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22 février 2024 4 22 /02 /février /2024 23:40

 Après les révélations sur les mécanismes d'emprise mises en œuvre par le cinéaste Benoît Jacquot, (re)voir certains de ses films permet de mettre en lumière une relation entre la réalité et la fiction, fondée sur l'assujettissement de personnages féminins. Une analyse axée sur deux films avec Isild le Besco, "Sade" et "Au fond des bois".

 

      Daniel Auteuil et Isild le Besco dans "Sade", de Benoît Jacquot

 

 

 À présent que les langues se délient, que le caractère de prédateur de Benoît Jacquot s'affirme, avec sa litanie de violences et d’agressions sexuelles, d'innombrables questions secouent le monde du cinéma, portant notamment sur la figure du cinéaste envisagé comme un créateur tout-puissant, principal maître dans l'élaboration de son film, et qui entraîne avec lui ses suivants.

 

 L'une des interrogations les plus lancinantes, particulièrement attachée aux réalisateurs français, chez qui la notion d'auteur est la plus prégnante, la plus valorisée tourne autour du rapport entre l'homme et l’œuvre ? Par extension, qu'est-ce que les films de Benoît Jacquot peuvent révéler d'un mécanisme pervers, qu'il a en partie dévoilé dans son interview avec Gérard Miller (Les ruses du désir), et qu'on a pas su voir (ou regarder) dans ses films ?

 

 Si la séparation entre l'homme et l’œuvre est régulièrement convoquée dès lors qu'il s'agit de trancher sur la responsabilité d'un artiste concernant des actes répréhensibles (Jean-Claude Brisseau défendu par nombre de personnes de la profession), la nature de l’œuvre est rarement questionnée. Pourtant, à y regarder de plus près, au regard des révélations de Judith Godrèche sur la perversité du cinéaste, certains de ses films peuvent être appréhendés comme des pièces à conviction, dans la façon dont ils disséminent des signaux éloquents au cœur de leur dispositif narratif. En cela, les films fonctionnent comme des rapports fantasmés, exacerbés, de situations qui ont pris corps dans le réel.

 

 C'est en particulier dans les films tournés avec Isild Le Besco que cette dimension prend forme, particulièrement deux d'entre eux  : « Sade », tourné en 1999, qui a marqué la première collaboration entre Le Besco et Jacquot, et « Au fond des bois (2010)», dernier opus tourné ensemble.

 

 Si « Sade », sur un plan purement esthétique, se cantonne dans une veine de téléfilm, à peine rehaussé par un casting prestigieux (Daniel Auteuil, Marianne Denicourt, Jean-Pierre Cassel, Jeanne Balibar), on ne peut s'empêcher, au vu de son scénario, de penser à un déplacement de situation graveleuses se resserrant autour de la figure d'Isild Le Besco. En matière de rencontre entre un cinéaste et une actrice – qui, à l'époque, était un peu connue pour avoir joué dans le fin et délicat film d'Emmanuel Bercot, « La puce », qui relatait déjà l'initiation sexuelle d'une jeune fille par un homme beaucoup plus âgé - « Sade » représente bien plus qu'un saut … de puce.

 

 Le film, en polarisant son intrigue sur la relation de Sade avec la jeune Émilie de Lancris (Isild Le Besco), faisant fi de toute véracité historique, trahit l'emprise progressive que cette figure littéraire fameuse veut avoir sur la jeune femme dans le cadre de l'hôpital de Picpus où, pendant la Terreur, des aristocrates sont enfermés. Exerçant une fascination mêlée de répulsion sur Émilie de Lancris, au point de la détacher progressivement de ses parents (mère malade, père volage), Sade profite de sa réputation sulfureuse pour l'attirer. Tout pourtant, dans son attitude, donne à croire qu'il ne fait rien de particulier pour qu'elle vienne à lui. Elle est en quelque sorte poussée par une irrésistible attraction. Elle semble perdue, et percevant cela, Sade s'adresse à elle dans une scène matrice du film, alors qu'elle est venue le rejoindre. En matière de prise de possession psychique d'une âme, ses paroles sont éloquentes :

 

 « Vous cherchez une protection ? Obéissez-moi et vous n'aurez plus peur (…) Marchez ! Avancez ! Ne soyez pas raide !.. Retournez-vous !.. Cambrez-vous !.. Fermez les yeux !.. Ouvrez la bouche !.. Plus grande, la bouche... Je veux en voir le fond !.. »

 

 Dans cette séquence qui constitue le point de bascule du film, il convient de se représenter la scène visuellement, où Émilie-Isild Le Besco, répond aux injonctions de Sade-Auteuil, comme absente à elle-même, dans un état de total dépossession, alors qu'elle avait précédemment manifesté une résistance. Cette fois-ci, les digues s'effondrent et la voilà littéralement transformée en une marionnette (une poupée) entre les mains (même pas, puisqu'il n'y a pas de contact physique) de son hypnotiseur qui le dirige à la voix, la faisant plier à sa guise. Une scène dans laquelle il n'est pas difficile de voir en Sade la figure du metteur en scène, qui donne ses instructions à son actrice docile. Figure du personnage historique dont la Terreur voudrait se débarrasser pour son libertinage et celle du cinéaste tout puissant se confondent alors. On ne manquera pas, dans cette brûlante actualité où les révélations s'étendent, de faire la relation avec le psychanalyste Gérard Miller, accusé d'avoir abusé de jeunes femmes suite à des séances d'hypnose.

 

 Cette position du Sade manipulateur, corrélée à celle du cinéaste, revêt pourtant un caractère assez sage dans le film, puisqu'il se contente de la diriger, non de la dépuceler. Pour peu de temps encore, c'est le langage qui sert de matrice à l'emprise. Quand il la quitte, il se veut encore attentionné : « Au revoir Lancris. Ne le prenez pas mal. Ma brutalité était de la délicatesse ». Et plus tard, avec Augustin, le jardinier quelque peu benêt qui salive à la vue d’Émilie : « Il faut lui parler d'abord. Les femmes bandent par l'oreille ».

