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10 novembre 2019 7 10 /11 /novembre /2019 22:32

 Pour ce récent spectacle, La Ribot fait intervenir une troupe inclusive venue de Madère, constituée d'handicapé.e.s. Ce "Happy island" en devient autant émouvant qu'exaltant.

Photo : Julio Silva Castro

 

Happy Island

 

Spectacle de La Ribot

 

Avec Bárbara Matos, Joana Caetano, Maria João Pereira, Sofia Marote and Pedro Alexandre Silva

 

 

 A la vue de la dernière pièce de La Ribot, « Happy Island », on ne peut s'empêcher de penser au spectacle de Jérôme Bel « Disabled theater », qui permettait à des handicapés de s'exprimer sur scène. La démarche, puissante chez le chorégraphe français, participait de cette rupture inlassable avec les canons de la danse contemporaine.

 

 Avec « Happy Island », le point de départ est différent : La Ribot, en répondant à une commande, fait intervenir des membres d'une troupe de danse inclusive au fonctionnement communautaire, basée à Madère (Dançando com a Diferenca), constituée principalement d'handicapé.e.s.

 

 Si la jubilation provoquée par « Disabled theater » de Jérôme Bel s'articulait sur une dynamique dansée constante, force est de constater, avec « Happy Island », que la mise en place du spectacle s'opère d'une façon autrement plus singulière : des danseur.seuse.s, avant le début, se tiennent sur les extrémités de la scène, l'une d'elle esquissant de vagues mouvements. Et quand une autre avance sur la scène, en fauteuil roulant, donnant l'impression de ne pouvoir maitriser son corps pris de tremblements, il y a de quoi envisager le spectacle comme étant peu aisé à suivre. Pourtant, c'est dans la lenteur avec laquelle la danseuse s'extrait de son fauteuil – tandis qu'une autre court d'un bord à l'autre de la scène – avant, une fois à terre de la plier, que s'éprouve à la fois la difficulté et la force de son engagement.

 

 Avant de se retrouver à terre, un signe de croix témoigne d'un humour salubre, comme si elle nous signifiait qu'elle se lançait dans une entreprise dont elle ne savait pas elle-même si elle pourrait la mener à terme. Mais quand elle parvient à enfiler sur sa tête une large couronne de plumes qu'on lui a apportée, c'est de voir associer ses tremblements aux doux balancements des plumes qui donne tout à coup une aura poétique à la scène. Et dans cette façon d'apparaitre dans une pure posture de monstration, c'est le style de La Ribot qui transparait. De façon ludique, le corps revêtu d'atours, fixé dans sa désignation spectaculaire, marque l'accomplissement d'une scène.

 

 La marque La Ribot s'exalte encore plus lorsque cette même handicapée se lance dans une superbe et longue séquence avec une autre danseuse, au physique plus robuste, torse nu, mais d'une étonnante souplesse. Un vrai corps à corps s'engage entre elles, la première, munie d'un crayon, dessinant littéralement sur le corps de l'autre, prise dans des contorsions étonnantes, se figeant dans des positions improbables, acrobatiques, afin que sa comparse puisse laisser ses empreintes feutrées. Le corps est ainsi envisagé comme motif graphique, dans une superbe dynamique.

 

 Dans une autre séquence, une jeune femme, petite et corpulente, vêtue d'une robe rouge toute ébourrifée, se lance dans une danse fiévreuse, mais derrière l'impression d'une dépense farouche, des gestes reviennent, vifs, comme marquant un épuisement, pour souligner la maitrise ultime. Entre mouvements débridés et contrôle, ce passage impressionne d'autant plus que la danseuse évolue les yeux masqués par un bandeau noir.

 

 L'enthousiasme suscité par « Happy island » tient à la manière dont ces danseur.seuse.s se glissent avec maestria dans l'univers de La Ribot, restituant ses codes chorégraphiques, tout en gardant cette singularité de corps limités par une déficience. Ici, le geste d'un jeune homme traversant un plateau, jetant des disques au sol, créent par leur envol un moment particulièrement poétique jusqu'à ce geste s'amplifie par un épatant échange avec une autre partenaire.

 

 En contrepoint de « Happy island », un film est projeté au fond de la salle. Loin d'être anecdotique, il montre les mêmes danseur.seuse.s, mêlé.e.s aux autres membres de la communauté à laquelle il.elle.s appartiennent, évoluant en pleine nature. Leur dépense, entre joie et dispersion débridée, répond à la chorégraphie de La Ribot, en un écho bucolique, comme des scènes sorties de tableau représentant des moments festifs à la Watteau. Manière de signifier que de la nature à la scène, la division est ténue, tant les corps des un.e.s et des autres impriment la même exaltation électrisante.

 

Au Centre National de la Danse (CND), du 7 au 9 novembre

 

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8 novembre 2019 5 08 /11 /novembre /2019 23:44

Entre la chinoise Wen Hui et Jana Svobodová, de la République tchèque, il s'agit de relater des épisodes liés au communisme, par l'entremise de voix ordinaires. Avec une certaine sophistication de la mise en scène.

 

      Photo : Archa Theâtre / Jakub Hrab

 

Ordinary people


Spectacle de Wen Hui et Jana Svobodová


Avec Jan Burian, Li Yuyao, Jaroslav Hrdlička, Wen Hui, Pavel Kotlík, Wen Luyuan, Philipp Schenker, Vladimír Tůma, Pan Xiaonan


 

 L'entrée en matière de « Ordinary people » ne laisse en rien augurer de l'inventivité de la pièce conçue par Wen Hui et Jana Svobodová : des barrières, symboles pour le moins de tensions entre révolte et répression, ceinturent littéralement l'avant-scène, mettant les protagonistes au second plan, barrant vraiment toute vision et approche sereines du spectacle.


