques. Les mouvements amplifient la parole, lui donne le relief qu'elle ne semble pas avoir de prime abord, en tout cas la porte vers d'autres sphères jubilatoires.

 

 Puis vient enfin le moment où la percussion entre en scène. Instant toujours attendu, puisqu'il apporte son lot de sonorités scintillantes, de contrepoint sonore. Le pakhawaj, instrument dédié au dhrupad, bien moins connu que le tabla ou même le mridangam (percussion de la musique carnatique du sud de l'Inde), produit des sons particuliers, d'une profonde gravité (notamment côté gauche), ce qui lui donne des sonorités d'allure tribale. Pratap Awad parvient à conférer à la percussion une surprenante virtuosité, un scintillement rythmique auquel on est peu habitués. C'est dire qu'avec la prestation de ces deux musiciens trentenaires, le dhrupad paraît moins austère, transportant le style vers des contrées réjouissantes pour l'oreille.

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25 juin 2017 7 25 /06 /juin /2017 21:28

 

 

 

FLA.CO.MEN

 

direction, chorégraphie et danse : Israel Galván

 

Avec David Lagos, Tomás de Perrate, Eloisa Canton, Caracafe, Proyecto Lorca (Juan Jimenez Alba & Antonio Moreno)

 

 

 Il faut avoir atteint une certaine maîtrise pour arriver à porter le geste artistique vers des contrées surprenantes. De la maîtrise ? Peut-être, qu'au fond, il s'agit de l'inverse, quand on regarde "FLA.CO.MEN", le dernier spectacle d'Israel Galván  : vouloir à ce point ne pas donner le sentiment d'une finitude de la danse pour, sans cesse, la réinterroger au point de passer par des strates inattendues.

 

 Avec ce spectacle, le danseur espagnol, issu d'une lignée fameuse, s'il continue à casser les codes du flamenco, manie ici la dérision à un point tel que l'on peut se demander, à le voir apparaître sur scène, s'il n'y a pas, in fine, une visée d'auto-destruction. Démarche intellectuelle, hyper consciente qui consisterait – avec la conscience d'avoir amener le flamenco vers des strates qu'il est peut-être le seul à supporter - à en détruire les effets. C'est ainsi que voir Israel Galván arriver sur scène le corps recouvert d'un tablier laisse augurer d'une ambiance pour le moins loufoque.

 

 Si ce début iconoclaste surprend, c'est aussi par ce dialogue qu'il instaure avec son pupitre, renversant totalement la destination de l'objet. Car dialogue il y a quand Galvan se met à parler, ses paroles étant traduites par une musicienne dans le fond de la salle, avec une distance raide. Au lieu que cette posture de Galván évocatrice d'un chef d'orchestre renvoie à une volonté d'harmoniser un flux (celui de musiciens ou de danseurs), il sert ici à désacraliser son propre geste artistique. De la parole à l'onomatopée, il n'y a qu'un pas, et voir évoluer Galván, entre auto-dérision et posture, lui donne une autre dimension : celle d'un homme, seul avec son art qui fait sa cuisine (littéralement) non pas pour imposer une nouvelle recette, mais pour, sur un mode ludique, réinterroger la possibilité que d'autre pépites sortent de cette alchimie.

 

 Car quelque part, la position de Galván devant son pupitre, comme peu après devant une chaussure en porcelaine, tient un peu du chaman qui, par ses gestes mystérieux, interroge un sens jamais définitivement donné, de la même manière que Galván n'est jamais dans une imposition du geste, mais plutôt dans une perpétuelle réaffirmation de rencontres possibles.

 

 C'est tout l’intérêt de partir d'une assise indéfectible (la source flamenco, sans cesse remise en cause, mais toujours identifiable dans les méandres de sa déconstruction) pour convoquer des figures multiples. Véritable œuvre carnavalesque, serti d'un humour constamment réjouissant, "FLA.CO.MEN" met côte à côte des artistes d'horizons divers, mais toujours en soi pris dans un débordement de leur propre champ  : il suffit de prendre les deux chanteurs de flamenco pour saisir, dans leur expressivité, un déplacement des lignes ordinaires, chacun traçant pour autant une zone personnelle, libre. Dans la longue séquence établissant un dialogue entre Galvan et le percussionniste, il s'agit moins pour ce dernier de répondre par un rythme approprié à la virtuosité du danseur que de marquer, dans une attention soutenue, sa propre musicalité.

