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25 octobre 2012 4 25 /10 /octobre /2012 13:03

 

 

 

 

Gebo et l'ombre

 

Film de Manoel de Oliveira

 

Avec Michael Lonsdale, Claudia Cardinale, Leonor Silveira, Jeanne Moreau, Ricardo Trepa

 

"Tout bruit en moi ; mais je parle bas" : Gebo et l'ombre.

 

 Le prologue de "Gebo et l'ombre", qui marque l'apparition et la disparition de Joao, le fils tant attendu, est l'une des plus belles scènes qu'il nous ait été donnée de voir depuis longtemps. Se trame dans ce plan fixe quelque chose de très particulier, qui dessine au bout du compte un rapport au temps : un port, un bateau, des caisses vides jonchées sur le sol, une mer au mouvement léger, une ancre. Seulement voilà : l'ancre délaissée ne sert plus à maintenir le bateau à quai, puisque celui-ci est dans une immobilité totale, même pas bercé par les ondulations huileuses d'une mer fellinienne.

 

 Quelque chose de ce sublime plan d'ouverture révèle le rapport au temps qui gouverne de plus en plus les derniers films de Manoel de Oliveira, mais sur un mode contradictoire. Le cinéaste pourrait reprendre à son compte le mot d'Hamlet, pour signifier la perturbation dans laquelle se trouvent ses personnages : "the time is out of joint" (litt. "le temps est hors de ses gonds"). L'ancre ici ne sert plus à fixer un bateau ; il se fixe lui-même, comme placé dans une suspension éternelle.

 

 Entrer ensuite dans la maison de Gebo, pour n'y voir plus que des plans fixes et une forme de théâtralité, ne doit pas être envisagé comme une perte. C'est au contraire ce rapport au temps qui y est prolongé, affirmé, trituré, avec comme matière principale cette inlassable attente d'un fils (d'un mari pour Leonor Silveira) qui ne vient pas. Le film d'Oliveira ne s'enferme pas dans cette incessante matière dialoguée simplement parce qu'il serait l'adaptation d'une pièce de théâtre. Il résonne de bien d'autres choses que du rétrécissement de son cadre spatial et de l'information échangée par les personnages. Il est très riche en sons venant de l'extérieur (on y entend beaucoup d'aboiements), renvoyant, sur un mode plus ténu, à l'angoissant "Benilde, ou la vierge" ; ils sont à envisager comme un tissu destiné à restituer l'instabilité émotionnelle des personnages féminins, particulièrement de Doroteia (Claudia Cardinale) qui tente d'arracher des mots à Gebo concernant leur fils.

 

 Film de ritournelle, litanie mélancolique, "Gebo et l'ombre" étonne chez Oliveira par sa dimension éplorée. On a rarement vu dans l'univers du cinéaste lusophone les personnages s'épancher autant : pleurs de Claudia Cardinale - même si la plupart sont off -, pleurs plein champ de Leonor Silveira. Avec la retenue qui a longtemps caractérisé l'expression des émotions dans les films de Oliveira, cette libération se veut sans doute salutaire. Il n'y aura jamais trop de larmes chez Oliveira.

 

 Dans cet espace sensible, Michael Lonsdale incarne à merveille une figure d'équilibre prônant l’honnêteté sacrificielle jusqu'à l'obsession. Le ton égal sur lequel il profère ses recommandations, répète ses calculs, loin d'installer une rigidité du personnage, créé un décalage constant par rapport aux incessantes réclamations de Claudia Cardinale. Incessantes tentatives d'apaisement, sur fond d'acceptation passive, qui donnent des indices sur les références littéraires de Manoel de Oliveira : "L'homme qui a perdu son ombre", de Adelbert Von Chamisso - nom que le cinéaste donne au personnage de Luis Miguel Cintra - y figure pour une grande part, concernant la question d'une pacification d'une âme face à une malédiction.

 

 "Gebo et l'ombre" se revêt ainsi d'un aspect fantastique lié à l'apparition de Ricardo Trepa, à l'inverse de sa prestation dans "Singularité d'une jeune fille blonde". S'il est l'ombre, signifiée par les séquences extérieures du début du film, c'est comme porteur d'une charge fantasmatique pour Gebo : lui permettre, par son irruption décalée et révoltée, de sortir de sa condition éternisée. Sortir de ses gonds, en quelque sorte.

 

 Mais le film d'Oliveira, de par son titre en forme de métaphore, fait aussi bien penser à l'ultime opus de Raoul Ruiz "La nuit d'en face", où la nuit, comme l'ombre, renvoie tout simplement à la mort. Dans le dernier soubresaut de Gebo, qui le fait se lever pour endosser la responsabilité d'un vol commis par son fils, il y a comme un ultime sursaut  face à cette perte définitive qui menaçait de le figer.