 Si ce dispositif trahit avec évidence la démarche des deux artistes (créer, à travers des rencontres, des résonances entre deux pays marqués par l'empreinte communiste, la Chine et la République tchèque), il a le mérite de s’ouvrir très vite pour mettre avant des expériences individuelles, intimes, portées par des comédien.ne.s amateurs et professionnelles.


 Cela passe au départ par des harangues au public, des riffs déchainés d'un guitariste chinois. Une sorte de mise en condition pour aborder, sur un mode plus confidentiel , les étapes de vie marquées par les contraintes politiques. La qualité de « Ordinary people », à côté de cette veine documentaire consistant à se raconter sans phare, repose sur une mise en scène constamment mouvante, où les objets les plus triviaux (les barrières) côtoient d'autres faisant la part belle à un illusionnisme à la Méliès (un corps factice sortant d'un carton qu'un comédien s'applique à remballer). Le fond de la scène se pare d'un escalier projeté sur lequel Wen Hui mime une ascension. Des formes dessinées se plaquent sur les corps, comme pour les rendre volatiles, tout comme des graphiques projetés invitent à créer une tension ludique entre la technique et la présence humaine.


 Dans une belle séquence, où les protagonistes tentent d'échapper à des rayons circulaires, c'est la référence à une société où les individus sont sous contrôle qui apparaît. Toute la technologie mise en œuvre dans « Ordinary people » n'étouffe cependant pas la prestation des un.e.s et des autres. Le mélange entre scènes parlées et celles opérées par des techniciens-musiciens derrière leur écrans de contrôle se révèle assez fluide, car au service de ce déploiement sensible des êtres.

 

 Dans cette volonté de brasser des champs divers (journal intime, théâtre, musique, danse), la pièce garde une belle unité. Il y a jusqu'aux séquences finales, mues par des danses exaltées, qui donnent une allure digne de la coréenne Eun-Me Ahn, entre dépense et libération.

 

Au Théâtre de la Ville - Les Abbesses, du 5 au 9 novembre

A Points Communs, Cergy-Pontoise, du 20 au 21 novembre

 

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26 octobre 2019 6 26 /10 /octobre /2019 11:44

 

Toujours en quête d'exploration, Israel Galvan, grand rénovateur du flamenco, installe un dialogue avec l'intelligence artificielle. Quand la science devient ludique.

    Photo : Yuki Moriya

 

Israel & Israel


 

Spectacle de Israel Galvan + Ycam

 

 

Mise en scène, chorégraphie et interprétation : Israel Galvan

 

 

 Israel Galvan dans l'antre parisien de la culture japonaise ? La proposition semble à priori saugrenue, décalée, tant la douce folie qu'imprime le danseur de flamenco sur scène paraît incompatible avec la culture du pays du soleil levant. Pourtant, a y regarder de près, Galvan a en fait toute sa place dans un lieu qui invite régulièrement la troupe de Dairakudakan, chantre des propositions baroques et grandioses, sous la férule de l'extravagant Maro Akaji.

 

 Quand on sait par ailleurs que le Japon entretient un rapport très étroit avec le flamenco, au point d'être considérée comme la deuxième nation promouvant ce style (la seule ville de Tokyo posséderait plus d'écoles qu'à Séville), la relation fait sens plus vite.

 

Mais cette rencontre, évidente donc à certains égards, n'induit pas pour autant, chez Israel Galvan, de se plier au geste artistique qui consisterait à s'engager dans un duo avec un danseur japonais adepte de ce style espagnol. Galvan avoue la difficulté qu'il a à s'engager dans ce type d'échange. Son duo avec Akram Khan, danseur de kathak (style d'Inde du nord envisagé comme ancêtre du flamenco) devient ainsi d'autant plus précieux qu'on peut l'interpréter comme une façon de se mettre à distance de son propre style en le plaçant dans un contexte d'évolution historique.

 

« Gatomaquia » l'avait encore prouvé : la présence de chats comme éléments perturbateurs, témoigne de la volonté d'Israel Galvan de ne pas s'en tenir à des spectacle balisés où on ne percevrait que la sidération que provoque sa virtuosité inouie. Avec « Israel & Israel », répondant à une invitation des ingénieurs de l'institut japonais Ycam, de Yamaguchi, le danseur ajoute un nouveau défi à son parcours, sous forme de déconstruction radicale.

 

Si cette collaboration repoussant toujours plus loin les limites de l'échange semble de prime abord se teinter d'un aspect scientifique desséchant, renvoyant au couple homme-machine, Israel Galvan a tôt fait de rassurer dès le début de sa pièce : affublé d'une sorte de chapeau de bric et de broc évoquant un lutin, avec son accoutrement improbable, coloré, rappelant cette fois un épouvantail, il installe d'emblée sa tendance facétieuse. Le dialogue avec l'indéterminé est prêt. Des chaussures posées à terre, reliées à des fils, tressautent, se colorent, préludant à un échange farfelu ; d'autres machines entament un vrai tintamarre. Pourtant, il s'agit d'un travail hautement sérieux, où tous les objets sont munis de capteurs enregistrant les pas de Galvan, non pour simplement les restituer (geste de répétition par trop simplificateur), mais pour engager une vraie redistribution des données. Le plus passionnant dans « Israel & Israel » est là : dans cette façon de recréer des sons en donnant l'impression d'une anarchie, d'une machine qui s'emballe, alors qu'on se trouve au cœur d'un processus de dialogue. Des instruments recomposant les pas de Galvan, dans une palette de sons débridées, installent une vraie sauvagerie cacophonique, que la vitesse sidérante de Galvan initie.