 

 Du guitariste au saxophoniste, la scène s'emplit de sonorités diverses, dissonantes, entre tradition et modernité. Les séquences sont tellement hybrides, jetés dans un maelstrom de mouvements et d'expérimentations que l'on a parfois l'impression d'un capharnaüm. Pourtant, dans cet élan débridé, fruit d'un désir effréné de communication, un corps vient cimenter tout cela, toujours sur un mode un peu ritualiste : celui d'Israel Galván. Avec cette sidérante virtuosité, cette légèreté aérienne rendant chaque geste aussi fluide que déliée, il fait de son corps l'élément principal de suture des différentes séquences, quand bien même tout cela paraîtrait dispersé et éclaté.

 

 C'est que la démarche de Galván n'est peut-être pas tant d'unifier, de polir son spectacle, que de donner à voir "FLA.CO.MEN" sous un angle foncièrement original : se positionner littéralement à hauteur d'enfance, s'emparer des différents objets disséminés sur scène (chaise sur la quelle il grimpe, percussion jouée en se couchant, amas de pièces piétinées) pour marquer, face à eux, la surprise d'une approche. Appuyé par ses borborygmes (envisageables comme un prolongement de son travail vocal avec Akram Khan), Israel Galván traverse la scène comme un enfant désireux de révéler une autre face d'un objet, l'amener à une autre fonctionnalité, en le dépouillant de sa valeur initiale. C'est ce que permet cet artiste remarquable : retrouver la surprise du regard de l'enfance.

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29 novembre 2016 2 29 /11 /novembre /2016 18:19

 

 

 

Sufiana Kalam du Cachemire

 

Par le Sasnawaz Brothers Sufiana Group

 

Shabir Ahmad Saznavaz (chant et santur)
Mushtaq Ahmad Saznavaz (chant et saz-e-kashmiri)
Kaiser Mushtaq (chant et setar)
Manzoor ul Haq (chant et setar)
Mohammad Rafiq Saznader (tabla)

 

 

 A l'heure des crispations religieuses, voire arriver un groupe dans une église relève moins d'un défi que d'un désir de partage. Ils cherchaient un endroit "pur" pour s'exprimer, et c'est l'église Saint-Roch qui leur a permis de dispenser cette forme musicale particulière qu'est le Sufiana Kalam, style soufi basée sur la pratique chantée de poètes mystiques, persans ou cachemiris. Eux, ce sont les Sasnawaz Brothers, groupe principalement composé de fils et petits fils de Ustad Ghulam Mohammad Saznawaz, maitre du Sufiana Kalam.

 

 Si en France, la musique soufie a été popularisée par l'entremise du Qawwali, on le doit au fameux Nusrath Fateh Ali Khan, qui avait porté cette expression mystique à un rare degré d'expressivité et de partage, abolissant les frontières locales pour les rendre universelles. Avec le Sufiana Kalam, on est loin, très loin, de cette exaltation vocale, poussée par un chanteur, et auquel le groupe répond sur un mode responsorial. Dans le Sufiana Kalam, la mise en avant de l'individualité semble totalement bannie, les chanteurs s'exprimant de manière chorale, aucune voix ne prenant le pas sur une autre. C'est à peine s'il y a quelques décalages dans l'expression. Tout fusionne au profit d'une harmonie d'ensemble.

 

 Étonnante musique, invitant évidemment à la méditation, tant son manque de heurts, sa structure appellent à un équilibre constant. Conçue comme une suite (typique des modes musicaux du genre maqam, essaimant de l'Asie centrale jusqu'à l'Iran), les morceaux s’enchaînent, avec une accélération supposée à peine perceptible pour une oreille novice.

