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29 juillet 2013 1 29 /07 /juillet /2013 20:59

 

 

dans un jardin je suis entre 5 Dans un jardin je suis entré film (Bande Annonce)

 

 

Dans un jardin je suis entré

 

Film d'Avi Mograbi

 

Avec Avi Mograbi, Ali Al-Azhari, Yasmine Al-Azhari-Kadmon

 

 

 Histoire de tisser un réseau de relations entre cinéastes, on pourrait, au vu des premières images de "Dans un jardin je suis entré", en dire : "ceci n'est pas un film", en référence à Jafar Panahi. Pas un film au sens où la "pauvreté" esthétique de l’œuvre de Mograbi le fait pencher du côté de l'objet bizarre, mal fichu, vite expédié, sacrifié au profit d'une seule démarche : intimiste, axée sur le seul témoignage, en l’occurrence celui tournant autour d'Ali le palestinien, connaissance de longue date d'Avi Mograbi.

 

 Ce laisser-aller filmique, compréhensible dès lors qu'il s'agit d'une œuvre confidentielle faite avec des moyens rudimentaires, est justifié encore par le fait que "Dans un jardin je suis entré" est un brouillon réalisé par Mograbi en vue d'un autre film sur Beyrouth. Profitant de la faconde d'Ali, son professeur d'arabe, et de son caractère jovial, Mograbi l'invite au départ à traduire en arabe le scénario de ce projet, qui tourne finalement en un dialogue où les deux hommes évoquent des points de l'histoire douloureuse entre juifs et arabes.

 

 Intimiste donc, "Dans un jardin je suis entré" l'est d'autant plus que le travail de Mograbi porte en général sur la représentation de l'injustice du gouvernement israélien à l'égard des palestiniens. Mais la conversation entre les deux hommes, même si au départ elle semble se restreindre à des espaces intérieurs, rendue par cette pauvreté du filmage, trouve, à mesure que le film avance, une belle profondeur.

 

 C'est d'abord par les séquences en voiture que Mograbi accentue la notion d'exploration. Il y a par là, quelque chose qui évoque Kiarostami, sauf qu'ici, ces déplacements en voiture, au lieu de se rapporter à une progression géo-spatiale, induisent aussi un mouvement dans le temps et l'histoire. C'est là que le titre, beau et comme issu d'un poème persan, trouve sa pleine signification.

 

 Le jardin dont il est question, c'est un parc d'enfant dans une ville où Ali est né et qui est devenue ville israélienne. Est présente Yasmine, la fille d'Ali, dont la mère est juive. Cette séquence, dans ce qu'elle provoque comme réaction chez la petite fille, est stupéfiante, au point de rendre mal à l'aise Avi Mograbi. Yasmine, en voyant une pancarte interdisant l'accès aux non-habitants, a une réaction douloureuse, comme si, à elle seule, elle portait de manière inconsciente, la charge d'un conflit fondé sur la division des êtres, des espaces, et qui était toujours vivace. Comme si son corps relayait cet interminable conflit.

 

 Le plus beau dans le film de Mograbi tient sans doute à ces séquences intercalées où une voix de femme lit des lettres d'une personne s'adressant à son amant ayant dû quitter le Liban après le conflit israélo-palestinien. Ecrites par Mograbi, inspirées par un cousin nommé Marcel, elles renseignent sur la propre vie de Mograbi, qui a vécu au Liban, et qui ne peut plus s'y rendre. La tonalité mélancolique de ces séquences imitant des images d'archives (mais en fait tournées pour le film), vaut à elle seule le déplacement.

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24 juillet 2013 3 24 /07 /juillet /2013 15:13

 

 

 

 

 

 

 

 

The K-Wind, par Noreum Machi

 

Dirigé par Ju-Hong Kim

 

Avec Ho-won Lee, Hyun-ju Oh, Young-jun Kim, Tae-ho Kim

 

 

 

 Il y a plus de dix ans, il y aura eu, pour beaucoup, l'occasion unique de découvrir le Samulnori au Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine. Trois heures de spectacle où s'enchaînaient les figures les plus étourdissantes, les percussions les plus endiablées. Alliance de maîtrise technique et de virtuosité acrobatique qui surprenait, car on avait alors l'impression de découvrir que la danse, dans une veine quasi folklorique, pouvait cohabiter avec une maestria technique. Emmené par KIM Duk-soo, le spectacle reproduisait notamment la dimension chamanique, source première du Samulnori.

 

 Avec Noreum Machi, dans le cadre de Paris Quartier d'été, on s'appuie sur la tradition pour la faire évoluer. Les instruments emblématiques du Samulnori sont bien présents : janggo (tambour-sablier), buk (tambour-baril), ainsi qu'un grand et un petit gong, le dernier à la sonorité aussi claire que puissante. Habillés de costumes traditionnels, survivances des traditions campagnardes, les musiciens entament le spectacle avec la partie la plus réjouissante, faite de danses et de percussions mêlées. La magie de cette prestation, si jubilatoire, tient sans doute à cet alliage unique : que des percussions, instruments symboles d'une puissance sonore massive - ce que sont, chez les voisins japonais, les tambours de Kodo, par exemple - puissent se jouer avec la légèreté des corps.