 

 Sade, dans sa position de metteur en scène, propulse Émilie comme comédienne dans une pièce qu'il monte à l’hôpital, malgré la résistance de son directeur. Bien évidemment, on voit la jeune femme exulter parmi les autres... Mais comme Sade ne saurait se contenter de cette mise en scène collective, une autre va se dérouler dans une grange, quand il réunit Émilie et Augustin « Approchez ! Doucement ! » Il guide ainsi les deux tourtereaux tétanisés « Vous êtes deux rôles. La captive et le janissaire. ». S'ensuit une scène digne d'un film pornographique où Isild Le Besco, allongée nue, est « préparée » par Sade-Daniel Auteuil, lequel introduit un doigt dans son sexe avant de le ressortir ensanglanté, pour ensuite diriger le timide Augustin vers l'ouverture aménagée. Séquence abjecte, qui sanctifie le metteur en scène, tel un dédoublement de Jacquot, comme celui qui a tous les droits sur ses acteurs en les manipulant comme de simples effigies.

 

     Nahuel Perez Biscayart et Isild le Besco dans "Au fond des bois" de Benoît Jacquot

 

 

 Pourtant « Sade », en mettant le personnage quelque peu en retrait, non plongé dans une emprise directe, physique, avec son modèle, consacre un certain retrait. C'est avec « Au fond des bois » que Benoît Jacquot parvient, dans sa collaboration avec Isild Le Besco, à un sommet dans la dégradation « sadique » d'un personnage féminin. Il n'y a plus besoin de se réfugier derrière la distance d'un démiurge qui met en scène ses personnages assujettis. Le manipulateur, ici, a les oripeaux d'un demeuré, et c'est pourtant lui qui a les pleins pouvoirs pour mener à sa guise Joséphine (Isild Le Besco), jeune femme qui vit avec son père médecin, lequel accueille à sa table un jour Timothée (Nahuel Perez Biscayart), un vagabond ayant des pouvoirs de magnétiseur.

 

 Dès le début du film, Benoît Jacquot entretient une forme d’ambiguïté quand à la façon qu'a Joséphine d'appréhender Timothée le nouvel arrivant. S'il semble la terrifier d'emblée, Jacquot met en avant sa sensibilité, qui faciliterait l'attraction que va exercer Timothée sur elle : en pure héroïne romantique, sa conduite se caractérise par une sorte d'absence rêveuse, elle semble en proie au somnambulisme (la nuit, on la voit dangereusement perchée sur un rocher proche du vide ; elle se penche au bord de sa fenêtre ouverte). Mais les actes de la jeune femme se confondent avec le regard du vagabond sur elle, comme si il avait déjà enclenché sa force magnétique sur elle. Littéralement, il lui fait déjà de l'effet.

 

 Dès lors, toute l’ambiguïté du film, son caractère profondément retors, va reposer sur le postulat selon lequel elle le suivrait de son plein gré, après qu'il l'a violé chez elle. Quand il repart sur les routes, elle le suit en effet, totalement désemparée. Et l'on comprend bien que cet arrachement à son foyer est liée à une dépossession du corps, dont elle sent qu'il ne lui appartient plus. Et quand il lui demande, plus tard « Tu es venue ? », elle lui répond « C'est toi qui m'a prise ! ».

 

 Dans les séquences qui vont suivre, la jeune femme, contrôlée par son magnétiseur, est soumise à des degrés d'humiliation ignobles (réduite à un état animal, obligée de marcher à genou devant une assistance terrifiée, violée à tour de rein). Dans ses moments de lucidité, elle a beau essayé de s'échapper, la force d'attraction de Timothée finit par la faire rentrer dans le rang. Jusqu'à ce que Jacquot nous la montre, lors d'un autre viol, serrer le vagabond dans ses bras.

 

 Pour le cinéaste, il serait trop simple qu'il y ait un agresseur et une victime, puisqu'il renvoie la victime à une prétendue part de responsabilité : interrogée dans la dernière demi-heure par un capitaine, alors que Timothée a été arrêté, il lui est demandé pourquoi elle n'a pas fui. Si ses explications sont claires, le doute s'instille dans l'esprit des autres, jusqu'à son père qui en tombe malade. Alors qu'il est au lit, elle lui adresse ces paroles, guillerette : « C'est moi qui devrait faire la grasse matinée (…) C'est la joie de me retrouver qui t'anéantit ? ».

 

 Clairement, la victime devient coupable, autant que son bourreau, dont le caractère fruste pourrait presque l'innocenter. Et quand vient le procès de celui-ci, il lui est demandé : « Tu l'as magnétisée ? », ce à quoi il répond : « Elle m'a subjuguée. De l'os à l'anima mia [mon âme]. C'était sa volonté à elle ».

 

 Au regard de ce que l'on sait désormais sur Benoît Jacquot (particulièrement ses aveux à Gérard Miller), ces paroles résonnent étrangement, conférant au film une allure de traité de l'emprise, avec tout ce que cela comporte de renversement des rôles. Jacquot a dit clairement que c'était Judith Godrèche qui avait exercé une attraction sur elle, au point de lui faire remonter la pente lorsqu'il doutait de sa trajectoire de cinéaste. « Au fond des bois » applique avec une minutie implacable cette démarche d'humiliation, d'agression physique et psychologique, avec l'étape clé consistant à faire de la victime la responsable de son sort, jusqu'au retournement la rendant maîtresse du jeu : Jacquot renverse la séquence de suspension sur le rocher au bord du vide, en montrant Joséphine, plus assurée, mimer la chute si Timothée ne la retient pas. Il prend peur et s'enfuit. Elle le rattrape en riant : « Je faisais semblant ».

 

 Il y a jusqu'à une forme d'exonération de la culpabilité dans le film puisque, de souillée, Joséphine accomplit un chemin évocateur d'une résurrection : sa pâleur maladive du départ – qui la rend proche de l’héroïne de « Wann-Chlore » roman de jeunesse de Balzac - s'efface pour la doter d'une blancheur éclatante, sa robe retrouve son caractère immaculé. Et le sourire en coin qu'elle adresse à son agresseur pendant le procès veut nous faire croire que tout est réglé, que les deux être humains, même si leur destin va suivre un chemin asymétrique, sont unis dans une complicité apaisée. Par delà le bien et le mal.

 

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4 décembre 2023 1 04 /12 /décembre /2023 17:56

Construit comme une cérémonie de conjuration des clichés dégradants attachés aux Noires, la metteuse en scène et performeuse afro-féministe Rébecca Chaillon propose une pièce intense, où la critique se combine avec des éléments désopilants, à la frontière de la féérie.