 

Le danseur, une fois de plus, impressionne, car sa technicité, son agilité fabuleuse, son perpétuel dépassement se lient à une forme d'innocence ludique, où l'on sent chez lui le plaisir de voir les réactions des objets disposés à terre. Il faut voir aussi Galvan, juché sur un plateau rempli de petits galets noirs, reliés à un réseau sonore, provoquer toutes sortes de variations en exécutant des mouvements rapides des pieds. Moins de la danse en soi qu'une façon d'exalter des pulsations. Le plus précieux dans « Israel & Israel » tient à ces moments ou une technologie, aussi sophistiquée soit-elle, en se confrontant à un artiste aussi explorateur que Galvan, laisse entrevoir toute une palette de créativité et de jubilation débridées.

 

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19 octobre 2019 6 19 /10 /octobre /2019 22:27

 Réflexion virtuose sur le couple, "Chambre 212" retrace le parcours de Maria (Chiara Mastroianni), en quête de liberté. Mais le film ploie sous une moralisation excessive.

 

Chambre 212

 

Film de Christophe Honoré

 

Avec Chiara Mastroianni, Vincent Lacoste, Benjamin Biolay, Camille Cottin.

 

 

 

 Avec « Chambre 212 », Christophe Honoré s'empare d'une histoire de couple ô combien banale, autour de la détresse d'un homme découvrant que sa femme, avec qui il est marié depuis 20 ans, n'a cessé de le tromper. Sujet ô combien usé, moteur de nombre de films français intimistes, englués parfois dans une veine psychologisante.

 

 Mais Honoré, dans son approche, indique qu'aucun sujet n'est détestable, ce n'est que la manière dont on le traite qui a un intérêt. Et son approche, pour le moins originale, investit un spectre large, paradoxal : son film est un huis-clos, propice à développer toute la palette des bons mots entre personnages, à propager des dialogues incisifs, qui font mouche, comme des obus, lié à la proximité entre les personnages. Un statisme des corps au départ mus dans des espaces restreints : un appartement, une chambre d'hôtel. Rien, de prime abord, ne laisse croire, dans les cadrages, qu'il y aura autre chose que des hommes et femmes qui vont se parler, et avec un tel débit que toute virtuosité technique semble exclu (à l'inverse d'un film comme « La femme de mon frère » affichant sa bizarrerie visuelle sans qu'elle soit commandée par aucune détermination morale ou existentielle). La dynamique impulsée, ce sont les dialogues seuls, brillants, qui semblent l'assumer.

 

 Pourtant, « Chambre 212 » est un film qui respire, et son réalisme, porté par ce sujet rebattu, vole très vite en éclats dès lors que le film s'engage dans une dimension totalement irréaliste, avec une réflexion sur le temps. Il respire d'autant plus que les espaces apparemment restreints pourraient rendre étriqué le déploiement de l'imaginaire, autour des figures incessantes et innombrables qui sont convoquées. Il n'en est rien. Le seul passage de l'appartement du couple à la chambre d'hôtel juste en face (permettant à Chiara Mastroianni d'observer son mari) permet de faire germiner l'histoire. Un seul mouvement de caméra suffit pour marquer ce passage d'une sphère à l'autre, d'un réalisme géographique (l'appartement) à un lieu chargé de tous les fantasmes (la chambre). C'est la chambre, étriquée en soi qui devient l'espace de révélation par excellence, de levée des inhibitions, propre à engager les personnages dans toutes les postures possibles : la rencontre de Maria avec son mari Richard jeune (Vincent Lacoste) permet une interrogation ludique sur le couple, en conservant une étrangeté liée à cette rencontre saugrenue, à même de générer des situations loufoques.

 

 Dans la façon qu'a le film de procéder par amplification (tous les amants de Maria se retrouvent subitement autour du lit, dans la chambre), Christophe Honoré opère une subversion des formes du vaudeville, auquel on pense souvent. Les apparitions des personnages y sont le gage d'effets de surprise, de coups de théâtre, destinés à relancer perpétuellement la mécanique narrative. Dans « Chambre 212 » la surprise du surgissement des personnages innombrables du fond de leur aura fantomatique tient moins ici à une puissance de révélation qu'à une volonté de tricoter un filet autour de la seule Maria. Le cortège d'amants aux origines multiples (Irène Haffner, premier amour de Richard, la mère de Maria, sa grand-mère, et même sa conscience) ; toute cette constellation de figures proches et familiales ne sont là au fond que pour dresser une sorte de procès. Et c'est là que le film d'Honoré, en dépit de la sophistication narrative qui l'habite, se révèle profondément moralisateur, allant puiser chez des cinéastes comme Lars Von Trier ou Woody Allen une veine peu amène érigeant la femme en figure de la culpabilité.

 

 Car, précisément, dans « Chambre 212 », si Maria, en voulant quitter son mari, témoigne d'une liberté salvatrice, offrant à Chiara Mastroianni la possibilité d'un rôle flamboyant, c'est au prix de compte à rendre, dans une tension entre les amoureux et la famille. L'énumération des amants, pure dénonciation, faite par la mère, n'est là que pour dessiner le portrait d'une femme coupable de ne pas avoir été une épouse fidèle. Si Richard, Irène Haffner, dans leur retrouvaille avec leur double plus jeune, permettent au film d'exalter une nostalgie bienveillante, Maria, elle est seule avec sa conscience, qui ne manque pas de la rappeler à l'ordre, même si c'est sous une forme amusée, vaudevillesque. Sa présence n'est là que pour conforter cette impression de moralisation extrême du comportement de Maria. Alors que le face à face des doubles Richard se fait sous l'angle d'une franche camaraderie (les mots utilisés alors par Benjamin Lacoste en disent longs sur une proximité teintée d'homosexualité).

 

 Malgré son inventivité - qui doit d'ailleurs beaucoup aux cinéastes que Honoré cite longuement à la fin du film, notamment Allen pour la bascule dans un univers onirique -, malgré un humour et une légèreté mettant en avant une belle qualité d'interprétation, « Chambre 212 », du haut de sa roublardise, laisse l'impression malaisante d'un film tout entier orienté sur l'infantilisation de son personnage principal, dont la liberté factice ne vaut que parce qu'elle est jaugée par son entourage.