 

 Cette légereté confinant à l'aérien, tient avant tout dans ces petits mouvements de jambe, doublés d'un dodelinement de la tête, prolongé par des bandelettes qui virevoltent dans l'air. Persiste dans ces gestes la notion de déplacement, inhérent à ces musiciens, danseurs, acrobates qui allaient de village en village à l'occasion de célébrations chamaniques. Les parties en cercle, où les musiciens, tout en dansant, frappent leur tambour, sont représentatifs de cet aspect ludique.

 

 Passé ce moment réjouissant, somme toute assez court, l'ensemble emmené par Kim Ju-hong livre toute la palette de ses talents, à travers notamment - comme en hommage aux joutes d'antan - un jeu de vocalisation dont le swing ne déparerait pas un concert de hip-hop. Mais c'est surtout avec le jeu de percussions que ce style impressionne tant. Quand les frappes semblent au départ rudimentaires, révélatrices de la simplicité de l'instrument, cela devient, à mesure qu'une harmonie sonore se crée, d'une rythmicité extraordinaire.

 

 Variation, hauteur, suspension, virtuosité débridée, tout cela est propice à une dépense folle, que ponctuent certains cris émis par les musiciens (dont une femme). La vitesse à laquelle ils passent, avec leur baguette (et d'une seule main), d'un côté à l'autre du janggo, est proprement vertigineuse. Quand les chants s'en mèlent, avec là encore une remarquable tenue vocale, on a alors la certitude de se trouver devant un art total, constamment vibrant, soucieux d'un partage réjouissant avec le public.

 

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11 juillet 2013 4 11 /07 /juillet /2013 21:14

 

 

L'Inconnu du lac : Photo Pierre Deladonchamps

 

 

L'inconnu du lac

 

Film d'Alain Guiraudie

 

Avec Pierre Deladonchamps, Christophe Paou, Patrick Dassumçao, Jérôme Chappatte

 

 

 Avec une volonté de singulariser l'originalité de "L'inconnu du lac", on serait tenté de l'inscrire dans le registre des films définis comme des "huis-clos en pleine nature". Tenté par le caractère foncièrement paradoxal de cette approche - mais qui en révèle aussi sa richesse -, tout en courant le risque de réduire le film à un binôme huis-clos/nature.

 

 Car la force du film de Guiraudie réside avant tout dans une circulation entre différentes strates, au centre desquelles se trouve la circonscription spatiale. Certes, il y a, pour les protagonistes du lac, comme une volonté de marquer le lieu d'une empreinte singulière, au point de vouloir l'imprégner d'une aura mythologique (une bête genre monstre du Loch Ness qui régnerait dans l'eau). En somme, on cherche à faire du décor naturel le lieu propice à l'expansion de ses désirs singuliers. S'il y a au fond huis-clos dans le film, il ne vise qu'à donner au désir immédiat sa pleine possibilité d'expression, dans la crudité la plus totale.

 

 Il règne ainsi dans le film une tension palpable entre isolation spatiale et ouverture vers l'extérieur, entre les déplacements (rendez-vous dans les broussailles) et la fixité des personnages, (corps affalés, nus, comme des natures mortes sur la plage). Sur ce dernier aspect, Guiraudie a inscrit une démarche loufoque qui donne une particularité pittoresque au lieu, en opposition à son utopie mythologique : des hommes qui arrivent sur une plage, se mettent nus, et enfilent leur tennis pour aller à l'eau, préservant ainsi leur pied de quelque meurtrissure liée aux cailloux.

 

 Mais avant d'être un film où le corps est présent jusque dans des scènes de sexe explicites, "L'inconnu du lac" s'organise autour de la parole. Dès l'entame, on s'étonne de la manière dont les dialogues rebondissent d'un personnage à l'autre, culminant entre Franck et Henri. Il y a du Rohmer dans ce flux de paroles qui fusent comme des balles de ping-pong. Quand, parlant de son désir pour Michel, Franck dit : "A chaque fois qu'un homme me plaît, il faut toujours qu'il soit avec quelqu'un d'autre", on croirait la phrase extraite d'un film du cinéaste de la nouvelle vague.

 

 "L'inconnu du lac" est un film qui, du haut d'un espace défini où s'épanchent les désirs immédiats, table sur une visibilité maximale. Tout se voit, tout se sait, jusqu'au point où un amant tente vainement de s'isoler avec un autre en tentant de redéfinir son territoire amoureux. Pour autant, cette visibilité n'empêche pas une cécité extrême, glaçante au bout du compte : un corps disparaît et aucun nageur ne l'a repéré ; sa voiture reste seule à la tombée de la nuit, sans que cela n'appelle aucune interrogation - il y a là une force dans ces plans évidés qui ponctuent certaines séquences.