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21 octobre 2012 7 21 /10 /octobre /2012 22:00

 

Dairaku-1-da386.jpg

                                               Photo : Junichi Matsuda

 

Crazy Camel

 

Spectacle de Dairakudakan

 

Direction Maro Akagi

 

 

  Les scènes parisiennes semblent, depuis la rentrée, de plus en plus investies par des formes hybrides. Des femmes nues s'emparent du style burlesque pour en faire un brûlot féministe (Untitled feminist show), des handicapés s'ébattent au Centre Pompidou de façon débridée (Disabled Theater). Il fallait bien qu'en provenance du Japon, un fameux groupe vienne secouer les lignes établies de la danse butô.

 

 C'est d'ailleurs sur un positionnement décalé que la troupe Dairakudakan, emmenée par l'impressionnant Maro Akagi, s'est présentée à la Maison de la Culture du Japon à Paris. Moins d'un an après y avoir joué "L'homme de cendre", Dairakudakan revient avec une forme prétendument inédite en Occident, le Kimpun Show. L'envie est forte de découvrir ce style, honni, paraît-il, par les tenants d'un butô pur, dont Dairakudakan est pourtant l'un des plus grands représentants.

 

 Quand on a eu l'occasion de capter la personnalité facétieuse de Maro Akagi, il n'y a dès lors plus à s'étonner de l'intérêt de la troupe pour cette forme. Sa distinction immédiatement visuelle repose sur cette pellicule dorée recouvrant le corps des danseurs, hormis ceux qu'on peut considérer comme solistes, principalement Maro Akaji et la danseuse l'accompagnant pendant la quasi totalité du spectacle.

 

 C'est cette distinction qui se révèle extrêmement instructive : d'un côté un "chœur" de danseurs aux corps dorés, dont la fonction essentielle est d'assurer la revue, à l'égal des spectacles de cabaret, voire de groupes de rock, accompagnés par des chœurs de danseuses-chanteuses. Leur expression dansée se signale alors par un équilibre constant, une synchronie des mouvements quasiment sans failles. Pas d'individualisation des figures : le nombre ne favorise pas la liberté du geste chorégraphique, mais assume le contour basique sur lequel va se tramer autre chose.

 

 La seule entrée en matière de Maro Akagi, déguisé en étudiante, se révèle réjouissante, provoquant le rire du public. L'occasion de s'étonner de la vélocité d'un homme de 69 ans. Mais l'aspect grotesque qui va alors prévaloir - mâtiné d'une certaine régression - n'influe aucunement sur la qualité de la prestation. Au contraire, alors que le ballet des corps dorés se signale par un équilibre assez parodique, les solistes se fondent sur cet écrin pour tisser les mouvements les plus extravagants possibles. Libérer le corps, c'est aussi le soustraire à son statut policé, d'où le travestissement, mode privilégié de l'approche carnavalesque qui définit beaucoup cette troupe.

 

 Car l'envolée des corps, principalement ceux de Maro Akaji et de la danseuse, déguisés en étudiantes, se fait en exploitant toutes les possibilités physiques : torsions dans les mouvements, comme sous le coup d'une embardée électrique, envolées erratiques, nerveuses. On rampe, on glisse, on envahit toutes les zones de la salle. C'est à une véritable bacchanale à laquelle on assiste, jusqu'au moment où un troisième larron, au départ engoncé dans sa rigidité, arrive à donner de l'ampleur à son geste. En point d'orgue, une scène d'une grande trivialité sexuelle, manière d'affirmer la plénitude dionysiaque à laquelle mène cette libération des êtres.

 

A côté des attitudes débridées des solistes, le chœur des danseurs dorés dévie à peine de son élan unifié. Le sommet de leur relation à l'espace s'opère par un déplacement des colonnes, non pour injecter un quelconque désordre, mais au contraire pour perfectionner le sens esthétique. Les colonnes disposées en fond de scène composent dès lors un merveilleux panneau aux modulations colorées. Équilibre du plan, des rythmes, des couleurs.

 

 Dans "L'homme de cendre", la relation à la lumière, au feu, était marquée par le sentiment d'urgence à maintenir une étincelle de vie. A la fin de "Crazy Camel", les torches brandies par les danseurs induisent plutôt une notion d'achèvement serein. Quels que soient les soubresauts auxquels on a assisté, la beauté est sauve, et les torches viennent simplement en confirmer l'éclat, en appuyant par leur flamme la lumineuse respiration des panneaux.