 

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13 octobre 2019 7 13 /10 /octobre /2019 12:39

Avec son adaptation d'Othello, pièce maitresse de Shakespeare, le metteur en scène Arnaud Churin procède à un bouleversement : son Othello est blanc, tous les autres comédien.ne.s sont noir.e.s. Pas sûr cependant que derrière cette volonté de montrer plus de diversité sur scène, le personnage shakespearien gagne en complexité.

 

Othello

 

Pièce de William Shakespeare

 

Mise en scène d'Arnaud Churin

 

Avec Daddy Moanda Kamono, Mathieu Genet, Julie Héga, Nelson-Rafaell Madel, Astrid Bayiha, Aline Belibi, Denis Pourawa, Jean-Felhyt Kimbirima, Ulrich N’toyo

 

 

 Un Othello blanc, entouré uniquement de comédien.ne.s noir.e.s ? Pari osé, à priori, mais qui semble venir à point nommé, à l'heure où, sur les scènes de théâtre, se joue de plus en plus des tensions autour du thème de l'expression des diversités. Arnaud Churin a choisi l'une des pièces les plus emblématiques à même de provoquer des débats sur l'incarnation.

 

 Autour de cette figure d'Othello, le Maure de Venise, s'est en effet cristallisée la question de l'interprétation du rôle titre par un comédien noir. Beaucoup de metteurs en scène s'y sont refusés (voir la polémique Luc Bondy, qui voulait confier le rôle à Philippe Torreton), et si au Théâtre de l'Odéon, on a pu voir un Macbeth joué par Adama Diop, faire jouer Othello par un comédien noir entraine manifestement encore beaucoup de résistances. Il suffit de se rappeler que dans le chef-d’œuvre d'Orson Welles, c'est le réalisateur lui-même qui interprétait Othello, grimé en noir, coutume persistante alors sur les scènes de théâtre depuis des lustres. De quoi réveiller le sujet sensible du « black face », ayant donné lieu récemment à des polémiques intenses.

 

 Arnaud Churin ne se situe probablement pas dans cette veine critique qui consisterait à rendre au texte de Shakespeare sa vérité d'interprétation. Son choix de procéder à une inversion totale de la représentation des comédiens (tous noirs, sauf un) est une façon de balayer toute polémique pour ne considérer que le désir sincère de prendre en compte cette frustration liée à l'absence de représentation de comédien.ne.s noir.e.s sur scène. Louable en soi, cette démarche fait courir à la pièce de Shakespeare le risque d'une uniformisation du propos, puisque, pour Churin, la jalousie n'a pas de couleur de peau. Or, la complexité d'Othello repose moins sur la question de la jalousie que sur celle, infiniment plus retorse, de l'identité du Maure, par rapport auquel le personnage de Iago initie une volonté de le rabaisser, pour tout dire de le détruire. C'est bien cette figure de l'étranger Maure accédant à une position importante que Iago, par jalousie, tente d'éreinter.

 

 Et en confiant une nouvelle traduction à Emanuela Pace, il n'est même plus question de Maure, mais de Caucasien. Translation destinée à dédramatiser l'enjeu dramatique, en faisant de la figure de n’importe quel étranger le moteur de la mécanique machiavélique de Iago, mais qui donne alors l'impression que tout se vaut, tout est interchangeable. Sur un autre plan, que Churin décide d'ancrer son adaptation dans un climat japonais, avec abondances de mouvements d'arts martiaux et de costumes idoines n'est pas en soi une hérésie : cette hybridité n'est pas sans évoquer la démarche d'un Satoshi Myagi adaptant « Révélation », de Léonora Miano. L'universalité du texte ouvert à tout les champs d'interprétation possibles, au détriment de tout particularisme.

 

 Mais ici, la liberté que s'offre Churin de doter son Othello d'une autre identité ne manque pas de laisser perplexe. De plus, malgré l'élégance de la scénographie (des panneaux souples suspendus, se déplacent au gré des scènes, leur mobilité créant des jeux de transparence), l'interprétation se révèle inégale. Si Daddy Moanda Kamono est impressionnant en Iago, Julie Héga émouvante dans sa légèreté souriante, confinant au tragique, Mathieu Genet, en manque d'épaisseur, peine dans le rôle d'Othello, et bute notamment sur des passages longs. C'est en cela qu'il est dommage que ce rôle, dont on a écarté aux Noirs la possibilité de s'en emparer, soit représenté de manière si transparente. En somme, la générosité d'Arnaud Churin dans sa démarche de distribution inversée, bute contre cette attente toujours si peu comblée.

 

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10 octobre 2019 4 10 /10 /octobre /2019 10:15

Véritable maelstrom de près de 4 heures, "Trust/Shakespeare/Alléluia" aborde les personnages shakespeariens sous un angle iconoclaste. Pleine de bruits et de fureurs, la pièce est portée par de jeunes comédien.ne.s issus d'ateliers menés par Niangouna à travers le monde.

 

 

 

Trust/Shakespeare/Alléluia

 

Texte, mise en scène et scénographie de Dieudonné Niangouna

 

Avec Laurent Barbot, Fitzgerald Berthon, Julie Bouriche, Vincent Brousseau, Léna Dangréaux, Honorine Diama, Yasmine Hadj Ali, Annabelle Hanesse, Liesbeth Mabiala, Dieudonné Niangouna, Agathe Paysant, Emmelyne Octavie, Carine Piazzi, Bertrand de Roffignac, Flore Tricon et Sébastien Bouhana

 

 

 On sait la capacité de Dieudonné Niangouna à passer d'une forme théâtrale intimiste ( « Les inepties volantes, ou « Le Kung Fu », aux Laboratoires d'Aubervilliers) à des projets beaucoup plus amples, convoquant, de façon hybride, les figures les plus improbables (un personnage christique dans le spectacle fleuve « Nkenguegi »). « Trust/Shakespeare/Alléluia », du haut de ses quatre heures avec entracte, pousse encore plus loin cette deuxième option.