 

 Autre paradoxe, représenté par Henri, l'un des personnages les plus décalés du film, avec l’inspecteur. Présence impromptue, en somme, en marge, tout en étant très marquée, comme si sa volontaire mise à l'écart renforçait sa position d'observateur isolé dans une tour - le vrai voyeur dans le film, qui se masturbe devant les autres, arrive à prendre pied dans l'action. En définissant sans ambiguïté son statut "normalisé" (a vécu avec une femme, vient sur la plage au départ à la recherche d'une rencontre féminine), Henri marque sa différence, tout en étant au cœur de la fiction. Personnage quasi théorique, plaque de résonance digne d'un chœur antique, son vrai déplacement -  dans une scène impressionnante où, tel un personnage sorti d'un brouillard léonien, il marche vers Michel - l'inscrit immédiatement dans une dimension tragique.

 

 A côté de cette exploitation des corps sans fard, de cette approche crue des relations homosexuelles, le film de Guiraudie se pare d'une réelle beauté plastique. S'il est également un film de paroles, l'exploitation du décor, cette circonscription d'un lieu, est rendue avec une attention accrue. Cela fait longtemps qu'on n'a pas vu, dans le cinéma français, des séquences où on a cette sensation forte d'un écoulement : des corps traçant des lignes dans un lac, passage d'une lumière scintillante dans l'onde, mais surtout, cette superbe arrivée de la nuit, mêlée à son rendu mystérieux, articulée à son potentiel tragique. Voir Franck attendre la tombée de la nuit pour éviter de se faire repérer ajoute une densité impressionnante à ce sens du passage, que Guiraudie exploite encore lorsque la voiture de la victime est vue seule lorsque tout le monde est parti. Dans cette esthétique où la sensibilité d'un lieu s'adosse aux vibrations les plus infimes du temps, on se croirait chez les Straub (ceux de "Moise et Aaron" et "La mort d'Empédocle").

 

 Il faut évidemment saluer la performance des comédiens, en particulier Pierre Deladonchamps et Christophe Paou. L'un, dans un registre fin et sensible - qui l'inscrirait avec aisance dans un univers rohmerien - et l'autre, jouant de sa puissance de séduction, arrivent à mêler leur différence pour faire de "L'inconnu du lac" un beau film sur la passion amoureuse.

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12 juin 2013 3 12 /06 /juin /2013 16:16

 

 

 

 

 

 

Debapriya Adhykary, chant khyal ; Samanwaya Sarkar, sitar

Madhurjya Barthakur, tabla

 

 

 Deux trentenaires ont investi la salle du Théâtre de la Ville, aux Abbesses, pour un jugalbandi (duo) rare. Stimulant sur le papier, l’échange entre Debapriya Adhykary, au chant khyal et de Samanwaya, au sitar, a tenu toutes ses promesses. S’il est vrai qu’on est plus habitués aux duos entre instrumentistes indiens, que le chant emblématique du Nord, d’où découle toute instrumentation, entre en dialogue avec le plus célèbre instrument de la musique traditionnelle indienne suscitait une attention encore plus vive.

 

  Mais c’est sans doute autre chose qui a frappé les spectateurs de ce concert, lors de l’apparition des duettistes. Tous les deux vêtus exactement de la même façon, d’un beau costume blanc, on eut dit qu’ils poussaient la rencontre musicale au point de la renforcer d’une identité visuelle. Et le joueur de tabla qui les accompagnait, comme pour ne pas déroger à cette unité, était lui aussi habillé en blanc.

 

  Cette relation d’unité, à notre sens, n’est pas qu’une pirouette esthétique de bon aloi. Debapriya Adhykary et Samanwaya Sarkar se ressemblent en effet beaucoup, au point que les dévisager pendant leur prestation sur scène renforce l’impression d’avoir devant soi des jumeaux. On a ainsi envie de croire que leur rencontre musicale est rendue d’autant plus évidente – dépassant ainsi la question de la rareté voix-instrument – qu’elle s’appuie sur une proximité gémellique.

 

  A mesure que l’on se concentrait sur le concert, un autre élément donnait décidément une touche singulière à l’échange : l’absence de tampura, cet instrument égrenant le bourdon, tapisserie sonore sur laquelle brodent les musiciens. Au tout début, c’est Samanwaya Sarkar qui se chargeait d’imprimer cette rythmique avec son sitar, tandis que Debapriya Adhykary se lançait dans un long développement (alap) du raga Marwa, dédié à Shiva. Cette voix chaude, profonde, si propre au chant khyal chez les hommes, a cette fois-ci séduit par son empreinte claire, sa tonalité suave, liées à la jeunesse de Debapriya Adhykary. C’est que, sur les scènes du Théâtre de la Ville, on est plus habitués aux chanteurs âgés (Pandit Jasraj, ou plus récemment …) chez qui la maîtrise vocale se double d’une fragilité physique.