 

    Photo : Christophe Raynaud de Lage

 

 

Carte noire nommée désir,

 

Texte et mise en scène de Rébecca Chaillon

 

Avec Estelle Borel, Rébecca Chaillon, Aurore Déon, Maëva Husband en alternance avec Olivia Mabounga, Ophélie Mac, Makeda Monnet, Fatou Siby, Davide-Christelle Sanvee

 

 

 Avec son corps aux proportions généreuses, la metteuse en scène et performeuse afro-féministe Rébecca Chaillon a tout pour imposer sa présence dans son spectacle « Carte noire nommée désir ». Autrice du texte, elle marque d'un sceau indélébile ce spectacle. Chose assez rare dans le théâtre, où inscrire son propre corps dans une mise en scène relevant plus de la performance que de la narration classique comporte un rique d'auto-affirmation.

 

 Rébecca Chaillon est une héritière de Rodrigo Garcia, qu'elle admire, sans pour autant le suivre dans sa dimension nihiliste. Tout comme elle semble loin d'une Angelica Liddell, toute entière murée dans un geste artistique solitaire où la mystique l'emporte sur le rapport à la réalité. Pourtant, dans « Carte noire nommée désir », la présence de Rébecca Chaillon, sur scène bien avant le début du spectacle, s'opère sur un mode non d'affirmation mais plutôt de passivité : à quatre pattes, récurant le sol, dans un geste rendu absurde par sa répétitivité et son insignifiance (des petits bocaux suspendus laissent inlassablement couler un petit filet marron qui viennent souiller le sol).

 

 En se débarrassant petit à petit de ses vêtements, jusqu'à en faire des torchons avec lesquels elle essuie le sol et son corps, Chaillon porte cette passivité à un cran supplémentaire lorsqu'elle est traînée par une comédienne, jusqu'alors occupée à confectionner des mugs, puis lavée consciencieusement, assise complètement nue sur une chaise. Vient ensuite l'un des moments emblématiques de la pièce : des performeuses entrent petit à petit sur scène pour confectionner des nattes surdimensionnées, que Chaillon va garder pendant une grande partie de la pièce. C'est au fond cette longue séquence de coiffe, acte de pure esthétique, qui va dicter la nature de « Carte noire nommée désir » : inscrire un geste dans un processus de transformation, de réification. Munie de ses nattes, longues comme des tentacules, Chaillon devient une prêtresse qui va orchestrer une cérémonie magistrale en s'entourant de ses comparses performeuses.

 

 Toute la qualité de la pièce réside ainsi dans son élan collectif. En partant de son propre corps, Chaillon ouvre son propos sur une prestation accrue des femmes qui l'entourent, leur offrant l'occasion de performer. Si l'une des premières séquences éloquentes de la démarche de la metteuse en scène tient à cette énumération désopilante de petites annonces révélatrices des fantasmes de blancs à l'égard des femmes noires, la pièce s'élargit, comme une onde qui se propage jusque, plus tard, dans la salle.

 

 Révélatrice de sa démarche visant à fustiger les clichés attachés à la représentation des Noir.e.s, la séquence à table montre les performeuses se livrer à une énumération scatologique. Si elle fait mouche, c'est dans sa manière d'inscrire une déconstruction du langage dans un dispositif critique, sur un mode burlesque.

 

 Dans cette disposition visant à discréditer les réflexes racistes ancrés, Rébecca Chaillon procède d'une manière originale, en impliquant le public. Il est à la fois cible (renvoyer les Blancs à leur rôle par rapport aux Noirs) mais la sollicitation, loin de s'opérer sur un mode culpabilisant, engage la pièce sur un terrain ludique. La longue séquence où les performeuses, divisées en deux groupes, miment des situations renvoyant à des postures humiliantes (tant existentielles qu'historiques) que le public doit deviner, cristallisent l'aspect jubilatoire de « Carte noire nommée désir ». Les devinettes s'appuient sur des réalités incontestables et il s'agit, en les redistribuant par cette diffraction ludique, cathartique, d'en atténuer la violence.

 

 Cette séquence met en avant l'une des qualités de « Carte noire nommée désir » : la qualité des prestations des performeuses. Ici, la comédienne conduisant le jeu, avec un sentiment de spontanéité dans ses répliques et ses adresses au public, fait preuve d'une grande virtuosité. Une autre séquence magistrale met en scène la musicienne et chanteuse accompagnant certaines parties de la pièce à la harpe. Lors d'une scène intense, elle se livre à un numéro époustouflant où sa qualité vocale, très opératique, est exaltée tandis que son corps s'épanche en chorégraphie électrisante.

 

 Toute le mouvement de « Carte noire nommée désir » s'inscrit ainsi dans une notion de partage, d'attention à l'autre, à tel point que l'on peut parler d'un manifeste de la sororité. Il est rare de voir sur scène une séquence aussi éloquente que celle de Rébecca Chaillon entamer une ronde lente avec une comparse, toutes les deux nues. Ce moment ne vient pas se poser dans la pièce comme une intention, mais comme une salve d'apaisement, où les corps, rompus aux manifestations les plus tortueuses, atteignent à une forme d'assomption. Ce n'est pas pour rien que le final, où les tresses de Chaillon, s'élevant en une ramification foisonnante, actent une salutaire ouverture dans l'espace.

 

Au Théâtre de l'Odéon - Ateliers Berthier, du 28 novembre au 17 décembre

 

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23 octobre 2023 1 23 /10 /octobre /2023 15:40

Inspiré du tableau de Jérôme Bosch, "Le jardin des délices", de Philippe Quesne, offre un voyage drôle et poétique où sont expérimentées différentes expressions artistiques.

 

 

 

Le jardin des délices

 

Conception, mise en scène et scénographie de Philippe Quesne
 

Textes originaux de Laura Vazquez

 

Avec Jean-Charles Dumay, Léo Gobin, Sébastien Jacobs, Elina Löwensohn, Nuno Lucas, Isabelle Prim, Thierry Raynaud, Gaëtan Vourc’h

 

 

 Avec « Le jardin des délices », inspiré par le célèbre triptyque de Jérôme Bosch, Philippe Quesne continue de tisser un univers singulier, à la confluence du théâtre, de l'installation, de la musique, de la peinture. Un rapport transversal aux disciplines artistiques qui avait rendu difficile la catégorisation de ses spectacles.

 

 Pourtant, cette façon d'embrasser différents champs artistiques, loin de créer un empilement où une charge, confine au contraire à une suave légèreté. C'est que, dans « Le jardin des délices », face à l’œuvre écrasante du peintre flamand, il s'agit moins de se confronter que de créer des espaces, des interstices, où les références sont autant de clin d’œil permettant de créer un lien secret.