 

DSC09865.JPG                                                Photo : Georges Jumarie

  

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19 octobre 2012 5 19 /10 /octobre /2012 10:10

 

 

 

faces.png

                                                       Photo : Jean-Pierre Maurin

 

 

Faces

 

Spectacle de Maguy Marin

 

Avec le Ballet de l'Opéra de Lyon

 

 

  En regardant "Faces", de Maguy Marin, et confronté à son évidence plastique, on est appelé à se méfier dans un second temps des mots qui pourraient le qualifier. Le premier qui vient à l'esprit, "tableau", en référence à la peinture, s'il trouve sa légitimité dans une composition savante des scènes, en limite la portée.

 

 Car "Faces" est dicté, de manière discrète mais affirmée, par la notion de mouvement : mouvements du regard, couplés aux déplacements des danseurs du Ballet de l'Opéra de Lyon. En effet, il y a, dans les entrées progressives des 28 danseurs - ça en fait du monde - des deux côtés de la scène, toute une série de trajectoires qui appelle la concentration du spectateur. Tout se fait pourtant avec lenteur - d'envolée chorégraphique proprement dit, il n'y aura point dans ce spectacle -, avant que chaque entrée ne soit accueillie par un regard marqué par la bienveillance. On opère de délicats déplacements pour ajuster son regard vers l'endroit par lequel surgit un corps.

 

 Cette multitude de présences se trouve par ailleurs décuplée par le panneau dressé en fond de scène, miroir qui amplifie, tout en les tordant, les corps. Pas facile de regarder des "tableaux" dès lors que l'échelle visuelle est constamment perturbée. C'est déjà la magie de "Faces", sous ses dehors apaisés ( par rapport à l'agitation de "Salves") d'offrir ce trouble.

 

 Trouble qui amène à se méfier d'un autre mot : "saynète", avec un autre qui lui est corollaire, renvoyant au cinéma : "fondu au noir". Car la saynète, au terme de sa visibilité, se conçoit principalement comme achèvement, clôture d'une scène, enfermement du sens. Un auteur comme Joël Pommerat, si influencé par le cinéma, est passé maître dans cet usage. Ici, les fondus n'entraînent aucunement une fermeture des scènes ; ils ne représentent qu'un battement, un suspens, comme un oeil qui se fermerait momentanément avant de voir la fin d'une scène. Pour chaque spectateur, il ne peut y avoir qu'une surprise - et un désir fort - de contempler la scène suspendue par ces noirs.

 

 Il n'y a qu'à prendre ce moment extraordinaire où un groupe se défait progressivement de ce qui ressemble à des habits pontificaux pour aller s'étendre, par grappes successives, sur la droite. Si on ne les voit pas réellement se dévêtir, en raison de l'interstice noir, l'effet produit est saisissant. Force du passage d'un état à un autre, mouvement de l'éclat vestimentaire vers un dépouillement où les corps s'affaissent.

 

  Tout cela crée ainsi une rythmique exceptionnelle, une musicalité sans faille, renforcé par le tapis sonore élaboré par Denis Mariotte. Oui, le cinéma est présent dans ces scènes de groupe, comme une décomposition chronophotographique, mais avec ce supplément de puissance onirique lié à la cursivité des scènes, à leurs incessants changements, aux bruissements sonores.

 

 Mais la conception formidable de "Faces", son savant agencement, ne saurait l'enfermer dans une perfection formelle, sourde aux résonances avec le monde. Car en travaillant constamment avec le ballet la question du groupe, la pièce de Maguy Marin renvoie aux vertiges des imbrications humaines. Ici, une équipe de football, là, un groupe s'ébattant comme dans une soirée dansante. "Faces" malgré la maîtrise apparente de son tempo, brasse large et renvoie, par ce traitement, aux grandes interrogations sur les conduites à adopter lorsqu'un individu est pris dans une relation de groupe. Téléscopage des postures, des temporalités, cette dynamique révèle l'étendue du champ créatif dans lequel Maguy Marin veut nous immerger.

  

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16 octobre 2012 2 16 /10 /octobre /2012 10:08

 

 

 

 
 
Vestigios
 
Spectacle de Marta Soares
 
 En entrant dans la salle 200 du Centquatre, on est amené d'emblée à chercher ses marques : de rares chaises sont disséminées le long des façades, par paire la plupart du temps. S'ensuivent quelques instants d'hésitation : faut-il s'asseoir sur ces chaises - il n'y en a de toute façon pas assez pour tout le public -, par terre ? Un certain nombre opte pour cette deuxième solution, en vue de se rapprocher du centre de la salle.
 