 

  Quand les deux musiciens s’adonnent alors pleinement à leur art, jouant ensemble, où alternant leur développement, c’est toute la subtilité des ragas qui saute aux oreilles. Entre les accélérations et les moments de pause – qui permettent au tabla de s’exprimer -, on sent que la complicité de Debapriya Adhykary et Samanwaya Sarkar est totale. On reste par ailleurs émerveillé par ces gestes caractéristiques du chanteur, qui abandonne parfois son swaramandal (cithare) pour dessiner dans l’air de grandes arabesques de ses mains. Ce supplément gestuel qui vient aiguiser la voix, la portant sur des cimes narratives vertigineuses, renvoie à la dimension fondamentalement méditative de cet art. Le seul fait d’entendre à certains moments le nom de Shiva nous fait comprendre que cette musique, de s’élever ainsi, côtoie les cieux.

 

Debapriya-Adhykary---Samanwaya-Sarkar.JPG

                                                      Photo : Georges Jumarie

 


 

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10 juin 2013 1 10 /06 /juin /2013 21:04

 

Shokuzai : celles qui voulaient se souvenir

 

Shokuzai : celles qui voulaient oublier

 

Films de Kiyoshi Kurosawa

 

Avec Kyoko Koizumi, Hazuki Kimura, Yu Aoi, Sakura Ando, Chizuru Ikewaki

 

 

 Le virage qui aura conduit Kiyoshi Kurosawa à réaliser "Tokyo Sonata", il y a cinq ans, lui aura été paradoxalement presque fatal. Film plus accessible, plus sensible, témoignant d'une rupture avec sa longue série de films d'horreur ou fantastique, souvent de catégorie b, "Tokyo Sonata" marquait cette inscription dans un univers plus social, où la limpidité de l'argument le disputait avec une humanisation plus sincère des personnages.

 

 C'est donc par la télé, pour laquelle il a réalisé ce feuilleton avant qu'une version cinématographique ne soit présentée, que Kurosawa, aura trouvé une rémission dans sa capacité créatrice. Si ce diptyque est passionnant, ce n'est pas tant parce qu’il affirmerait, dans le prolongement de "Tokyo Sonata", la confirmation d'un assagissement dans le corpus fantastique de Kurosawa, que parce qu'il opère un glissement subtil vers un champ plus large, inattendu de la part de ce réalisateur.

 

 De la terreur, proprement dite, dans "Shokuzai", il y en a, par le climat diffus installé dans le film après le meurtre de la fillette. Mais de se situer en tout début de film, il y a matière à tisser, pour Kurosawa, un autre fil narratif que celui qui consiste à épaissir tout mystère. L'aspect feuilletonnesque de "Shokuzai" l'oriente à la fois vers un "différé" de la vérité, tout comme son découpage temporel - et le fractionnement des corps en présence -, installent une présence amenant irréductiblement vers une certaine forme de limpidité.

 

 A cet égard, il y a une clarté trompeuse dans "Shokuzai", que prolonge son indéniable élégance formelle : celle qui fait de ce film "télévisuel" le plus esthétique de son auteur. Le superbe appartement du couple donnant sur la baie de Tokyo, s'il peut faire rêver, accentue dans le même mouvement la tension entre beauté de l'espace et horreur du rituel nocturne. Quand Kurosawa nous avait habitués, dans bon nombre de ses films de séries B, à enserrer ses personnages dans des espaces claustrophobiques, les moyens mis en œuvre dans "Shokuzai" n'empêchent pas pour autant un resserrement - souvent dans une chambre propice aux scènes scabreuses (le rituel de la première partie, le frère et la petite fille).

 

 Il suffit de prendre, vers la fin, cette scène où la mère inconsolable d'Emili  traverse un bois pour aller à la recherche de son meurtrier dans une école spécialisée. Ampleur de l'espace, somptuosité des mouvements, élargissement du cadre : gestes nouveaux chez Kurosawa qui ne contiennent pas moins leur retournement glaçant quand on constate que les enfants censés évoluer de manière libre ressemblent à des prisonniers décérébrés. C'est en cela que persiste, in fine, chez le cinéaste japonais, cette veine claustrophobe, assortie d'un dépouillement progressif. Si le hangar où vient loger une famille témoigne de cette persistance, les espaces prennent littéralement l'allure d'installations où, à l'opposé de la splendeur initiale des appartements, ne restent plus que quelques objets épars (sacs plastiques qui volètent, rideaux défaits, etc...). Quand les esprits se délestent d'une mémoire douloureuse, les lieux se chargent de lambeaux.

 

 Mais la grande force de "Shokuzai", témoin du basculement chez Kurosawa vers une zone plus sensible, réside dans la présence des personnages féminins. Quand bien même la dette envers la mère d'Emili qui pèse sur les épaules de ces jeunes femmes les enfoncerait dans une pénitence (Shokuzai) minant leur libre-arbitre, c'est par leur présence corporelle que s'affirme une détermination existentielle. Chacune est différente, chacune, dans sa trajectoire, avant le geste fatal qui marque une tentative de réparation, assoit une personnalité à travers l'inscription de leur corps dans l'espace.