 

 C'est en compagnie de jeunes comédiens issus d'ateliers mené pendant plusieurs années que Dieudonné a conçu ce spectacle, où la fraicheur de l'interprétation se confronte ni plus ni moins qu'aux célèbres personnages de Shakespeare. Dépoussiérés de leur aura littéraire mythique, ils sont en quelque sorte pris dans des positions décalées, arrachés qu'ils sont à la trame narrative inaugurale, propulsés dans des espaces et postures improbables (Lear en mendiant dans le métro, Macbeth aux toilettes, comme pris dans une installation digne de Duchamp).

 

 Littéralement, la démarche de Niangouna consiste à faire descendre ces personnages de leur piédestal pour les plonger dans la « gadoue » (ce sont ses mots), malaxant les situations les plus saugrenues, dans un mouvement carnavalesque où s'entrechoquent, images projetées, saturation de sons et de mots, scènes burlesques, chants et danses inspirées.

 

 Devant cette mixture exaltée, fiévreuse, les spectateur.trice.s pourront se sentir perdu.e.s, en raison notamment d'un texte pas toujours audible, mais surtout d'une histoire tissée de profusions de mots et de phrases dont le fil conducteur n'est pas toujours évident à cerner. C'est que Niangouna, qui conçoit son spectacle comme un rituel, ne s'encombre pas de geste mesuré. Il faut lâcher les mots, tissés dans un esprit un peu surréaliste, pour extraire une sève poétique, avant de les projeter hors de soi, comme des offrandes.

 

 Malgré cela, « Trust/Shakespeare/Alléluia » produit un véritable effet d'entrainement, grâce notamment à une mise en scène inventive, dynamique. Surtout, cette parole, qui parait abscons, au lieu de s'enfermer sur elle-même, ne manque pas de faire référence au présent (la mort de Chirac, les questions sur le féminisme engendrant des réponses pour le moins saugrenues). La parole poétique se confronte à l'immédiat et s'en nourrit.

 

 C'est peu dire que les jeunes comédien.ne.s tirent leur épingle du jeu dans cette profusion. Certains font preuve d'une remarquable plasticité, entre l'un qui, juché sur une estrade se lance dans un monologue shakespearien et qui, quelques instants plus tard, se retrouve à terre, avec un compère, lancés dans une bataille d'aboiements. Brillants sont les musiciens qui assurent la partition de la pièce, avec des instruments multiples, tout en occupant des rôles de premiers plans. La puissance de transformation de ces comédien.ne.s est le gage d'une animation constante, d'autant plus que certain.e.s apportent leur propre style musical, surtout sous forme de chansons, contribuant à la richesse et la variété de ce qui est entendu. Au delà des paroles, des images profuses, c'est là qu'est la vraie réussite de « Trust/Shakespeare/Alléluia ».

 

Au Théâtre des Quartiers d'Ivry, du 2 au 10 Octobre

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5 octobre 2019 6 05 /10 /octobre /2019 21:32

 Dans "Isadora Duncan", l'iconoclaste de la danse Jérôme Bel s'applique à faire revivre le style de la chorégraphe américaine, en compagnie d’Élisabeth Schwartz, gardienne de sa mémoire.

 

 

 

Isadora Duncan

 

Spectacle de Jérôme Bel

 

Avec Élisabeth Schwartz

 

 

 En présentant deux spectacles en ce début de saison (Rétrospective et Isadora Duncan), Jérôme Bel place sa démarche artistique dans une préoccupation que le public ne connaissait pas forcément : l'écologie. Si « Rétrospective » est constitué d'un film, reprenant des extraits éloquents de son parcours de chorégraphe iconoclaste, la création de « Isadora Duncan » s'inscrit dans une démarche radicale : celle consistant à utiliser une danseuse pour le spectacle en France (Élisabeth Schwartz) et, pour les représentations aux États-Unis, une autre danseuse avec laquelle le spectacle sera conçu en vidéo-conférence. Et comme pour renforcer ce souci écologique, Jérôme Bel, qui a demandé de ne pas imprimer le programme, se fait lui-même « bible », relatant en personne son projet devant le public.

 

 Cette approche, par sa volonté de dépouillement, s'insère parfaitement dans la démarche de Bel, qui s'encombre peu d'accessoires, et dont l’essentiel de l'univers repose sur une relation direct au public, au point de l'impliquer parfois. Si avec « Isadora Duncan », Bel poursuit ses fameux portraits chorégraphiques (après Véronique Doisneau, Pinchet Klunchun et Cédric Andrieux), ce nouvel opus déroge avec les autres, puisqu'il ne convoque pas un corps réel, rompu à raconter le récit de sa propre vie. « Isadora Duncan » revêt ainsi un aspect documentaire, Bel se chargeant de raconter la trajectoire de la chorégraphe américaine, fer de lance d'une modernité qui rejetait les formes anciennes, provoquant le scandale ne serait-ce qu'en allégeant radicalement sa manière de se vêtir sur scène.

 

 On est d'abord surpris, dans cette démarche de Bel, qui se veut souvent analytique, de découvrir que Duncan, dans son désir de libérer le corps du corset, pour l'emmener dans des mouvements souples et sensuels, cherchait dont la danse un retour à la statuaire grecque. Pourtant, cette modernité paradoxale s'appuie littéralement sur une dimension narrative, puisque chaque geste a une signification précise, révélant notamment l'obsession de Duncan pour la mer. L'une des premières danses présentées représente ainsi des mouvements de houle, de ressac, de fracas de vague.