 

 C'est en cela que « Le jardin des délices » est un spectacle à la veine éminemment poétique : les éléments qui y sont présentés, que ce soit par la danse, le chant, la lecture, la poésie orale, ne visent pas à créer de tension organique entre les un.e.s et les autres, mais à faire en sorte qu'ils se développent les un.e.s à côté des autres. Tout est fait pour que la possibilité de s'exprimer (par le chant, la poésie, la musique), puisse s'épanouir, sans qu'il soit question d'inscrire l'expression des personnages dans une continuité dramatique.

 

 En cela, la notion de cercle y est prééminente : qu'il s'agisse d'entamer une ronde, au début, ou former un cercle (qui devient, par un effet comique... un ovale), c'est la question de la circulation qui préside à la possibilité pour chacun et chacune de s'exprimer, parfois dans un même élan (le cercle dansé) ou de manière diffractée (un chant en portugais engendre une danse improvisée de l'homme en noir aux cheveux longs).

 

 Dans tous les cas, l'élan poétique qui est le moteur du « jardin des délices » se manifeste par cette attention à l'autre, souvent traduite par le regard. On voit souvent dans la pièce un personnage se tourner vers un autre, parfois de manière presque incongrue, tout simplement parce l'un.e ou l'autre entame une lecture, une danse, un morceau de musique, comme la sublime mélodie de Purcell « Here the deities approve » (ici, les divinités approuvent). Titre qui serait comme le symbole de la pièce : donner à voir et à entendre, en dehors de toute détermination dramatique, laisser advenir les mots, les témoignages, les sons (dont la pièce fourmillent en dehors de la musique). Regarder l'autre, au moment de sa manifestation, devient la marque la plus éloquente de l'approbation à son existence.

 

 Les mots peuvent également être détachés de toute fonction d'élocution, et laissés à leur pure présence quasi mécanique, comme avec ce bandeau lumineux disposé sur la droite de la scène. Un comédien tape dessus pour que le texte devienne lisible, mais sans qu'on puisse vraiment y prêter attention : il est présent, s'épanche dans son déroulé mécanique, mais n'investit pas le champ de la scène, quand bien même le chef de la bande invite ses partenaires à le lire. C'est la force de la pièce que de mener ses différentes formes d'expression à un épanchement maximal, donnant lieu à si peu de contrariété : un personnage qui se retourne parce qu'un autre tapote sur la bande lumineuse pendant qu'il s'exprime (« Ça va pas être possible !»). Un petit accroc qui dit à quel point « Le jardin des délices » atteint à une sorte d'équilibre ludique de l'expression.

 

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23 septembre 2023 6 23 /09 /septembre /2023 16:40

Dans "Oasis love", de Sonia Chiambretto, la langue de la banlieue est filtrée par un travail d'orfèvre, restituant les sujets les plus brûlants sous un angle poétique.

 

 

 

Oasis love

 

Conception, texte et mise en scène de Sonia Chiambretto

 

Collaboration artistique de Yoann Thommerel

 

Avec Théo Askolovitch, Sonia Chiambretto, Lawrence Davis, Déborah Dozoul, Emile-Samory Fofana, Felipe Fonseca Nobre, Julien Masson

 

 

 Des corps dos au public, puis à mesure que la pièce avance, les comédien.ne.s instaurant une forme d'adresse consistant à se tenir cette fois face à ce public, dans une langue souvent proférée comme dans un geste d'interpellation tendue. Dans « Oasis love », de Sonia Chiambretto, le principe de mise en scène, même s'il est soumis à une dynamique liée aux déplacements d'une structure, repose sur un schéma simple. Car pour l'autrice et metteuse en scène, ce qui est privilégié avant tout, c'est bien la parole. Qui plus est une parole reflétant la vie des quartiers, que l'actualité renvoie souvent sous un angle négatif.

 

 Pour Sonia Chiambretto, dont le travail créatif s'appuie sur une fréquentation des jeunes issus de ces milieux populaires, il s'agit ni plus ni moins que de faire advenir une forme poétique de ces espaces par un agencement particulier de la langue. Si de plus en plus de metteurs et metteuses en scène s'attellent à délivrer une parole vivante, loin des canons littéraires reconnaissables, l'approche de Chiambretto dévie quelque peu. Dans « Oasis love », on aura beau inscrire les corps et les voix des jeunes comédien.ne.s dans un registre particulier (gouaille, vocable fleuri, intonations des quartiers), le travail effectué par l'autrice consiste à les passer dans un moule jusqu'à en triturer la forme avant de les restituer sur un mode musical.

 

 « Oasis love » repose ainsi sur un paradoxe fécond sur le plan de la création : extirper du réel une matière reconnaissable, en convoquant sur scène les protagonistes d'un champ social spécifique, pour mieux en extraire une substance poétique. Dans la pièce, les répétitions de phrases abondent (tu me love?), les expressions (tel mimer un aboiement, récurrent) sont s'inscrivent dans un élan rythmique constant. De la voix brute des quartiers à une stylisation vocale axée sur une rythmique répétitive, « Oasis love » fait basculer les modes de langage repérables sur un plan incantatoire.

 

 Cette approche n'est pourtant pas sans risque, comme si la pièce avançait sur un fil fragile, entre spontanéité débordante liée au jeu des comédien.ne.s, et répétitivité marquant un travail extrême de la langue. La dynamique de la mise en scène court ainsi le risque d'être figé, les corps perçus comme des réceptacles de la langue. Il en est ainsi de la présence sur scène de Sonia Chiambretto, debout à droite, devant un pupitre sur lequel est posé son texte. Une présence qui, de par le décalage qu'elle instaure avec l'effervescence des autres (elle lit son texte plus qu'elle ne l'interprète), rompt quelque peu l'unité de la pièce. Lawrence Davis, debout à côté d'elle, semble ainsi attendre, muet, qu'elle arrête de parler avant de pouvoir s'exprimer.

 

 L'autrice et metteuse en scène donne surtout par là l'impression d'être une gardienne de son propre texte, comme si le fait d'être sur scène, telle une éclaireuse, était nécessaire pour valider l'univers dont elle est à l'origine. Par ailleurs, à côté de la relation entre policiers et jeunes des quartiers, donnant lieu à des moments franchement désopilants, Sonia Chiambretto introduit des références (Maurice Papon et les algériens jetés à la scène, Black lives matter, Zyed et Bouna électrocutés...) par trop écrasantes pour une pièce dont la durée n'excède pas une heure vingt.