 

 Là où un déterminisme existentiel semble peser sur la liberté de ces femmes, on y sent une vibration stimulante liée à la variété des postures, des corpulences : de la première qui parle d'elle en tant que "produit défectueux" à la sauvage, massive et mutique, jusqu'à la dernière, plus libre, la question est moins d'être enfermée dans le carcan de la dette que de trouver un mode d'existence qui fait vibrer leur personnalité. C'est plus le désir de reconnaissance empêché de la première qui l'amène à tuer son mari, comme, pour la sauvage, l'amitié avec la petite fille qui l'amène à user de la force.

 

 La figure d'Asako Adachi, envisagé au départ comme maléfique, par l'injonction adressée aux fillettes, se révèle bien plus complexe qu'il n'y paraît et est, par là, la plus intéressante. Si elle est celle qui condamne, elle est aussi celle qui permet de propulser les jeunes femmes vers un dépassement d'elles-même, quand bien même cela déboucherait sur une résolution tragique. On sent à plusieurs reprises le personnage débordé par les récits des actes accomplis par les jeunes femmes. En ayant suivi elle-même un chemin (elle a eu après un garçon, qu'on devine tardif), elle a dépassé la douleur de la mort d'Emili. Beau personnage qui rompt avec l'unilatéralité des personnages hantés par la vengeance.

 

 Et si "Shokuzai" reste passionnant jusqu'au bout, c'est parce que, dans le sillage de "Tokyo Sonata", mais sur un mode plus métaphorique, le film dessine un portrait en creux de la société japonaise. Vivacité du mariage arrangé, structure familiale en déshérence, difficulté de la place des enfants (reliée à une problématique plus grande au Japon : comment faire des enfants au Japon). S'il y a une grande différence entre la première femme qui parle de son corps défectueux et de la dernière qui tombe enceinte, le film trace précisément un itinéraire d'affranchissement représenté par cette dernière figure insolente. Dans ce mouvement terminal où il s'agit de faire voler en éclats la notion de couple (une jeune femme qui soutire son mari à sa sœur), c'est toute cette thématique de la famille qui est rendue dans une tension maximale.

 

 Et même si le film, dans sa dernière partie, emprunte des chemins plus balisés où la levée de l'énigme se pare de longues explications, cela ne suffit pas à affaiblir le plaisir qu'il provoque. "Shokuzai, est à cet égard sans doute le Kurosawa le plus profond, où la palpitation des êtres laisse les traces les plus entêtantes. C'est peu dire.

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6 juin 2013 4 06 /06 /juin /2013 17:50

 

 

 

 

 

 

 

Le gagok

 


Avec Kim Young-gi, chant ; Sa Jae-sung, tambour janggu ; Lee Jae-hwa, cithare geomungo ; Lee Ji-hye, cithare gayageum ; Kim Dae-yoon, chant

 

   

 Sur la scène de la Maison des cultures du monde, le jeudi 30 mai, un parfum d’Asie s’est répandu une nouvelle fois. La Corée, dont le Festival de l’Imaginaire s’applique à révéler les diverses formes musicales, est venue illuminer la soirée avec la présentation d’un style particulier, le gagok. On en arriverait, de par la régularité de la présence du pays du Matin Calme, à confondre les genres, tant on a souvent affaire aux mêmes instruments.

 

Ainsi sur scène, accompagnant la chanteuse Kim Young-gi, les instruments parmi les plus représentatifs étaient présents : cithares geomungo et gayageum (le plus connu en Occident), tambour janggu, hautbois piri, flûte daegum, vièle haegeum. Tous donnent à la musique traditionnelle coréenne (ici la musique de cour) un cachet reconnaissable. Très prisé au temps de la dynastie Joseon (1392-1910), qu’elle parvienne encore à nos oreilles revêt un caractère particulier ; pas simplement parce qu’elle nous ramènerait des siècles en arrière, mais au contraire parce que, plus que d’autres musiques, quelque chose étonne dans ce style.

 

Il suffit par exemple pour un amateur d’écouter les frappes effectuées par le bâtonnet de bambou sur les cordes de la cithare geomungo pour être saisi par des sonorités évocatrices de la musique contemporaine. On y sent à peine une progression mélodique, quelque chose de rêche et d’heurté qui donne l’impression d’arracher des notes qui peineraient à s’inscrire dans le cadre d’un développement. Il y a comme un « suspens » concernant la note à venir, une extraction pénible, à coup de dissonances patentes.

 

Une impression similaire, plus ténue, émane de l’accompagnement du tambour janggu : accompagnement minimal, comme de simples ponctuations. Parfois, un coup frappé plus fort semble contenir tout un discours musical et dramatique. C’est d’autant plus étonnant quand on sait que la Corée offre avec le Samulnori, un ensemble percussif parmi les plus étonnants de la planète.

 

Dans cet écrin instrumental raffiné, la voix de Kim Young-gi vient se lover avec souplesse. Quand la chanteuse vient s’asseoir sur le devant de la scène, sa robe magnifique semble, telle une fleur qu’on aurait posé sur un étang, se gorger d’eau et gonfler, à la manière d’une scène de « La leçon de piano », de Jane Campion. Loin de l’expressivité vocale opératique du pansori, la chanteuse procède de manière feutrée, sans heurts dans son émission. Quels que soient les sujets abordés (l’attente amoureuse, la nature, les animaux), tout se maintient dans un équilibre pudique. Le drame intime, aussi bien que l'expresion universelle, passés par le tamis raffiné et harmonieux de la voix, s'inscrivent dans une perspective apaisante.