 Une grande planche y est installée, reposant sur des tréteaux. Une dune de sable occupe la totalité de l'espace. Un ventilateur, posé en bout de planche, est déjà en fonctionnement et, dirigé vers la dune, reproduit le vent. L'effet, d'une simplicité confondante, n'en contient pas moins un pouvoir de fascination immédiat. Sur deux grands écrans sont projetées des images des sambaquis, des sites indigènes précolombiens.
 
 Mais le spectateur, qui n'est pas forcément au courant de cette référence historique, tente d'emblée de s'approprier cette installation singulière, précisément en tentant de se positionner par rapport à elle, comme on le ferait pour une sculpture. Quand un bon nombre reste assis, d'autres choisissent de s'approcher, en restant debout ; d'autres, moins nombreux, décident de tourner autour, comme si l'immobilité de cette dune sous laquelle un corps est enseveli ne leur suffisait pas. Il faut, en se déplaçant, animer ce qui s'offre à eux comme immobile.
 
 L'exigence de "Vestigios" est d'attendre les infimes variations de la découverte d'un corps, qui se fait avec une lenteur extrême, à mesure que le ventilateur disperse le sable. C'est plus qu'une expérience visuelle : elle est sensitive, puisque le spectateur éprouve des impressions diverses : odeur du sable, crainte d'ingérer d'infimes particules ; on ne résiste pas à une volonté de toucher le sable, de marcher dessus.
 
 C'est la force de cette performance qui, dans son immobilité, dans le dévoilement incomplet du corps de Marta Soares, nous renvoie à nous-même, à notre attente, à nos espoirs de découverte spectaculaire. Mais, c'est précisément son caractère inachevé qui l'amène à se maintenir dans une sorte de nimbe mystérieux. On quitte la salle petit à petit, jetant les derniers regards, cherchant encore un ultime frémissement.
 
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12 octobre 2012 5 12 /10 /octobre /2012 11:18

 

 

 

Disabled-theater.jpg

                                                       Photo : Christophe Raynaud de Lage

 

 

Disabled Theater

 

Spectacle de Jérôme Bel

 

Avec le théâtre HORA

 

 

Danser, est-ce combler un vide ?

Est-ce taire l'essence d'un cri ?

C'est la vie de nos astres rapides

Prises au ralenti.

 

Rainer Maria Rilke


 

 A regarder le début du dernier spectacle de Jérôme Bel, "Disabled Theater" (Théâtre handicapé), on craint presque de se retrouver devant une mécanique trop bien huilée, typique de certaines oeuvres conceptuelles. Des handicapés - la plupart atteint de trisomie 21 - se présentent sur scène avec, comme contrainte, de rester immobile pendant une minute, face au public. Déjà pointe le risque d'une sécheresse formelle, d'une manipulation de corps non rompus aux règles de spectacles contemporains.

 

 Le travail d'assèchement se poursuit avec la présentation de chacun des onze protagonistes devant un micro dressé par la traductrice asiatique ; laquelle, assise derrière son bureau, décline inlassablement le travail que Jérôme Bel a demandé aux handicapés. Dans cette séquence, on est à la fois loin d'un "Cédric Andrieux", par l'aspect ténu de la révélation (ils sont tous acteurs), mais en même temps dans une proximité inédite pour des spectateurs, dont la perception des corps de danseurs sur scène est régie par des habitudes perceptives.

 

 Quelque chose d'une individualisation très forte se manifeste alors dans cette avancée progressive vers le micro. Là où la station immobile nivelait les corps dans leur écrin de silence, on prête alors beaucoup plus attention à leur différence physique, lié aux ajustements incessants à opérer, en raison de leur différence de taille : chaque fois, il faut bouger le micro, l'enlever de son socle, le baisser, le relever.

 

 Précisément, "Disabled Theater" devient proprement vertigineux à partir de la séquence où Jérôme Bel a demandé à ses acteurs de proposer une danse de leur composition sur une musique de leur choix. On sent très vite alors que le dispositif conceptuel de Bel ne peut que voler en éclats, du moins que le balisage en séquences manifestant sa maîtrise prend une coloration particulière, lors de cette partie. Ces corps qu'on avait vu figés au départ explosent littéralement sur scène, dans une dépense d'énergie étonnante. Il ne s'agit plus de danser en respectant un quelconque code chorégraphique, mais révéler son rapport au mouvement.

 

 D'envisager ces corps d'une manière unifiée (liée à leur limite physique, mentale, l'identité de leur maladie) ne nous préparait pas à cette singularité créatrice, où chaque danse dit quelque chose de la personnalité de l'acteur ou de l'actrice qui l'interprètent. Les partitions dansées en disent plus que les mots - finalement réduits - du spectacle. Jérôme Bel dit d'ailleurs que "Disabled Theater" est son oeuvre la plus dansée.

