Gebo et l'ombre
Film de Manoel de Oliveira
Avec Michael Lonsdale, Claudia Cardinale, Leonor Silveira, Jeanne Moreau, Ricardo Trepa
"Tout bruit en moi ; mais je parle bas" : Gebo et l'ombre.
Le prologue de "Gebo et l'ombre", qui marque l'apparition et la disparition de Joao, le fils tant attendu, est l'une des plus belles scènes qu'il nous ait été donnée de voir depuis longtemps. Se trame dans ce plan fixe quelque chose de très particulier, qui dessine au bout du compte un rapport au temps : un port, un bateau, des caisses vides jonchées sur le sol, une mer au mouvement léger, une ancre. Seulement voilà : l'ancre délaissée ne sert plus à maintenir le bateau à quai, puisque celui-ci est dans une immobilité totale, même pas bercé par les ondulations huileuses d'une mer fellinienne.
Quelque chose de ce sublime plan d'ouverture révèle le rapport au temps qui gouverne de plus en plus les derniers films de Manoel de Oliveira, mais sur un mode contradictoire. Le cinéaste pourrait reprendre à son compte le mot d'Hamlet, pour signifier la perturbation dans laquelle se trouvent ses personnages : "the time is out of joint" (litt. "le temps est hors de ses gonds"). L'ancre ici ne sert plus à fixer un bateau ; il se fixe lui-même, comme placé dans une suspension éternelle.
Entrer ensuite dans la maison de Gebo, pour n'y voir plus que des plans fixes et une forme de théâtralité, ne doit pas être envisagé comme une perte. C'est au contraire ce rapport au temps qui y est prolongé, affirmé, trituré, avec comme matière principale cette inlassable attente d'un fils (d'un mari pour Leonor Silveira) qui ne vient pas. Le film d'Oliveira ne s'enferme pas dans cette incessante matière dialoguée simplement parce qu'il serait l'adaptation d'une pièce de théâtre. Il résonne de bien d'autres choses que du rétrécissement de son cadre spatial et de l'information échangée par les personnages. Il est très riche en sons venant de l'extérieur (on y entend beaucoup d'aboiements), renvoyant, sur un mode plus ténu, à l'angoissant "Benilde, ou la vierge" ; ils sont à envisager comme un tissu destiné à restituer l'instabilité émotionnelle des personnages féminins, particulièrement de Doroteia (Claudia Cardinale) qui tente d'arracher des mots à Gebo concernant leur fils.
Film de ritournelle, litanie mélancolique, "Gebo et l'ombre" étonne chez Oliveira par sa dimension éplorée. On a rarement vu dans l'univers du cinéaste lusophone les personnages s'épancher autant : pleurs de Claudia Cardinale - même si la plupart sont off -, pleurs plein champ de Leonor Silveira. Avec la retenue qui a longtemps caractérisé l'expression des émotions dans les films de Oliveira, cette libération se veut sans doute salutaire. Il n'y aura jamais trop de larmes chez Oliveira.
Dans cet espace sensible, Michael Lonsdale incarne à merveille une figure d'équilibre prônant l’honnêteté sacrificielle jusqu'à l'obsession. Le ton égal sur lequel il profère ses recommandations, répète ses calculs, loin d'installer une rigidité du personnage, créé un décalage constant par rapport aux incessantes réclamations de Claudia Cardinale. Incessantes tentatives d'apaisement, sur fond d'acceptation passive, qui donnent des indices sur les références littéraires de Manoel de Oliveira : "L'homme qui a perdu son ombre", de Adelbert Von Chamisso - nom que le cinéaste donne au personnage de Luis Miguel Cintra - y figure pour une grande part, concernant la question d'une pacification d'une âme face à une malédiction.
"Gebo et l'ombre" se revêt ainsi d'un aspect fantastique lié à l'apparition de Ricardo Trepa, à l'inverse de sa prestation dans "Singularité d'une jeune fille blonde". S'il est l'ombre, signifiée par les séquences extérieures du début du film, c'est comme porteur d'une charge fantasmatique pour Gebo : lui permettre, par son irruption décalée et révoltée, de sortir de sa condition éternisée. Sortir de ses gonds, en quelque sorte.
Mais le film d'Oliveira, de par son titre en forme de métaphore, fait aussi bien penser à l'ultime opus de Raoul Ruiz "La nuit d'en face", où la nuit, comme l'ombre, renvoie tout simplement à la mort. Dans le dernier soubresaut de Gebo, qui le fait se lever pour endosser la responsabilité d'un vol commis par son fils, il y a comme un ultime sursaut face à cette perte définitive qui menaçait de le figer.