 

 Il y a juste, pour sortir un peu de cette tenue impeccable, une voix de tête qui s’immisce de la part de la chanteuse, comme pour donner à ses émotions un tremblement plus humain, plus fébrile. La présence d’un jeune chanteur de 19 ans, au timbre aussi délicat que déjà puissant, ajoute à ce beau concert, tout en affirmant la vivacité d'un style inscrit au patrimoine de l'Unesco en 2010.

 

gagok.jpg


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3 juin 2013 1 03 /06 /juin /2013 09:32

 

 

 

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 Tragedy of a Friendship

 

Conception et mise en scène de Jan Fabre

 

Avec Nikolaus Barton, Annabelle Chambon, Cédric Charron, Hans Peter Janssens, Ivana Jozic, Lies Vandeweghe

 

 

Le philosophe Friedrich Nietzsche écrit quelque part, pour signifier de manière radicale le fléchissement de sa relation avec Richard Wagner, que son corps ne peut plus supporter de rester assis quatre heures à écouter un de ses opéras. Cette impossibilité renseigne sur l’effondrement à venir du philosophe. Elle dit aussi à quel point l’explication d’une désaffection par la question du corps sert d’alibi objectif pour renverser la fascination exercée par le musicien sur lui.

 

On apprend donc, avec ce spectacle de Jan Fabre, que le chorégraphe, performeur et metteur en scène voue lui-même un culte à Richard Wagner. Qu’il prenne Nietzsche comme porte-parole de cette admiration n’est que plus légitime. Cela lui permet d’affirmer ou d’affiner son regard sur le musicien. Le début du spectacle, avec sa tonalité comique, exploitant la répétition de manière vaudevillesque, ne dit peut-être pas autre chose : il faut asséner les noms (celui de Richard Wagner pour en assurer son caractère imposant, et celui de Nietzsche pour son effet perturbateur) dans le but de créer une tension théâtrale, permettant ainsi une interrogation aiguë de la relation.

 

Jan Fabre choisit, afin de mieux se coller à son sujet, une durée opératique, wagnérienne (3h20 sans entracte). Son entrée en matière – qui rappelle un peu celle de "Preparatio mortis" - se veut, à l’image des préludes d’opéra, longue, enserrée dans une obscurité où ne résonne que la musique. Curieuse musique, lourde dans son orchestration pleine de cuivres, créée par Moritz Eggert, loin de la subtilité orchestrale de Wagner. Il s’agit moins d’imiter le maître, ni même d’être dans une ironie post-moderne, que de proposer une musique qui progresse à côté des citations de ses opéras. En cela, "Tragedy of a Friendship" a souvent des allures de collage : que ce soit la musique ou le texte, abondant, écrit par Stefan Hertmans, il y a constamment un va-et-vient entre la création contemporaine et la musique et les mots de Nietzsche et Wagner.

 

L’un des emblèmes de cette friction est ce tourne-disque placé à l’avant-scène, à droite, que des danseurs-comédiens vont manipuler, lançant un morceau ou l’arrêtant. Trituration qui peut rappeler l’usage qu’a pu faire Pina Bausch de la musique de Bela Bartok dans "Barbe bleue". L’admiration de Fabre pour Wagner n’est pas donnée comme un tout indissoluble, mais réinterrogée, non seulement par le regard de Nietzsche, mais par une distance liée à un découpage en de nombreux tableaux. Il en va de même de cet arrière-plan où sont projetées des images de ce qu’on suppose être des représentations des œuvres de Wagner ; lesquelles voisinent avec des plans plus triviaux (homme qui tire la langue, yeux torves qui pleurent, etc).

 

Evidemment, "Tragedy of a Friendship" ne manquera pas de trouver des détracteurs, qui dénonceront certaines scènes choquantes chez Jan Fabre, sans les relier à la cohérence du discours. Le ton est donné assez tôt avec une scène de viol, frappante surtout par les cris qui s’élèvent : un certain nombre de fauteuils commencent alors à claquer dans la salle. Cette scène a pourtant un répondant, plus tard dans le spectacle, avec celle de la lutte entre les femmes et les hommes, que ces derniers viennent à chaque fois cueillir devant la scène. Elles s’échappent après des empoignades mémorables. La longueur de la scène mène les protagonistes à un degré d’épuisement qu’on imagine à peine feinte.

 

On a tout autant du mal à croire que les danseurs-comédiens, lorsqu’ils passent des flammes de briquet contre leur corps, poussent ensuite des cris factices. Le spectacle est constamment marqué par ces défis, cette façon de vouloir franchir les lignes du scandaleux. Les cris, si nombreux, expriment par là la tentative de mettre le corps dans une tension extrême. Dépassement du langage qui veut expérimenter la dimension pulsionnelle. On rampe, tout comme on pisse. Jan Fabre en vient jusqu’à s’auto-citer en reprenant une scène extrêmement emblématique de son univers : tous les comédiens rompus à un exercice de jouissance frénétique. La séquence est longue, elle renforce cet aspect de collage du spectacle.