 

 C'est l'imprévisibilité des manifestations corporelles qui empêche "Disabled Theater" de rester enfermé dans un cadre. Il y a ainsi autant à voir lors des scènes individuelles de danse que pendant l'attente du groupe. On remarque l'énergie folle dépensée par la petite Julia, tout autant que sa justesse à s'imprégner de tous les rythmes des morceaux de musique. Quand l'un sur la gauche suit le tempo en battant la mesure, un autre - qui se révélera le plus facétieux - est parfois mû par des mouvements involontaires qui l'amène à se frapper compulsivement le bras.

 

 Cette désorganisation visuelle, loin de générer un malaise, rend au contraire salutaire la vision sur scène de cet épanchement inattendu, inhabituel. A mesure que la dépense s'amplifie, parsemée de scènes drôles, c'est une émotion très forte qui envahit la salle. Il y a une évidence à se dire que ces handicapés ont autant le droit que les personnes dites normales à figurer sur scène. Loin de composer - comme le propos d'une mère rapporté par son fils - un catalogue de "freaks", "Disabled Theater" indique à quel point la scène peut sublimer la relation que n'importe quel individu peut entretenir avec son corps. Et Jérôme Bel est l'orchestrateur inspiré de cet élan.

 

  

 

 

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10 octobre 2012 3 10 /10 /octobre /2012 10:47

 

 

regy_labarque_pascal_victor_1.jpg

                                                                Photo : Pascal Victor 

 

 

 La barque le soir, de Tarjei Vesaas

 

Mise en scène de Claude Régy

 

Avec  Yann Boudaud, Olivier Bonnefoy, Nichan Moumdjian
 

 

 On aurait envie de dire, comme amorce de révolte : "Ca n'en finira donc jamais", cette radicalité, cette singularité, cette épure, ce sacerdoce, cette exigence, cette crainte... Et pourtant, on repart pour la même aventure (on embarque sur le même radeau). Ca commence par un étonnement : un spectacle qui dure plus d'un mois, et toutes les places sur Internet déjà prises ? On suppute : ça doit être la jauge qui est réduite. Et en se pointant une heure avant le spectacle - seul moyen d'essayer de récupérer une place -, on se surprend encore à en trouver une.

 

 Et le rituel peut donc débuter, bien avant d'entrer dans la salle. La jeune femme qui vous remet votre ticket n'omet pas de rappeler les recommandations de Claude Régy : pas de spectateurs admis une fois les portes fermées, un silence "royal" ; ce à quoi on peut répondre : "Comme d'habitude", sans que cette habitude revête les oripeaux blasés de la routine. L'habitude ne s'accomode pas de l'effort réclamé par Régy. Effort pour rester en effet silencieux dans une salle plongée dans la pénombre, afin de mieux se rendre disponible pour la seconde pièce de Tarjei Vesaas adaptée par le metteur en scène.

 

 On passe devant Régy, debout devant l'entrée de la salle, inquiet du haut de sa rigueur janséniste, combinant le double statut paradoxal de maître d'oeuvre se jetant dans l'arène, et d'ouvreur inquiet inspectant la tranquillité du troupeau. C'est sûr, cette façon d'éprouver dans son corps même la disponibilité du public, si elle peut paraître agaçante pour certains, n'en est pas moins révélatrice d'une démarche pleine.

 

 D'ou vient, qu'après la longue attente dans le noir avant qu'un corps n'apparaisse sur scène, on se dit que quelque chose de fort opère déjà ? C'est que cette préparation à laquelle Claude Régy nous soumet avec autant d'attention induit une perte de repère. Un visage surgit, nimbé d'un rai de lumière, comme extirpé de l'obscurité, arraché d'une matrice sombre ; et il devient difficile de le situer spatialement, comme s'il flottait.

 

 Nous sommes, malgré nous, embarqués sur le tempo du spectacle, sur le fil quasi unique avec lequel il avance : le corps d'un comédien qui, à travers le texte de Tarjei Vesaas, dit la lente dérive, la noyade, jusqu'à le mimer complètement. Processus extrêmement lent, marqué par une identité entre le flux de parole et l'engloutissement physique. Il n'en faut pas plus pour faire de ce théâtre exigeant un moment hypnotique.