 

 Heureusement, « Oasis love » est portée par l'incandescence de jeunes interprètes, qui contribuent à maintenir cette flamme du théâtre, en contribuant à nous rendre une langue des banlieues plus proche.

 

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7 septembre 2023 4 07 /09 /septembre /2023 14:43

Avec "Le ciel rouge", le cinéaste allemand construit une fiction qui, sous ses dehors de film de vacances, ouvre sur des abîmes fantasmatiques.

 

 

 

Le ciel rouge

 

Film de Christian Petzold

 

Avec Thomas Schubert, Paula Beer, Langston Uibel, Enno Trebs

 

 

 Il est très tentant de faire entrer « Le ciel rouge », dernier film de Christian Petzold, dans la filiation directe du cinéma d'Eric Rohmer. Petzold lui-même, a contribué à cimenter cette comparaison puisque, durant la période de covid-19, il s'est offert l'intégralité de l’œuvre du cinéaste français. S'il est clair qu'une certaine thématique peut l'évoquer (les vacances en bord de mer, que l'on retrouve dans des chefs-d’œuvre comme « Le genou de Claire », « Pauline à la plage » ou « Conte d'été »), Petzold a tôt fait, dans son film, de prendre une direction toute autre, où son univers, au départ d'un réalisme terre à terre, se pare d'une dimension fantasmatique.

 

 Surtout, quand chez Rohmer, notamment dans les films cités, l'espace, la nature, prennent une dimension grandiose, ce n'est au fond que pour s'y accole la parole, souvent profuse, des personnages. Le déploiement extérieur de l'espace, facilite concomitamment l'expansion verbeuse, comme si c'était le déroulement de la parole qui permettait à l'espace de se déployer. Dans « Le ciel rouge », fi de cette osmose : le contact avec la nature, l'accès à la villégiature, est marqué par des ratages : une voiture qui tombe en panne, l'obligation de continuer son chemin à pieds. Surtout, cette représentation magnétique chez Rohmer, prend ici très tôt des airs menaçants : quand Léon attend Félix, parti en repérage, des sons inquiétants, vraisemblablement d'animaux, s'élèvent, contribuant à distiller une atmosphère étrange, même si c'est peut-être le fruit de l'imagination du jeune homme, pas serein à ce moment là.

 

 La mer, proprement dite, dans « Le ciel rouge », on la verra peu, tout simplement parce que le film, se concentrant sur Léon, reflète son intériorité, sa frustration et ses refus. Il rechigne à y aller quand Félix s'y rend volontiers, et quand il y est c'est pour finalement dormir, et ne pas se rendre compte de ce qui se passe alors : la rencontre entre Félix et David, maître nageur, mais également amant de Nadja, jouée par une étincelante Paula Beer.

 

 Dans « Le ciel rouge », le langage n'est pas non plus un moteur de l'action, comme chez Rohmer, pas plus que l'écrit ne dessine des certitudes pour Léon. Le retrait dans cette maison censée faciliter l'écriture de son texte vire souvent au fiasco (bruit qui l'oblige à aller dormir dehors, moustiques). Le film tire sa matière comique de ces aléas, en installant Félix dans un champ d'incertitude et de résistance par rapport à ce qui se déroule autour de lui. Les différentes invitations souriantes de Nadja, comme pour l'inciter en quelque sorte à entrer dans la danse, ne trouvent que peu d'échos car le personnage, tout entier obnubilé par son rapport au réel fondée sur une vision obstinée, échoue à intégrer la réalité.

 

 À cet égard, on a rarement vu un personnage central évoluer dans un film dont les personnages se construisent en fonction de son regard, tout en arrivant à un point d'aveuglement dans sa perception du réel. Il y a notamment cette fameuse scène où ils sont tous à table, rigolant devant le récit de David, tandis que Leon manifeste une foncière résistance à écouter. Les actes se succèdent sans qu'il n'y prenne part, comme s'il évoluait dans un univers parallèle.

 

 C'est dire si la dimension fantastique qui anime peu à peu le film donne l'impression d'être le reflet fantasmagorique de l'esprit de Leon. Ce basculement horrifique (notamment les animaux brûles courant dans la végétation), s'il impressionne par sa foncière irréalité, devient comme l'expression métaphorique d'un esprit en proie à des perturbations psychiques. La fin du film, glaçante, dans une résolution bunélienne, affirme, sur une tonalité mineure, l'emprise d'un personnage dont la perception du réel confine, par excès de vision orientée, à une foncière déstabilisation.

 

 

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27 juillet 2023 4 27 /07 /juillet /2023 10:19

Si la question de la maladie est présente dans "De nos jours", le film de Hong Sang-soo n'emprunte pas pour autant l'allure du drame, évoluant avec une légèreté proche du haïku. 

 

 

 

De nos jours

 

Film de Hong Sang-soo

 

Avec Kim Min-hee, Ki Joo-bong, Song Seon-mi, Kim seung-yun, Ha seong-guk

 

 

Dans le précipité créatif du réalisateur coréen Hong Sang-soo, il devient de plus en plus délicat, pour le public, de se repérer, tant la vitesse d'exécution, liée à une manœuvre artistique de plus en plus solitaire, l'empêche de souffler. La difficulté tient également au fait que lorsque "De nos jours" sort sur les écrans français, quelques mois après " La romancière, le film et le heureux hasard", deux autre films, inédits, se sont intercalés : "Walk up" et "In the water", rendant difficile la possibilité d'envisager le cinéma de Hong Sang-soo sur un mode évolutif.

 

Si l'on croyait ainsi pouvoir se référer à un thème traversant les quelques derniers films du réalisateur (autour de la maladie et de la mort) afin d'inscrire sa trajectoire dans un mouvement particulier, force est de constater que la démarche d'Hong Sang-soo va à l'encontre d'un tel contrôle. Certes, "De nos jours" est traversé par l'un de ses thèmes essentiels (la consommation d'alcool), mais il prend ici un tour tellement léger que tout les signes tragiques que l'on pouvait percevoir dans certains de ses derniers opus se volatilisent ici. Si la question de la crainte de la maladie est présente (le poète Uiju invoque les recommandations de son médecin pour refuser gentiment de boire de l'alcool proposé par un admirateur, Jaewon), elle n'est pas abordée sous un angle mortifère (la suite le dévoilera largement).