 

Deux chanteurs d’opéra participent à cette entreprise de destruction iconoclaste. Ce sont eux qui, plus que les habitués de la troupe de Jan Fabre, donnent un aspect troublant à "Tragedy of a Friendship". Totalement incarnés dans leur geste opératique, mais revêtant à fond également les attributs les plus retors de cet univers. C’est par eux que cette longue pièce de Jan Fabre devient, à l’image des opéras de Wagner, un spectacle total.

 

 

 

 

 

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28 mai 2013 2 28 /05 /mai /2013 10:30

 

 

 

Sur-la-Route-de-Gengis-Khan_r.jpg

                                  Crédit photo : Kamrouz

 

 

 Il n'aura pas fallu longtemps, le samedi 25 mai, avant de sentir souffler sur la scène du Théâtre de la Ville le vent du voyage. Simplement le temps de l'apparition des musiciens sur scène, c'est à dire quelques secondes. En matière de musique traditionnelle, avant même que les notes ne coulent dans nos oreilles, la vue se trouve fortement sollicitée par les habits magnifiques portés par les différents protagonistes du concert.

 

 Il y a là au fond un pari de la part de ces cinq musiciens : faire advenir sur scène, pour le spectateur occidental, l'idée que quelque chose s'est figé, que musique orale, ancestrale et vêtements traditionnels sont de la même mouture et ont évolué de concert. Une fiction de l'identique qui, à mesure que l'on suit le concert, révèle ses petites failles : la chanteuse Byambarjagal Gambodorj rajustant à plusieurs reprises sa magnifique mais opulente coiffe - elle lui donne des allures de cerf coloré. On l'imagine aisément victime de démangeaisons ; le flûtiste venu de Bachkirie qui réajuste les pans de son long manteau qui, un temps, l'élève au rang de seigneur.

 

 Une fois intégré ce flamboiement visuel, une fois de plein pied dans le concert, la prestation des musiciens fait merveille tout de suite. Debout, Byambajargal Gombodorj (photo), la chanteuse mongole, entame son chant. Belle idée de commencer par elle, tant son répertoire de chants longs, la puissance et la clarté de sa voix, ont cette capacité à nous transporter, sans que nos yeux restent rivés sur son habit rutilant. Dans ce style typiquement mongol, l'amplitude vocale nous rattache directement à des immensités, tant on ressent la notion d'adresse vers le lointain.

 

 Avec Raushan Orazbaevan la kazhake, sa vièle kobyz entre les jambes, c’est à un moment beaucoup plus tranquille qu’on a eu droit : lenteur et pénétration du rythme, profondeur méditative nous ancrait dans l’Asie centrale, comme en Ousbékistan, qui pourvoit tellement en joueurs de vièle ou luth.

 

 La grande découverte de ce concert restera sans doute Ishmurat Il’bakov, venu d’un pays dont on n’avait quasiment jamais entendu parler : la Bachkirie (ou Bachkortostan). Si sa flûte laissait présager d’une prestation moins surprenante, il n’en a rien été. Rarement le jeu d’un musicien sur la scène du Théâtre de la Ville aura autant donné l’impression que le souffle s’articulait au corps dans une tension palpable. C’est que sa technique très particulière (émettre un son de flûte, le bout de l’instrument collé sur le bord des lèvres, tout en produisant une vocalisation venue de la gorge) semble lui arracher des efforts de coordination. Il en viendra à se lever, comme pour donner à son corps l’amplitude spatiale qu’il mérite.

 

 Quand ce fut le tour du jeune Mohammadegeldi Geldinejad (appelé Oghlan Bakhshi, "le fils qui atteint un niveau de maître"), la virtuosité technique (cette façon unique d’allier rapidité de l’exécution à une gestualité débridée des mains) se caractérisait par d’incessantes ruptures de ton. Brisures liées à cette spécificité des bardes turkmènes qui, dans leurs épopées chantées, endossent tant de rôles qu’ils se livrent à des mimiques et des vocalises qui frisent la bouffonnerie. Grand moment réjouissant.

 

 Pas démonté par la virtuosité de feu follet d’Oghlan Bakhshi, le mongol Tsogtgerel Tserendavaa le tour individuel des musiciens – même s’il accompagnait au départ sa compatriote Byambarjagal Gambodorj. Du haut de sa stature imposante, il paraissait au départ d’un sérieux imperturbable jusqu’à ce que, petit à petit, il s’avère être le plus souriant sur scène. Et si on est habitué à Paris à voir des musiciens mongols, l'écoute du chant diphonique promet toujours un ravissement pour l'oreille, dès lors qu'il est émis par un interprète de talent. Et Tsogtgerel Tserendavaa, fils d'un grand maître, en est un. S'accompagnant du luth emblématique morin khuur (vièle à tête de cheval), il nous offre, par ce rythme trépidant mais tranquille reflétant le galop du cheval, des ouvertures vers les steppes mongoles, que Byambarjagal Gambodorj avait initiées au début du concert.