 

 Si l'on se souvient encore de la prestation de Laurent Cazanave dans "Brume de Dieu", Yann Boudaud, qui incarne cet être pris dans le flux du temps et de l'espace, laissera une empreinte au moins aussi forte. Il faut voir sa manière magistrale de faire plier son corps pour représenter la chute lente dans les flots, puis se redresser ; corps élastique marqué par le rythme de la parole, mais qui signifie bien plus que les mots. Comme dans "Brume de Dieu", on assiste dans "La barque le soir" à un acmé vocal : Boudaud reproduit pendant de longues secondes le hurlement d'un chien. C'est profond, c'est caverneux ; c'est comme un râle tiré de la nuit noire de la conscience, auquel tout spectateur doit se plier à son infinie subtilité.

 

 Bien plus que Laurent Cazanave, de subtiles expressions passent par le visage du comédien. Manière de signifier l'arrachement, la tension secrète habitant un corps tentant de s'arracher à la chute. Il y aura bien deux autres comparses qui viendront se joindre à Yann Boudaud, en soutien à sa dérive, mais on est, avec "La barque le soir", dans ce moment essentiel où le spectacle ne peut s'épanouir que dans le monologue. Une fois de plus, ce spectacle offrant une épure extrême aura porté ses fruits : nous mener dans une zone raréfiée, vitale, salvatrice.

 

 

 
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4 octobre 2012 4 04 /10 /octobre /2012 14:00

 

 

 

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                      Photo : Blaine Davis

 

 

Untitled feminist show

 

Spectacle de Young Jean Lee

 

Avec  Becca Blackwell, Amelia Zirin-Brown (aka Lady Rizo), Hilary Clark, Katy Pyle et Regina Rocke

 

 

 Elles sont d'abord quatre à arriver sur scène, pas en sortant des coulisses, mais du haut de la salle, du moins en plein milieu. Avant que les spectateurs des premiers rangs ne daignent se retourner, c'est un râle régulier qui attire leur attention. Emis sur un tempo court, synchronisé ou alterné.

 

 La question du regard est d'emblée signifiée : non pas se confronter à des corps nus de femmes, dans la classique séparation scène-salle, mais amener les yeux du spectateur à faire l'effort de regarder ces corps passer près de soi, descendre lentement les marches, en étant happés par leur singularité physique. Une noire mince à la crête d'iroquois, une rousse à la stature robuste, une obèse ; et les trois autres - car elles sont en tout six - entrant beaucoup plus dans les canons de représentation féminine.

 

 Le propos de Young Jean Lee, artiste américaine d'origine coréenne, est clair : il s'agit pour elle de casser les modes de représentation du corps féminin, véhiculés essentiellement par les hommes. Propos féministe donc, consistant principalement à contrer l'exploitation érotique qui en découle.

 

 Une fois cette dimension intégrée, que reste t-il du spectacle de Young Jean Lee ? Une multitude de saynètes muettes régulièrement ponctuées par des intermèdes dansés. Ces envolées chorégraphiques, si elles se veulent très référentielles (danses classiques, de cabaret, de boite de nuit), sont trop marquées du sceau de la parodie pour être réellement prises au sérieux. L'engagement des actrices est convaincant, mais le ton généralement décalé, léger, ne permet pas d'en faire des vraies performances.

 

 C'est du côté des saynètes que le spectacle intrigue le plus, car ce qui est présenté est généralement versé du côté d'une forme de régression. On a l'impression de voir une bande non pas tant de filles que d'un groupe asexué, un peu adolescent - voire infantile - rompu à des scènes de toutes sortes : on s'amuse par exemple à exclure la rousse comme dans les cours de récré ; chacune y va de sa prestation ludique qui, si elle se veut souvent drôle, n'étoffe pas le propos de Young Jean Lee.

 

 On dirait qu'en voulant jeter sur les corps féminins un regard dégagé des obsessions ordinaires, elle les fait plonger dans un hors temps (il faut voir cette ponctuation régulière d'une actrice qui se déplace d'un bout à l'autre de la scène d'une façon simiesque, ou cette scène courte digne de "La guerre du feu", quand l'actrice noire mime la dévoration d'un corps).

 

 On peut trouver l'approche paradoxale : mêler une position moderne consistant à casser les clichés sur les femmes tout en les projetant dans un espace résolument innocent, d'avant les codifications, où la violence n'est pas absente. C'est ainsi qu'en regardant certaines danses de groupe, on peut se laisser aller à voir surgir des références picturales : "La danse" de Matisse, pour les rondes, ou les corps généreux des tableaux de Renoir.

 

 Pourtant, "Untitled feminist show" n'est pas dépourvu de scènes fortes, comme celle montrant la comédienne obèse se déchaîner sur une musique hard-rock, allant jusqu'à s'ébattre dans les escaliers ; plus forte encore, le moment où Lady Rizo mime une longue scène pornographique, se révèle très drôle - et très réussie par l'engagement de l'actrice. C'est, in fine, en réintroduisant la question du masculin - mise en veilleuse jusqu'alors -, que Young Jean Lee tisse une saynète qui, par son intensité et son humour, évoque Jan Fabre. Il y a de quoi se poser, jusqu'au bout, la question de la pertinence de cette vision spectaculaire de corps de femmes nues.