 

 Si le Sufiana Kalam est un genre très intime, voué à l'expression confidentielle (ce qui représente un risque pour sa survie, surtout en temps d'intolérance), son esthétique vocale puise dans une échelle géographique très large, et les instruments utilisés témoignent d'une influence variée, remontant à l'ouverture aux confréries soufies de Perse et d'Asie Centrale. S'il y a bien des setar dans le groupe, ceux-ci sont très différents de ceux utilisés dans la musique savante iranienne, et lorgnent plutôt par leur forme vers les grand luths d'Asie Centrale, tel les dotar ou sato (dont l'ouzbek Turgun Alimatov était l'un des très grand interprètes). La vièle à pique saz-e-kashmiri est d'évidence proche du kamantché, également perse, tandis que le santur, devenu un instrument soliste de premier plan en Inde, sous les doigts du grand Shivkumar Sharma, était depuis longtemps ancré dans la sphère cachemirie. Et si le tabla (ici appelé dokra) est également indien, la provenance multiple de ces instruments n'en permet pas moins au Sufiana Kalam de conserver une spécificité sonore le rendant rare et précieux.

 

 En matière de référence, et malgré le ton généralement dolent du Sufiana Kalam une autre musique d'Asie Centrale nous vient à l'esprit en l'écoutant : le mugam des Ouïgours, peuple musulman du Xinjiang. Si, contrairement au Sufiana Kalam, la musique Ouigoure se signale par un style assez nerveux, exalté, le chant choral collectif évoque cette ambiance dé cérémonie. Là ou chez les Ouïgours, les voix essentiellement masculines s'élèvent vers des mélismes confinant à une forme d'ivresse, le Sufiana Kalam garde ce ton recueilli, invitant à l'intériorité. Que les Sasnawaz Brothers figurent parmi les derniers représentants de ce style cachemiri, c'est ce qui rend d'autant plus émouvante l'écoute de leur musique.

 

 

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23 novembre 2016 3 23 /11 /novembre /2016 22:31

 

 

 

Waed Bouhassoun, chant, oud

 

Moslem Rahal, ney

 

 

 A présent que le nom de la Syrie, dans l'actualité, est invariablement rattaché à des événements tragiques, il convient de procéder à quelques rappels : on tient, avec ce pays multiculturel, l'une des plus belles musiques du monde arabe. Le théâtre de Ville en a longtemps présenté parmi les plus beaux fleurons, notamment à travers l'ensemble Al Kindi, au milieu duquel trônaient de grands chanteurs, tel Hamza Chakkour. Un ensemble constitué par un français, Julien Jallaledin Weiss, joueur de qanoun (mentionné dans "Boussole", de Mathias Enard, prix Goncourt 2015, en des termes d'ailleurs peu amènes).

 

Le Oud que pratique Waed Bouhassoun, c'est l'instrument typique de cette musique arabe, rendu célèbre sous nos latitudes par l'irakien Munir Bachir. En compagnie de Moslem Rahal, elle présente un répertoire principalement constitué des chants du Djebel druze, région du sud dont elle est originaire. Si on était plus familiers d'un style axé autour des chants soufis (comme lors de ce concert à Radio France, en septembre 2015), celui du 19 novembre au Théâtre des Abbesses montrait cette capacité de Waed Bouhassoun, à déplacer ses lignes musicales.

 

Si attaquer un répertoire issue de sa région natale peut paraître aller de soi, Waed Bouhassoun a manifestement mis du temps avant de pouvoir le concrétiser en compagnie de Moslem Rahal, avec qui elle a fait ses études à Damas. Celui-ci pratique le ney, cette fameuse flûte qu'à Paris, on connaît surtout sous son versant iranien. Comme dans la musique persane, on retrouve cette capacité, au sein d'une même mélodie, à faire alterner des sonorités graves et aiguës, avec ce timbre si particulier rendant le tracé sonore incertain, entre rugosité et chaleureuse gravité.