 

 L'habileté de Bel repose justement sur cette façon de présenter ces danses sous trois angles différents, telle une approche cinématographique qui emploierait différents cadrages : la danse, d'abord, puis l'explication de chaque mouvement, puis à nouveau la danse, souvent avec un accompagnement musical (Chopin, Schubert, avec un Moment musical, ou Scriabine). La beauté du spectacle tient à ce que ce décorticage, loin de plomber l'appréciation de la danse, lui donne non seulement un éclairage supplémentaire, mais enrichit la troisième vision qu'on a d'un morceau, comme si le regard se lavait du sens pour retrouver à nouveau l'éclat du mouvement.

 

 Particulièrement frappante est la danse intitulée « La mère », élaborée par Duncan à la suite de la mort de deux de ses enfants. Sa beauté, faite de mouvements souples, délicats, fondés sur une dynamique déliée de déploiement dans l'espace, de gestes amples et fluides, ne laissent en rien augurer l'aspect tragique qui a présidé à leur élaboration, lorsqu'ils sont traduits par Jérôme Bel.

 

 C'est toute la force de « Isadora Duncan » que de maintenir, sous son allure explicative, la grâce d'une danse. Cette surprise de la découverte de l'esthétique d'Isadora Duncan est en cela principalement dû à la prestance de Élisabeth Schwartz. Âgée de 69 ans, elle se révèle la passeuse inlassable de l'univers de la chorégraphe américaine, y ajoutant un supplément d'émotion, donnant surtout l'impression d'une maitrise technique à travers sa légèreté et son aisance. Nul doute que ce décalage avec des danseurs plus jeunes, tels qu'on peut les voir sur la majorité des scènes de théâtre, lui permet de se glisser avec évidence dans l'univers de Jérôme Bel, ouvert aux pas de côté, laissant entrer d'autres modalités que la virtuosité technique, ravivant la mémoire de la danse.

 

Isadora Duncan

Au Centre Pompidou, du 3 au 5 octobre

 

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28 septembre 2019 6 28 /09 /septembre /2019 22:01

 

Pour sa première réalisation, la comédienne Hafsia Herzi se place au centre pour incarner la trajectoire de Lila, jeune femme tentant de s'affranchir de l'influence d'un homme.

 

 

Tu mérites un amour

 

Film de Hafsia Herzi

 

Avec Hafsia Herzi, Djanis Bouzyani, Jérémie Laheurte, Anthony Bajon, Alexander Ferrario

 

 

 Pour sa première réalisation, dont elle signe le scénario et la production, Hafsia Herzi se place au centre de « Tu mérites un amour ». Pour ce film au sujet pour le moins éprouvé (la difficulté de rompre une relation), la comédienne fait de la trajectoire de Lila, qu'elle campe, une sorte de journal personnel. Présente dans toutes les séquences, Herzi donne l'impression de prime abord de créer des contours nets lui permettant d'accompagner son personnage.

 

 C'est principalement à coup de gros plans sur le visage que s'opère cette polarisation. Le sien, avant tout, pris dans des volutes de travellings, destinés à révéler les moindres variations émotionnelles. Une empathie totale pour Lila qui pourrait laisser affleurer une veine narcissique. Ces gros plans cassavetiens ne visent au fond pas à valoriser le personnage, plutôt à l'enrober dans une zone atmosphérique, au plus près de la palpation des vibrations.

 

 On le remarque assez vite, la qualité de « Tu mérites un amour » repose sur un paradoxe fécond, gage de sa réussite : cerner son personnage pour mieux le décentrer, en l'immergeant constamment dans des zones d'instabilité, d'inconfort spatial. Tension liée à la relation d'emprise avec Rémi (Jérémie Laheurte), signifiée par un rapport contradictoire (s'en délivrer, alors que la distance effective s'abolit, quand bien même il serait loin, grâce au smartphone).

 

 Si la caméra flirte avec le visage de Lila, sa tentative d'arrachement, à la difficulté constamment soulignée (« C'est compliqué ») se confronte à l'incessant ballet d'hommes, pour la majorité des figures de séduction. Littéralement, ils cherchent à la sortir du cadre, zone à la fois d'inconfort et de solitude. Harangué par un jeune homme qui, plus tard, lui fait la cuisine, ployant sous le regard fasciné de Sergio (Alexander Ferrario) dans une soirée, relation débouchant sur une scène de sexe rapide.

 

 Parmi ces hommes, il y a Charly (Anthony Bajon, remarquable par son jeu sensible), apprenti photographe timide, dont l'innocence la porte vers une autre sphère : de son appareil, et lors de la belle séquence de pose, il renverse justement la manière dont Lila occupe le plan, pour en faire une figure à la docilité consentie, la menant vers l'apaisement.

 

 Toutes ces figures masculines mouvantes, dont certains n'ont pas plus de deux scènes, pris dans une instabilité apparition-disparition (Lila prend la fuite devant l'un, est complètement abandonné par un autre), donne à « Tu mérites un amour » le statut de grand film de seconds rôles. Là où dans bon nombre de films, la diversité des scènes et la multiplication des rôles configurent des saynètes, au risque d'un aspect décousu, cette constellation témoigne de la manière dont Lila se projette vers l'extérieur. De par la différence des caractères, l'horizon masculin présenté pourrait parfaitement relever de fantasme ou de l'idéalisation, mettant en avant diverses facettes d'une masculinité différente (celui qui prépare à manger, l'évocation d'un homme qui réciterait des poèmes à son amoureuse).

 

 Dans cette constellation s'insère Ali, joué avec une décontraction et virtuosité bouffonne par Djanis Bouzyani. Caution comique du film, grâce à qui on passe brutalement d'un romantisme désabusé aux effets burlesques les plus débridés (la scène anthologique où ils sont plusieurs à discuter sur un lit). Véritable être plastique, il est le passeur du film, entre les différentes figures présentes, mais surtout pour Lila. L'accompagnant dans sa dérive, il a cette capacité à dépasser ce rôle purement comique pour installer une vraie influence (le rapport avec le marabout).