 

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27 septembre 2012 4 27 /09 /septembre /2012 21:15

 

 

 

Le banquet d'automne

 

Par le Xinxin Nanguan Ensemble

 

 

 Une impression rétrospective tout d'abord, à l'issue du concert au musée Guimet "Le banquet d'automne" : le nanguan, style chinois peu connu, avait été, un temps associé à une figure particulière, la chanteuse Tsai Hsiao-yueh. A la fin des années 80, début 90, l'ehtnomusicologue François Picard animait une émission sur la station France Musique et présentait des "introuvables" de cette interprète, datées de 1967, alors qu'elle n'avait que 25 ans.

 

 On découvrait alors une voix étonnamment nasillarde, avec l'impression de plonger dans une époque immémoriale. Quelque chose de rêche, d'intense, s'adossait à une expressivité tendue, haut-perchée. Le nanguan - alors orthographié Nan-Kouan - chanté par Tsai Hsiao-yueh représentait alors cette résurgence d'un style ancien, d'une technique vocale très particulière, qui part essentiellement du ventre. Certains ethnomusicologues disent que cette technique reposait sur une superstition : il fallait chanter lèvres closes pour éviter que les démons n'entrent par la bouche ouverte.

 Tsai Hsiao-yueh aura eu l'occasion d'enregistrer en France. Son disque aura ainsi contribué à la préservation de ce style unique. Extrait :

  

 

 
 
 Face à cette âpreté fondatrice, Wang Xinxin, chanteuse du groupe Xinxin Nanguan Ensemble, a choisi une approche radicalement différente. Sa voix, aussi diaphane que souple, procède au départ par dilatation des mots. La lenteur évidente favorise une approche intériorisée, à tel point qu'on peut avoir l'impression d'une volonté avérée de manipuler les mots, en étirant les mélodies au maximum. Un chant étal, émis souvent les yeux fermés, loin des sauts vocaux à la limite de la rugosité de Tsai Hsiao-yueh.
 
 Sur la scène du musée Guimet, la scénographie contribue grandement à installer une ambiance méditative, feutrée, sereine : à côté de l'emblématique paravent, des murs à la décoration en relief - comme des livres enfoncés dont on ne verrait que la tranche - invite le regard à de bienfaisants flottements méditatifs.
 
 Les instrumentistes de l'ensemble contribuent également à ce concert en teintes feutrées. On écoute ainsi avec plaisir le guqin, merveilleuse cithare chinoise, instrument très ancien, emblématique des lettrés. Il accompagne harmonieusement Wang Xinxin par ses notes discrètes. Beaucoup doivent découvrir le sanxian, un luth à trois cordes, dont la sonorité un rien grave, enrobe l'atmosphère d'une nappe sonore apaisante. Un banquet d'automne où les mets sonores se goûtent avec délicatesse et suavité.
 
  
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24 septembre 2012 1 24 /09 /septembre /2012 10:06

 

 

 

Une nuit balinaise : danseurs et musiciens de Sebatu

 

 

 Il faut sans doute remonter en 1998 pour retrouver un spectacle de l'ampleur de celui présenté au Théâtre national de Chaillot : à l'Odéon, était proposé alors "Bali : danses de drame", composé de trois parties également. La structuration du spectacle se fondait sur le même moment nostalgique, lorsqu'en 1931, Antonin Artaud découvrait ébahi, à l'Exposition coloniale, une troupe venant du village de Péliatan, et en rendit compte dans un texte repris dans "Le théâtre et son double".

 

 Cette fois-ci, la troupe en question, venue du village de Sebatu, propose un spectacle que l'on qualifierait de complet si on n'avait pas l'impression, au bout de 3h30 et deux entractes, d'en être resté à une simple approche, tant la variété et la qualité des parties proposées reste vertigineuse.

 

 Il n'y a pas pour autant de frustration à ne voir qu'une série d'exemple de la multitude des spectacles proposés par cette troupe. Au contraire. S'il y a un ciment qui unifie de manière magnifique cette "nuit balinaise" (vue un dimanche après-midi), c'est bien le gamelan - cet orchestre de lamellophones - qui l'assure. On ne dira jamais assez à quel point cette musique, qui a fasciné des musiciens de renom - dont Claude Debussy dans certains morceaux pour piano - conserve une puissante attraction.