 

Le duo entre les deux complices tient toutes ses promesses, en nous plongeant dans une ambiance de salon – il n'aurait plus manqué, comme cela a pu être fait dans la même salle pour un concert iranien, qu'une reconstitution à l'orientale, avec petites table basse et thé à proximité. La voix de Waed Bouhassoun, dans ce répertoire, se distingue un peu des chants soufis par une forme d’âpreté liée à la nature des textes proposés. Si le chant domine, ressort très fortement la dimension du récit, où l'articulation des mots, dans certaines phases, l'emporte un peu sur la mélodie. Moins de linéarité, une langue plus rêche, comme révélatrice de la sécheresse du désert.

 

La magie de ce concert repose beaucoup sur cette infinie délicatesse entre chant et jeu instrumental. Moslem Rahal introduit chaque morceau longuement, avant que la voix de Waed Bouhassoun ne s'élève. La richesse de son accompagnement à la flûte (spécialement crée par lui pour répondre harmonieusement au contour de la voix) produit une irisation des sons. Le jeu de Rahal se pare aussi de motifs quasi contemporains, quand de sa bouche il émet parfois des sons percussifs. Entre le oud, la voix et la flûte, une combinaison heureuse nous transporte vers des contrées sonores où la musique devient garante de la plus belle des respirations.

 

 

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6 novembre 2016 7 06 /11 /novembre /2016 22:37

 

Polyphonies et danses des Wagogo

 

Clan Nyati du village de Nzali

 

  On sait combien l'Afrique Noire regorge de traditions musicales parmi les plus séduisantes au monde. Les polyphonies vocales font partie des plus représentatives. Sans doute la plus connue du grand public – parce qu'associée à leur singularité physique – reste celle des Pygmées. Avec les Wagogo de Tanzanie, on découvre, dans un espace ô combien approprié (le musée Dapper), la prégnance de cette forme vocale.

 

 

 Pourtant, avec l'arrivée des musiciens, c'est peut-être moins leur chant proprement dit qui frappe de prime abord que leur présence physique : magnifiques vêtements, légère peinture autour du visage, plumeaux sur le haut du corps, à hauteur du visage. Et quand, d'emblée, tout cela se met en branle, les danses des Wagogo, forcément dynamiques, d'une folle expressivité, enchantent. Dans la première partie, à la disposition soigneuse, les hommes, derrière, portent au pied droit des grelots (à la manière des danses indiennes) avec lesquels ils produisent, en frappant le sol, une rythmique énergique. Dans la main, ils tiennent des bâtons, et tels des bergers qui auraient converti leur outil en instrument, les font virevolter en l'air.

 

 Avec les Wagogo, on a affaire à un spectacle total, car tout va de pair. Dans cette courte représentation (1h15), s'il y a un aspect proscrit, c'est bien l'immobilité. Chanter équivaut forcément à danser. Quand un musicien entre seul sur scène avec une vièle, son jeu virtuose, mâtiné de quelques clin-d’œil complices, c'est pour parcourir la salle et, tel un barde, attirer l'attention du public. Dans cette relation au public, d'ailleurs, il ne faut pas voir une quelconque séduction, puisque, comme le rappelle Pierre Bois, la transposition au musée Dapper est telle que pratiquée dans les villages. On aurait en effet pu croire à une spontanéité souriante un peu fabriquée, mais force est de croire que les très beaux sourires des femmes – qu'elles chantent ou dansent – sont une marque d'authenticité culturelle.

 

 Les femmes qui, par ailleurs, offrent littéralement le morceau de bravoure du spectacle dans une belle séquence avec les percussions (n'goma). Chez les Wagogo, elles sont les seules à en jouer. Tandis qu'une ligne de femmes à l'arrière frappent sur des petites percussions produisant un son sec, assurant une rythmique continue, plusieurs se mettent à l'avant, coinçant leur tambour entre les jambes et émettent des frappes vives soutenues tout chantant, sourire aux lèvres, bien sur. L'une des caractéristiques de jeu est d'opérer avec des mouvements des bras dans le vide avant ou après chaque frappe.