 

C'est plutôt que face au débordement souvent rencontré dans nombre d'opus de Hong Sang-soo – avec son corollaire de libération pulsionnel -, la mise à l'écart ici se fait d'une manière déliée, empreinte de sagesse. D'ailleurs, comme dans "La romancière, le film et le heureux hasard", la présence de l'alcool, loin de déclencher du conflit et de la dérive incontrôlée, s'opère de manière ludique : ici, on joue, là où on s'adonnait au mime, quand bien même la jeune Kijoo, malchanceuse, est sommé d'aligner les verres (avec le sourire).

 

Le drame, donc, dans "De nos jours", s'il renvoie à des modalités récentes dans le cinéma de Hong Sang-soo, est ici effleuré, rendu sous forme d'esquisse, tel un haïku poétique. Dans sa démarche autarcique où il se situe à tous les points de la création, Hong Sang-soo pousse l'épure jusqu'à ne plus faire sortir ses personnages. Si des thèmes communs rapprochent directement ce film de "La romancière, le film et le heureux hasard" (l'admiration pour une actrice ou un poète, le désir de devenir cinéaste ou acteur), "De nos jours" se distingue par cette volonté d'évacuer tout "dehors". Film d'intérieur, son immobilité narrative est telle que tout ce qui tenait du déplacement dans les précédents films (se promener dans un parc dans "La romancière...), tout ce qui tenait comme marqueur d'un rapport au temps (les retrouvailles dans "Juste sous vos yeux" ou "Introduction") ou inscrivait une matière temporelle ou mémorielle, est ici écarté pour rendre compte d'une dimension où le "pur présent" règne.

 

Mais dans sa volonté de ne pas faire de ces séquences en chambre une matière par trop isolée, Hong Sang-soo distille quelques correspondances d'un espace à un autre : de part et d'autres, deux jeunes souhaitant devenir cinéastes ; une jeune femme tâtant de la guitare, tandis que le poète en offre une au jeune homme aspirant-cinéaste. Ce geste, loin de renvoyer à une quelconque rigueur formelle, instille pluTôt des signes en forme de clin d’œil. Si l'espace dans "De nos jours" se fige, les signes permettant aux yeux du public de circuler, sont autant de salves discrètes adressées à l'imaginaire.

 

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27 avril 2023 4 27 /04 /avril /2023 21:04

Après un départ très classique et explicatif, "A letter from Tokyo", de Kim Min-ju dresse un portrait délicat, tout en nuances d'une mère et de ses trois filles.

 

 

 

A letter from Tokyo

 

Film de Kim Min-ju

 

Avec Han Seon-hwa, Cha Mi-kyeong, Han Chae-A, Song Ji-Hyun

 

 

 Premier film de la réalisatrice coréenne Kim Min-ju, « A letter from Tokyo » donne de prime abord l'impression d'un terrain fictionnel très balisé, où le moindre trait psychologique des personnages est bien défini (très vite, on comprend que la plus jeune des trois sœurs est une fan de hip hop, que l’aînée travaille dans un magasin...). Une crainte du vide, de la perte de clarté qui ne laisse rien augurer quant à une possibilité de nimber les unes et les autres de mystère.

 

 Pourtant, quelque chose prend dans « A letter from Tokyo », imperceptiblement. C'est à son personnage principal, Hye-young, la sœur du « milieu », selon la belle expression par laquelle elle se définit, qu'on doit son intérêt grandissant. Après une longue période à Seoul, où elle voulait devenir écrivaine, son retour auprès de sa mère et des deux sœurs à Busan, est représenté comme un moment déceptif. Une ambiguïté, pour ne pas dire une incohérence, se dessine quant aux vraies raisons de son retour. Par la scène d'ouverture, où Hye-young est dans un taxi et observe les changements de la ville de Busan, Kim Min-ju décrit de manière délicate le passage du temps, de même que, par quelques inserts, la transformation d'une ville (via des chantiers où s'élèvent beaucoup d'immeubles sans saveur).

 

 C'est plus tard, lors d'une visite inattendue de son petit ami que se dessinera une éventuelle explication du retour de Hye-young : elle lui explique qu'elle n'éprouve peut-être plus rien pour lui. Pourtant, on peut croire que le motif tourne autour de sa réussite à lui en tant qu'écrivain. Tout le sens de la présence de Hye-young n'est pas dévoilé et la comédienne Han Seon-hwa l'interprète avec une sorte de distance lisse, décalée, comme si sa présence, par forcément bienvenue, impliquait une forme de retrait l'obligeant à être dans une position d'observation. En ce sens, Kim Min-ju filme souvent l'actrice en plan moyen, étirant la durée du plan sur elle, comme pour faire de sa présence à la fois une affirmation (son retour volontariste) et un mystère à comprendre (sa situation décalée par rapport à sa mère et ses sœurs).

 

 Une présence insinuante qui opère comme une force de résistance douce aux injonctions : celle de la mère, qui ne comprend pas qu'elle revienne ; celle de la sœur aînée, qui ne manque pas de souligner l'incongruité de son retour et la voit comme une donneuse de leçon, dès lors qu'elle commence à prendre des initiatives. Celles-ci se concentrent petit à petit sur la figure de la mère, avec comme point de cristallisation fictionnelle la découverte par Hye-young d'une lettre écrite en japonais. Par rapport à ce qui pourrait figurer comme un moteur dramatique de libération fictionnelle, la cinéaste opère en demi-teinte, ne donnant pas à la lettre une dimension révélatrice particulière, mais l'inscrivant au contraire dans une processus de redécouverte relative de sa mère par Hye-young. Est évoquée avant la lettre une possible origine japonaise de la mère, sans que cela ne suscite plus d'interrogation ou de réticences de part et d'autre.

 

 C'est sans doute la meilleure part de « A letter from Tokyo » que de ne pas surenchérir sur la signification de cette lettre. D'ailleurs, le film prend une allure d'enquête bien moderne, avec la traduction via les smartphones de son contenu. Manière, là encore de retarder toute révélation explosive. La volonté de découverte de la vérité s'accorde avec la banalisation lente de l'investigation, quand bien même la lettre serait volée par la plus jeune sœur. Dans cette ouverture de « A letter from Tokyo » vers un ailleurs, perce la prégnance d'une relation à la Corée fondée sur une dimension historique tragique, d’où en découle un ressentiment (l'opprobre jetée jadis sur les liens amoureux avec l'ennemi), alors que, par le prisme individuel de la mère, ce sont les notations impressionnistes qui donnent au film son pouvoir évocateur, au travers de la résurgence de mets coréens appréciés aux haricots rouges.