 

 Munis de leur mailloche, les musiciens, alignés des deux côtés de la scène, instaurent un dialogue fondé sur la résonance magnétique de notes : à droite, initié par un chef aisément repérable, les instruments produisant les sons les plus aigus, portant les mélodies à un niveau époustouflant, assurent la virtuosité rythmique. A gauche, la partie instrumentale dévolue aux sons les plus graves, au sein desquels se glissent les douces mélodies d'un flutiste, installe une dynamique plus régulière où résonnent les rythmes effrénés d'un percussionniste assis. Le génie rythmique peu commun de la musique balinaise ne cesse au fond d'interroger la singularité  de cette île hindouiste, nichée dans le plus grand pays musulman au monde.

 

 Penser que le gamelan balinais est d'origine javanaise, et confronter leur singularité musicale (l'une lente, austère, progressive ; l'autre axée sur une variété de timbres, de variations rythmiques sans pareil) en dit long sur l'éternelle étincelle apportée par cette petite île.

 

 Dans cette série de prestations remarquable, à côté du fameux et toujours réjouissant "Legong Kraton", on donnera une mention spéciale à l'extrait du "Ramayana", autour de l'enlèvement de Sita par le démon Ravana, épisode désormais connu en Occident. Les seuls masques, figurant notamment des personnages maléfiques (comme Ravana) ont un caractère horrifique impressionnant. Une poésie certaine se répand sur le plateau quand apparaît un comédien affublé d'un costume de biche. Le réalisme de la posture, au milieu de toutes ces figures aux masques expressionnistes, prend un relief savoureux.

 

La dernière partie - qui aurait pu aussi bien être la première - invite à la découverte du gambuh, le style originaire du théâtre musical balinais. Plus sobre, plus tempéré, il a l'allure austère du théâtre indien tel le kathakali. Peut-être aurait-il été préférable de le faire figurer au début de ce spectacle fleuve, afin de maintenir l'attention du spectateur de manière graduelle, pour en finir avec le feu trépidant des percussions. Mais on sort tout de même de la salle les oreilles remplies de sonorités.

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23 septembre 2012 7 23 /09 /septembre /2012 09:49

 

 

 

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   Locus focus

 

Spectacle conçu et interprété par Min Tanaka

 

 Il y avait comme une gageure, au théâtre des Bouffes du Nord, ce samedi après-midi 22 septembre : garder les yeux grands ouverts face à un spectacle axé sur le minimum de visibilité. Pour les spectateurs avertis, cela devenait le gage d'une expérience fructueuse ; pour les autres la crainte d'une plongée dans un sommeil sceptique.

 

 C'est une bougie, tenue d'une main par un corps qui trace son parcours dans l'espace. Il faut beaucoup d'acuité visuelle pour suivre ce parcours. Corps du danseur de butô, Min Tanaka, dont on finit peu à peu par distinguer son habillement : manteau digne d'un inspecteur Columbo, assorti d'un chapeau. Il avance lentement sur scène, alors que dès le début, une voix, vieille, en anglais, présente un morceau qu'il va jouer. On croit distinguer un titre ; une musique lancinante s'ensuit, mélancolique, apparemment jouée au violoncelle.

 

 La même séquence sonore revient au fil du spectacle, comme une incantation. Cela n'empêchera nullement "Locus Focus" d'être une oeuvre profondément axée sur le silence. Le butô, ici, dont Min Tanaka, est l'un des plus grands représentants, réclame de la patience, sur fond d'écoulement lent. La prestation de Min Tanaka prend des allures de rituel, renforcée par ces étranges effigies disséminées dans la salle, autour desquelles il tourne longtemps avant d'aller poser sa bougie à terre.

 

 Rituel de conjuration ou de préservation ? Les deux vont sans doute ensemble. En tout cas, cette façon de cheminer, bougie à la main, rappelle beaucoup la dernière pièce de la troupe de Dairakudakan, "L'homme de cendre", où face au sentiment dominant du tragique, il convenait d'opérer des rites spécifiques.

 

 Plus radicale, plus intimiste, la pièce de Min Tanaka imprime un tracé net. Le seul corps de Tanaka, âgé de soixante sept ans, dans son allure de clochard céleste, n'est pas sans prendre une résonance beckettienne. La présence vestimentaire renvoie aux figures de l'écrivain irlandais, comme cette illustration sonore peut rappeler l'usage que faisait Maguy Marin de la citation musicale dans "May B", en hommage à Beckett. Mais l'originalité du butô est telle, la capacité d'improvisation du danseur japonais si inventive, que ce qui domine dans "Locus Focus", c'est la force plastique de l'instant.

 

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Photos : G. Jumarie

  

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