Pour ce récent spectacle, La Ribot fait intervenir une troupe inclusive venue de Madère, constituée d'handicapé.e.s. Ce "Happy island" en devient autant émouvant qu'exaltant.
Photo : Julio Silva Castro
Happy Island
Spectacle de La Ribot
Avec Bárbara Matos, Joana Caetano, Maria João Pereira, Sofia Marote and Pedro Alexandre Silva
A la vue de la dernière pièce de La Ribot, « Happy Island », on ne peut s'empêcher de penser au spectacle de Jérôme Bel « Disabled theater », qui permettait à des handicapés de s'exprimer sur scène. La démarche, puissante chez le chorégraphe français, participait de cette rupture inlassable avec les canons de la danse contemporaine.
Avec « Happy Island », le point de départ est différent : La Ribot, en répondant à une commande, fait intervenir des membres d'une troupe de danse inclusive au fonctionnement communautaire, basée à Madère (Dançando com a Diferenca), constituée principalement d'handicapé.e.s.
Si la jubilation provoquée par « Disabled theater » de Jérôme Bel s'articulait sur une dynamique dansée constante, force est de constater, avec « Happy Island », que la mise en place du spectacle s'opère d'une façon autrement plus singulière : des danseur.seuse.s, avant le début, se tiennent sur les extrémités de la scène, l'une d'elle esquissant de vagues mouvements. Et quand une autre avance sur la scène, en fauteuil roulant, donnant l'impression de ne pouvoir maitriser son corps pris de tremblements, il y a de quoi envisager le spectacle comme étant peu aisé à suivre. Pourtant, c'est dans la lenteur avec laquelle la danseuse s'extrait de son fauteuil – tandis qu'une autre court d'un bord à l'autre de la scène – avant, une fois à terre de la plier, que s'éprouve à la fois la difficulté et la force de son engagement.
Avant de se retrouver à terre, un signe de croix témoigne d'un humour salubre, comme si elle nous signifiait qu'elle se lançait dans une entreprise dont elle ne savait pas elle-même si elle pourrait la mener à terme. Mais quand elle parvient à enfiler sur sa tête une large couronne de plumes qu'on lui a apportée, c'est de voir associer ses tremblements aux doux balancements des plumes qui donne tout à coup une aura poétique à la scène. Et dans cette façon d'apparaitre dans une pure posture de monstration, c'est le style de La Ribot qui transparait. De façon ludique, le corps revêtu d'atours, fixé dans sa désignation spectaculaire, marque l'accomplissement d'une scène.
La marque La Ribot s'exalte encore plus lorsque cette même handicapée se lance dans une superbe et longue séquence avec une autre danseuse, au physique plus robuste, torse nu, mais d'une étonnante souplesse. Un vrai corps à corps s'engage entre elles, la première, munie d'un crayon, dessinant littéralement sur le corps de l'autre, prise dans des contorsions étonnantes, se figeant dans des positions improbables, acrobatiques, afin que sa comparse puisse laisser ses empreintes feutrées. Le corps est ainsi envisagé comme motif graphique, dans une superbe dynamique.
Dans une autre séquence, une jeune femme, petite et corpulente, vêtue d'une robe rouge toute ébourrifée, se lance dans une danse fiévreuse, mais derrière l'impression d'une dépense farouche, des gestes reviennent, vifs, comme marquant un épuisement, pour souligner la maitrise ultime. Entre mouvements débridés et contrôle, ce passage impressionne d'autant plus que la danseuse évolue les yeux masqués par un bandeau noir.
L'enthousiasme suscité par « Happy island » tient à la manière dont ces danseur.seuse.s se glissent avec maestria dans l'univers de La Ribot, restituant ses codes chorégraphiques, tout en gardant cette singularité de corps limités par une déficience. Ici, le geste d'un jeune homme traversant un plateau, jetant des disques au sol, créent par leur envol un moment particulièrement poétique jusqu'à ce geste s'amplifie par un épatant échange avec une autre partenaire.
En contrepoint de « Happy island », un film est projeté au fond de la salle. Loin d'être anecdotique, il montre les mêmes danseur.seuse.s, mêlé.e.s aux autres membres de la communauté à laquelle il.elle.s appartiennent, évoluant en pleine nature. Leur dépense, entre joie et dispersion débridée, répond à la chorégraphie de La Ribot, en un écho bucolique, comme des scènes sorties de tableau représentant des moments festifs à la Watteau. Manière de signifier que de la nature à la scène, la division est ténue, tant les corps des un.e.s et des autres impriment la même exaltation électrisante.
Au Centre National de la Danse (CND), du 7 au 9 novembre