 

 Sur cet aspect nostalgique, Kim Min-ju ne force jamais la note. Et si le voyage désirée par la mère au Japon marque une progression dramatique inexorable, Kim Min-ju ne l'amène pas à son point d'accomplissement, mais laisse planer une ouverture où le doute, l'oubli, l'impossibilité de combler les trous du passé marquent une approche évanescente. Pour une femme dont la mémoire s'envole, on ne peut pas imaginer un meilleur accord.

 

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3 avril 2023 1 03 /04 /avril /2023 20:25

Pour son premier long-métrage, daté de 2007, Joanna Hogg explore avec beaucoup de délicatesse les relations de groupe, dans une mise à distance salvatrice de la caméra.

 

 

Unrelated

 

Film de Joanna Hogg (2007)

 

Avec Kathryn Worth, Tom Hiddleston, Mary Roscoe, David Rintoul

 

 

 Le premier long-métrage de Joanna Hogg, dans son approche pour le moins décalé, où peu d'aspérités narratives n'émergent de prime abord, se conjugue à la forme « v » : comme vacance (disponibilité), vacances (pour Anna qui, en plein doute sur son couple s'offre une virée en Toscane chez son amie Verena), ou encore vacuité, tant le film, en ne s'appuyant pas sur une tension dramatique pendant une bonne part de son évolution, laisse une impression de vide. En cela, « Unrelated » n'est pas sans faire penser à l'univers de Sofia Coppola, à travers un film comme « Somewhere », atone, languissant, plongeant ses personnages dans une sorte de léthargie existentielle.

 

 Pour un tel sujet, c'est d'emblée la manière dont Joanna Hogg filme ses personnages qui intrigue, pour finalement passionner. Tout est axé sur une forme de dédramatisation, où les plans d'ensemble se succèdent sans qu'il y ait une polarisation sur un moment particulier, un personnage. Joanna Hogg, loin de valoriser son personnage principal, Anna, l'inscrit au contraire dès le départ dans le plan, comme si elle n'était qu'un élément parmi d'autres. Un objet, en somme. Le refus obstiné au départ du champ-contrechamp participe amplement de cette banalisation domestique, où les conversations de groupe ne permettent parfois pas de distinguer précisément qui parle.

 

 Dans le film, la caméra semble comme posée là, par inadvertance, enregistrant avec une sorte de neutralité les propos des un.e.s et des autres. Quand enfin elle s'attarde soudain sur un visage, ce n'est pas tant pour mettre l'accent sur tel propos que de créer une échelle de plans différents, où enfin un visage, sorti de la masse indifférencié des individus, révèle son mystère plutôt qu'une signification particulière. Dans une scène emblématique, autour de laquelle se cristallise l'idée de dévoilement, Anna, à la piscine avec les autres, sort toute nue de l'eau, tandis que les garçons y restent. Un gros plan surprenant, incongru, capte brièvement ses fesses, avant qu'un plan d'ensemble la montre s'habillant. Quand elle s'éloigne, les garçons, loin de deviser sur leur libido, s'emploient à la censurer. Hogg, à ce moment là, s'emploie à faire d'une scène potentiellement chargée d'érotisme, un jalon supplémentaire dans son processus de neutralisation visuelle.

 

 La caméra est positionnée de la même manière quand surgit l'un des deux moments les plus intenses du film : l'énorme dispute entre Oakley, le jeune séducteur dont Anna se rapproche, et son père. Séquence superbe opérant sur le « off » (on n'entend que les voix des deux protagonistes) et une visibilité distanciée (tout le monde à l'avant-plan entend, dans une posture gênée).
 

 L’intérêt de « Unrelated » tient sans doute à la capacité de Joanna Hogg à tisser une fiction avec moult séquences d'intérieur, évoquant un film de chambre, et d'ouvrir parfois le champ de manière inattendue, comme lorsque, régulièrement, Anna s'extirpe des autres pour aller téléphoner à son mari. Là, en un seul plan, c'est toute la nature toscane qui surgit, faisant respirer le plan comme jamais.

 

  Dans le rôle d'Anna, l'actrice Kathryn Worth livre une prestation difficile en incarnant un personnage en apparence lisse, souvent filmée dans le bord du cadre, sans aspérités, pétrie de culpabilité (au téléphone, elle passe son temps à s'excuser) jusqu'à cette séquence étonnante dans un hôtel, où l'explosion émotionnelle, contenue jusqu'alors, révèle la profondeur réelle du personnage. Scène risquée, mais qui dit combien, dans « Unrelated », le visible, mis à distance, dépouillé, ne demandait qu'à surgir, douloureux mais éclatant.  
 

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16 mars 2023 4 16 /03 /mars /2023 17:05

 Le Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine offre une belle occasion d'admirer deux formes anciennes et fort différentes : le Nô, méditatif et contemplatif, et le kyogen, loufoque et enlevé.

 

Nô et Kyogen

En hommage à nos maîtres et à nos sources

 

Le Théâtre du Soleil accueille 22 artistes des écoles Kita et Izumi - Kinué Oshima et sa famille, Tadashi Ogasawara et son fils Hiroaki

 

 

 Dans le champ artistique traditionnel, le théâtre Nô continue de frapper par son irréductible singularité. Mêlant des éléments de rituels anciens avec une forme théâtrale, elle étonne à la fois par son austérité toute aristocratique, son économie de gestes, une musique qui, pour être quasi omniprésente, n'en est pas moins – du moins sur le plan instrumental – réduite à quelques notes espacées. Cette sécheresse stylistique se combine pourtant à une dimension quasi primitive, représentée par ces étonnantes vocalisations, plus proches d'éructations que du chant. On croit y voir une parenté avec le théâtre balinais ou javanais, quand un chanteur prenant en charge les mots des personnages, les expriment avec une exacerbation confinant à la bouffonnerie, tant la voix excède le réalisme. Par sa tenue, sa rigidité, le Nô doit sans doute sa survie, sa capacité à traverser les ages à cette improbable friction avec des formes singulières, tant son caractère épuré (des mouvements concentrés sur les déplacements des pieds, des frappes de percussions réduites) se confronte avec des styles différents, en particulier le kyogen.