 

 « Tu mérites un amour » est aussi l'occasion pour Hafsia Herzi de marquer son origine en tant qu'actrice. Révélée avec « La graine et le mulet », présente à l'affiche des « Mektoub, my love », la comédienne ne manque pas de créer des clins d’œil à l'univers du cinéaste, comme dans la séquence dansée, à coups de déhanchements sensuels. Plus encore, c'est dans la profusion de personnages que s'exerce cette imprégnation. Pourtant, en peignant la trajectoire d'une femme en quête d'émancipation amoureuse, c'est aussi sa propre émancipation par rapport à l'univers de Kechiche qu'Hafsia Herzi déploie dans son film, en s'y jetant complètement. Avec réussite.

 

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25 septembre 2019 3 25 /09 /septembre /2019 15:44

 

Avec "Orlando", la metteuse en scène Katie Mitchell poursuit son abolition des frontières entre théâtre et cinéma. Comédien.ne.s filmé.e.s en direct, changements incessants de scènes et de costumes participent à un vertige de l'animation visuelle.

 

Orlando

 

D'après le roman de Virginia Woolf

 

Mise en scène de Katie Mitchell

 

Avec İlknur Bahadır, Philip Dechamps, Cathlen Gawlich, Carolin Haupt, Jenny König, Alessa Llinares, Isabelle Redfern, Konrad Singer

 

 

 26 ans après la magistrale interprétation d'Isabelle Huppert dans la mise en scène de Bob Wilson, le Théâtre de l'Odéon s'offre une nouvelle version d'Orlando, d'après le texte de Virginia Woolf. Avec Katie Mitchell à la barre, c'est tout un univers esthétique reconnaissable qui s'affiche, où la frontière entre le cinéma et le théâtre devient poreuse.

 

 Certains diront, au vu de ses assez récents spectacles (La maladie de la mort, Schatten – Eurydike Sagt) que le dispositif, aussi surprenant soit-il, ne change en rien, et qu'il ne rendra pas justice à la singularité du texte de Virginia Woolf, axé sur cette figure qui traverse les siècles, depuis l'époque élisabéthaine jusqu'au 20ème siècle, en changeant de sexe au passage. La comparaison avec « La maladie de la mort », sur un plan formel, semble criante, tant la manière Mitchell repose sur une visibilité extrême, où les actes et les changements se font sous nos yeux. Lætitia Dosch, dans l'adaptation de Duras, n'en finissait pas de se déshabiller et de se rhabiller, dessinant au fur et à mesure une répétitivité mécanique assez lassante, pour ne finalement rester qu'elle-même.

 

 Avec « Orlando », au contraire, la question de la transformation est au cœur du personnage et à défaut de pouvoir relater des siècles en seulement 1h50, les incessantes transformations ici prennent une toute autre dimension : elles font littéralement corps avec l’œuvre. La mise en scène de Katie Mitchell, à bien y regarder, s'avère beaucoup plus subtile que « La maladie de la mort », car, alors que ce dispositif particulier donne l'impression d'une instantanéité (par la présence des cameramen filmant les scènes en direct), « Orlando » introduit des glissements successifs, en ouvrant le champs spatial. Ténues dans « La maladie de la mort », l'extérieur s'ouvre régulièrement sous forme de scènes filmées précédemment, mais raccordées à celles tournées en direct et retransmises sur un écran au dessus. Cela confère une respiration à la pièce, et voir les personnages à l'extérieur, filmés en gros plan, donnent paradoxalement une impression d'intimité, de proximité.

 

 D'autres séquences témoignent d'une approche ludique, enrobant la scène du théâtre dans un registre quasiment artisanal, évoquant le théâtre de marionnette : une comédienne, dans un coin, entame une scène, laissant peu à peu la place au personnage d'Orlando. La pièce est ainsi construite sur des décalages et permutations, l'inscrivant dans une animation constante, où les corps sont pris dans une fluidité souple, les espaces foisonnant entre le dedans et le dehors.

 

 Les corps sont d'autant plus libres, libérés de la question du dialogue ou de l'échange, qu'une narratrice (comme d'habitude) juchée dans une cage transparente, assure le récit, d'une voix égale mais porteuse. Cette dissociation entre la voix et le corps permet à Jenny König en Orlando de donner la pleine mesure de son jeu, sa petite taille lui conférant une allure féline. Avec ses grands yeux et sa vivacité, elle rappelle quelque peu Mathieu Amalric. C'est tout le mérite de Katie Mitchell, dirigeant la troupe de la La Schaubühne de Berlin, que de faire ressortir, dans cette mise en scène virtuose, la palette des visages et des corps.

 

Au Théâtre de l'Odéon, du 20 au 29 septembre

 

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23 septembre 2019 1 23 /09 /septembre /2019 23:00

 

En plaçant au cœur de son film l'ancienne escort-girl Zahia Dehar, Rebecca Zlotowski tisse une histoire de désir basée sur des rapports de classe. Mais ses nombreuse références cinéphiliques amoindrissent sa vibration contemporaine.

 

 

Une fille facile 

 

Film de Rebecca Zlotowski

 

Avec Mina Farid, Zahia Dehar, Clotilde Courau, Benoît Magimel, Nuno Lopez

 

 

 En prenant Zahia Dehar comme actrice principale de son film « Une fille facile », Rebecca Zlotowski semble répondre à une évidence de casting : prélever dans l'actualité une figure « people », familière désormais de la représentation commune, ex excort-girl ayant défrayé la chronique dans l'univers du football. Un corps bien présent, matière à fantasmes ou éreintements (notamment sur sa plastique artificielle de poupée Barbie) que la réalisatrice projette dans une fiction ancrée dans le présent, autour de laquelle graviterait des questionnements brulants (des jeunes Beurs s'introduisant dans l'univers de Blancs bourgeois).