 

 Étonnant encore cet autre instrument joué par deux femmes, dans une forme allongée, ressemblant à un fond de petit bateau, qu'elles posent sur le sol. Les sons sont produits avec des bâtons qu'elles frottent sur le dos. Génie africain consistant à élever au rang d'art des gestes proches du quotidien : ce geste musical, au fond, n'est pas très éloigné de celui qui consiste à piler du mil. C'est sans doute ce qu'il y a de plus fort dans cette multiplicité d'approches de la tradition des Wagogo : que le rappel de la terre évoqué dans chaque posture nous porte sans cesse vers des dimensions supérieures.

 

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27 avril 2016 3 27 /04 /avril /2016 22:09

 

 

Madame Ong

 

Par la Compagnie Nationale de Changgeuk de Corée

 

Mise en scène de Koh Sun-woong

 

Avec Kim Ji-sook, Lee So-yeon, Kim Hak-yong, Choi Ho-sung, Kim Cha-kyong, Heo Jong-youl, Woo Ji-yong, Lee Young-tae, Na Yoon-young

 

 

 La présentation de "Madame Ong" au Théâtre de la Ville renforce, une fois de plus, la vivacité de la musique coréenne, sa capacité, en s'appuyant sur une structure traditionnelle, à emprunter avec aisance les chemins de la modernité. Dans cette adaptation d'une pièce ancienne, on a beau retrouver tous les ingrédients renvoyant à des formes théâtrales éprouvées dans le monde occidental (clin d’œil au public, adresses, bouffonnerie décalée), persistent des éléments purement coréens, attestant de la persévérance d'une forme établie.

 

 Avant même que le spectacle ne commence, bon nombre d'instruments traditionnels étaient présents : cithares gayageum, geomungo, ajaeng, tambours puk et janggu. Pour les familiers, ils sont dévolus aux formes les plus savantes (sanjo, gagok) jusqu'aux plus débridées (sinawi, pansori). Une particularité, cependant : les instruments, logés dans une fosse d'orchestre, témoignent de la passerelle établie entre Orient et Occident.

 

 Drapés de leurs plus beaux vêtements – ce qui, comme souvent, donne à leur représentation des allures de cérémonie -, les comédiens-chanteurs distillent une prestation où se mêlent l'expressivité du chant et le coloris grisant des instruments. Ce sont les percussions, nombreuses, qui prennent en charge la veine contemporaine, amenant, à certains moments, les musiciens à haranguer littéralement le public, dans une festivité décomplexée. Tous ces éléments permettent à la troupe de tisser cette histoire autour d'une femme enfermée dans une malédiction amenant ses maris successifs à mourir très vite.

 

 Mais "Madame Ong" ne serait qu'un aimable spectacle, joyeux et aérien, s'il n'était pas traversé, de part en part, par une étonnante grivoiserie. Il est peu de scènes où les allusions sexuelles explicites, n'irriguent pas les rencontres entre les personnages. Derrière sa beauté visuelle, "Madame Ong" se pare d'une dimension païenne, où la pulsion sexuelle se libère sans fard. Et c'est autour des croyances – encore de nos jours un moteur essentiel dans une société issue du chamanisme – que s'articule cet irrespect : le personnage masculin principal, non content de forniquer avec un totem, s'en sert plus tard pour faire du feu. Comme on ne rigole pas avec la tradition, cette incartade lui vaudra de subir une malédiction.

 

 Bien que mue par ses élans bouffons et sa dynamique musicale enjouée, "Madame Ong" ne manque pas d'inscrire des références à une époque ancienne, lorsque la Corée était tenue sous le joug de l'envahisseur japonais, ou lorsque la population faisait face à une difficulté à subvenir à ses besoins. Portée par une élégante mise en scène, avec une scénographie faisant la part belle à des vidéos, ce théâtre musical prouve la possibilité pour des formes de création typiquement coréennes d'investir des scènes internationales en distillant les mêmes bouffées réjouissantes.

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Blog De Jumarie Georges

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