 

 Dans le premier programme (A), la présence de ce style, envers du Nô, surprend agréablement, tant il a rarement été donné à Paris de voir cette forme dans une durée aussi longue. Considéré comme un intermède du Nô, comparé à la commedia dell'arte, le kyogen lui est contemporain, et c'est certainement le plus surprenant que de voir ces deux formes se côtoyer, comme si une dimension profane, populaire, se mêlait à un style noble. Car dans l'épisode intitulé « Un hakama pour deux », ce qui frappe c'est bien une sorte de renversement de tout ce qui est de l'ordre de la bienséance, moteur des relations entre les japonais. À partir d'un comique de répétition, les personnages en deviennent ridicules, à force de chercher à se couler dans une posture à l'écart des convenances. Découper un hakama (pantalon large) pour le porter à deux devient ainsi la métaphore désopilante de cet ordre qu'on ne cesse, dans un geste carnavalesque, de renverser.

 

 Avec « Sumidagawa «  (La rivière Sumida), écrit par le petit fils de Zeami, grand auteur de Nô, campant l'histoire d'une femme partant à la recherche de son fils enlevé par des voleurs d'enfant, on atteint à une sorte de quintessence de l'intériorité dramatique. Le plus frappant reste sans doute qu'à partir d'un temps étiré (la femme a parcouru des centaines de kilomètres avant d'embarquer pour la dernière traversée de la rivière), c'est l'impression d'une suspension qui domine, en raison de la lenteur des mouvements du Nô. C'est ainsi que, lors de la traversée de la rivière, alors que le passeur raconte l'épisode tragique s'étant déroulé un an plus tôt, c'est la réalité d'un temps immédiat qui s'impose, fondée sur une unité de temps. La durée de la traversée se confond avec le récit, resserrant son caractère tragique. Tout semble se dérouler sous nos yeux, et les scansions rythmiques, aussi espacés qu'intenses, deviennent haletants. Et quand le fantôme de l'enfant apparaît, dans toute sa flamboyance silencieuse, le raffinement du Nô, où l'excès est banni au profit d'une force évocatrice, prend alors tout son sens. Dans cette apparition inattendue, ce ne sont pas tant les signes tangibles qui comptent, mais bien l'interstice, l'espace entre les signes, comme le silence entre les sons, qui prennent tout leur sens.

 

Au Théâtre du Soleil, du 15 au 19 mars

 

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25 février 2023 6 25 /02 /février /2023 21:24

 "La romancière, le film et le heureux hasard", nouveau jalon du cinéaste sud-coréen Hong Sang-soo, distille avec toujours autant de grâce des figures prises entre déambulations et salves autoréférentielles.

 

La romancière, le film et le heureux hasard


Film de Hong Sang-soo


Avec Lee Hye-young, Kim Min-hee, Cho Yun-hee, Kwon Hae-hyo, Seo Young-hwa


 

 On se surprendrait presque à trouver « La romancière, le film et le heureux hasard » moins grave que « Juste vos yeux », le précédent opus de Hong Sang-soo, tant, dans ses derniers films, une gravité sourde, liée au thème de la mort, s'imposait de plus en plus. C'est à peine si, ici, boire jusqu'à plus soif déclenche une levée des inhibitions au point d'engendrer des moments d'explosion de conflits. Les bouteilles d'alcool ont beau débordé encore et toujours, elles sont déjà bien entamé lorsque la caméra de Hong s'attarde sur eux.


 « La romancière, le film et le heureux hasard » s'apparente ainsi à une flânerie, au sens où, comme dans « Juste sous vos yeux », l'intrigue se déroule en une journée, ou en quelques heures. Action tellement circonscrite qu'elle en devient circulaire, lorsque la romancière Jun-hee retrouve, en compagnie de l'actrice Kilsoo, l'amie qu'elle est allée rencontrer au début du film.


 Si le film de Hong Sang-soo semble tant répondre à « Juste sous vos yeux », c'est en désamorçant tout ce qui, dans le précédent, lorgnait vers une tension dramatique éprouvée. Ici, la rencontre initiale entre Jun-hee et son amie, même si elle se fait sous les mêmes auspices (la romancière insistant pour savoir pourquoi son amie ne donnait pas de nouvelles), ne constitue en rien le moteur de la fiction. Et quand Jun-hee revient avec Kilsoo à la librairie, l'amie, dans le plan, occupe une place décalée, bien moindre que les autres occupants, poète, assistante, et Kilsoo. Rare dans le cinéma de Hong, cette séquence à plusieurs, au lieu d'ouvrir sur de la dérive, culmine dans un délicieux échange entre Jun-hee et l'assistante, qui lui apprend quelques phrases en langage des signes. Beau moment fonctionnant comme une métaphore sur l'inanité de la parole, pour un film regorgeant de dialogues.


 Si tension il y a, elle se produit dans un écrin où les personnages, se rencontrant tour à tour, avouent leur admiration les un.e.s aux autres, de réalisateur à écrivaine, d'actrice à romancière. Ce respect virant parfois au culte en vient à tamiser quelque peu les reproches que Jun-hee adresse au réalisateur, après que celui-ci ait trouvé dommage que Kilsoo ne tournait pas. Dans cet échange tendu, c'est le réalisateur qui, pour calmer Jun-hee, adopte un retrait souriant, étant presque désolé de ses remarques.

 

 Cette circularité incessante des compliments, des admirations, confère au film de Hong Sang-soo une allure d'auto-dérision, tant ce qui fonde son cinéma depuis longtemps (une figure éminente, cinéaste ou écrivaine, même sur le déclin, est reconnue par d'autres) se précipite ici dans une fiction reposant quasiment sur une unité de temps et d'action. Que le cinéaste face de plus en plus appel à des personnages dont l'age lui est proche, avec la mort en arrière-plan, où de femmes écrivaines, en dit long sur l'inexorable tournure de son univers où le temps qui passe acquiert une aura tragico-nostalgique.


 Mais si « La romancière, le film et le heureux hasard » dépasse tout cadre auto-référentiel, c'est que son repli formel (temps, lieu, action) ouvre sur un vertige existentiel, où toutes les interactions entre les personnages finissent par renvoyer à la biographie du cinéaste. Forcément cryptée, elle n'empêche pas de déceler des signes, telle une redistribution de la figure du cinéaste à travers tous et toutes, le point d'orgue étant celle de Ki Min-hee, pourtant un personnage secondaire dans le film, mais dont la place qu'elle prend petit à petit – pour revenir à une tournure référentielle – finit par justifier à elle seule l'existence du film. Rarement on a vu l'actrice chez Hong Sang-soo dans une position à la fois aussi légère, décontractée, à l'écart de toute nécessité dramatique, pour finalement, dans un geste final lumineux, en couleurs, révéler toute l'attention que le cinéaste porte sur sa compagne.

 

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