 

 Mais d'emblée, cet ancrage contemporain se heurte à la posture purement cinéphilique de Rebecca Zlotowski. Pour son histoire de rencontre improbable, la réalisatrice baigne en effet son intrigue de références qui, pour évidentes, créent un décalage qui finissent par vider l'action de sa pertinence actuelle.

 

 On a tôt fait de comparer « Une fille facile » à un marivaudage rohmérien. S'il est vrai que les conditions de rencontres peuvent rappeler le cinéaste de la Nouvelle Vague, il serait difficile d'évoquer, dans le cas de la rencontre de Naima et sa cousine libre Sofia avec des hommes riches, une approche de ce genre. D'abord parce le moteur principal du marivaudage chez Rohmer est le langage. L'un des films de celui-ci que « Une fille facile » rappelle est « Le genou de Claire », où les conditions de rencontre entre les personnages sont assez proches : une période estivale, une vacuité (vacance) des personnages propice à déployer toute une panoplie de désirs et de jeux de séduction. Au cœur de l'intrigue, la relation entre un Jean-Claude Brialy tentant de répondre au désir de la jeune Béatrice Romand (18 ans à l'époque du film), créé un véritable vertige, car la réalité des tentatives d'approche est articulée à une force de conviction passant par la parole.

 

 On cherchera en vain cette poussée du langage dans « Une fille facile », non plus que des instants de réelle séduction. Le corps de Zahia Dehar, dans toute sa transparence offerte, rompt d'emblée toute possibilité de tergiversation autour d'une attirance : des regards suffisent, au loin, mais suffisamment proches pour que s'attise le désir : un yacht sur lequel apparaissent Benoit Magimel et Nuno Lopez, des regards qui se répondent avec l'intensité d'un appel réciproque. Le film de Zlotowski est, à l'inverse, évidé en paroles tant c'est le corps de Dehar qui fait office de mode opératoire pour lancer l'appel au désir, auquel il suffit de répondre. C'est ainsi qu'à une première invitation des deux jeunes femmes dans le yacht, rien n'est montré du processus d'accomplissement de la séduction. Tout est déjà scellé.

 

 Sur ce plan, Zlotowski a bien compris qu'il est inutile de vouloir rivaliser avec le déluge verbal propre à l'univers de Rohmer, qui en fait tout son charme, mais qu'il serait difficile d'imiter de nos jours. Les paroles comptent au fond peu dans « Une fille facile », au point que leur absence diluent tout point de tension dans le film. Il faut attendre un bon bout de temps avant de voir Benoit Magimel aligner plus de deux phrases. Et la façon qu'a Zlotowski de lancer son film avec un récit en voix-off pour le moins désuet (mais qui prend peu de place) témoigne d'une volonté de se tenir à distance de toute certitude langagière. La où les mots portent constamment les personnages chez Rohmer (au point que l'on peine à sentir une intériorité, un secret), dans « Une fille facile », c'est l'acuité visuelle qui est privilégiée et qui déclenche, sans contrainte, les relations entre protagonistes. Sonia a beau lancer quelques points de vue sur l'existence devant sa jeune cousine, l'on retient surtout l'inanité de toute parole.

 

 Dans cette relation entre Naïma et sa sa cousine décomplexée, point de conflit, faute justement de matière verbale sur laquelle jongler. Naima n'est pas tant dans une relation de fascination à l'égard de Sonia qu'elle ne l'observe, dans une position d'entomologiste. Nulle remarque n'émane de sa part sur sa vie dissolue. Pas de position moralisatrice (loin, finalement d'un Rohmer), pas de révolte face à cet engagement dissolue, juste de la curiosité suiviste. Dans ce parcours assez passif de Naïma, on assiste à peine à l'esquisse d'une attirance de la jeune femme pour Benoit Magimel. A force de ne pas vouloir faire comme le modèle revendiqué Beatrice Romand-Jean-Claude Brialy (dont le marivaudage se concrétise par un baiser volé), Rebecca Zlotowski enveloppe ce lien ténu dans une zone vaporeuse.

 

 Si la parole n'est pas le vecteur essentiel des liens entre protagonistes, le rôle est alors forcément dévolu au corps. En cela, si Zahia Dehar reste la figure phare du film, celle autour de laquelle tout gravite, c'est bien par sa manière de mettre son corps en avant. Signifié dès l'ouverture du film, en associant son corps à la nature avec sa déambulation sur la plage, sa liberté renvoie à un autre film de Rohmer, « La collectionneuse » dont le découpage similaire du corps de la comédienne sur la plage est éloquent.

 

 Tout, dans la démarche de Zahia Dehar, sa sensualité affichée, ne manque pas d'évoquer l'attitude de Brigitte Bardot. Mais c'est aussi à la Brigitte Bardot basculant dans l'univers de Jean-Luc Godard, dans « Le mépris » que Rebecca Zlotowski fait référence. La deuxième séquence sur la plage, en compagnie de Naïma, où la jeune femme expose des parties de son corps devant des garçons médusés par tant de libertinage renvoie, sur un mode pour le moins trivial, à la fameuse scène où Bardot interroge Piccoli sur des parties de son corps. C'est au fond là, dans cet affichage du corps de cette jeune comédienne, attelée à de telles références, que résonne un écho à sa propre trajectoire, comme si son rôle dans « Une fille facile » documentait une partie de sa vie où, détachée de son passé sulfureux, une certaine forme d'auto-dérision pointait, renforcée par cette publicité pro-végétarienne dans laquelle son corps est divisée en morceaux de boucherie. C'est dans cette distance avec son propre corps que l'ex escort-girl, évoluant entre distance dérisoire et affirmation ingénue trouve sa place dans une fiction incertaine.

 

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