 

 Lorsqu'enfin tous ces musiciens se mettent à dialoguer ensemble, on se rend compte à quel point cette "route de Gengis Khan" qui a permis des contacts entre des populations diverses n'a rien entamé de leurs spécificités culturelles. La musique en est la traduction vivace. Etre à l'écoute de l'autre suppose soit de brider quelque peu sa virtuosité (le turkmène) où d'accélerer son rythme (la kazhake), mais c'est aussi par ce genre de rencontre qu'on est assuré d'être face à une musique vivante.

 

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24 mai 2013 5 24 /05 /mai /2013 10:04

 

 

 

 

 

Dénommé Gospodin

 

Pièce de Philipp Löhle

 

Mise en scène de Benoît Lambert

 

Avec Christophe Brault, Chloé Réjon, Emmanuel Vérité

 

 

  Deux ans après "Que faire ? (le Retour)" (1), Benoît Lambert revient au théâtre de la Colline, continuant, avec l'appui de textes éloquents, à creuser son rapport au politique. Avec "Dénommé Gospodin", la pièce de Philipp Löhle, le propos se signale par une clarté encore plus prononcée, autour du refus du personnage principal, Gospodin, de céder aux sirènes de la société marchande.

 

 Clarté du propos qui, dès le départ, s'appuie sur une certaine transparence, pour ne pas dire neutralité de la mise en scène - à tel point qu'on a pu entendre, dans une salle principalement constitué d'un public âgé, la parole d'une femme : "Ce n'est pas avec ce décor qu'on va s'ébaubir". Il est vrai que ce simple rideau qui fait toute la largeur de la scène relève d'une simplicité qui, lorsque des images y sont projetées, donne vraiment l'impression d'une scénographie élémentaire.

 

 Quand adviennent les comédiens (notamment Chloé Réjon et Emmanuel Vérité, déguisés en steward), micros à la main, le détachement avec lequel ils narrent les aventures de Gospodin ajoute à cette approche élémentaire, tout comme au tracé parfaitement lisible de ce texte. Avec l'approche descriptive qui prévaut alors - nous ramenant quelques mois en arrière avec "Tristesse animal noir"  dans le même théâtre -, on a quand même l'impression que Gospodin, par l'intermédiaire de Christophe Brault, peine un peu à trouver sa force d'incarnation. Porté par un texte qui ne lui appartient pas, comme réduit à l'état d'un pantin issu du cinéma muet - et ceci est renforcé par les projections -, il prend d'autant moins de place qu'il semble fuir.

 

  Mais cette difficulté-là est aussi une manière de dire, par le seul moyen de la mise en scène, à quel point le personnage est en décalage total avec la réalité. Déjà, son discours de fustigation, où il vise de manière quasi mécanique les comportements "petit-bourgeois", le place dans une veine anarcho-libertaire ; un lexique de révolté qui renvoie à maintes postures utopiques largement éprouvées. Quand les deux personnages de "Que faire ? (le Retour)", en archéologues de l'utopie, tentaient de ranimer la flamme de leurs meilleures années à coup de reconstitution livresque, le discours de Gospodin, dans son marquage lexical, n'opère aucune coupe historique ou nostalgique.

 

 Dans son écart par rapport au capitalisme et son refus de tout ancrage social, Gospodin avance dans une sorte de bulle flottante, signifiée symboliquement par ce matelas de paille sur lequel il dort. Flottement qui prend l'allure de rêverie et qui permet à Benoît Lambert de rompre toute notion d'attache à des catégories sociales ou existentielles. La dimension utopique du texte, intemporelle, se frotte allègrement aux interrogations les plus vives relatives à l'actualité, où beaucoup pointent de plus en plus l'obscénité de l'enrichissement.

 

 Cette approche devient d'autant plus pertinente quand, à peu près au milieu de la pièce, c'est la question de l'espace qui est mise en avant : le rideau tombe, et donne littéralement matière à une levée des masques, de l'hypocrisie et de l'ambiguïté. Quand arrive de manière explicite la question de l'argent confiée à Gospodin, Benoît Lambert offre au spectateur un maximum de visibilité. Limpidité du discours va alors de pair avec limpidité de la mise en scène. Les comédiens (Chloé Réjon et Emmanuel Vérité) qui, dès le début, changeaient de personnages, sont montrés sans fard dans les coulisses, en train de s'habiller.

 

 C'est l'idée la plus belle du spectacle que d'orienter la pièce vers cette nudité. C'est surtout là que la mécanique comique à l'oeuvre fait merveille. Si Emmanuel Vérité, dans ses métamorphoses, garde un air adolescent lié à sa voix flûtée, Chloé Réjon explose littéralement en endossant différents personnages, divers âges et diverses voix (elle use d'un accent espagnol). C'est la qualité première de "Dénommé Gospodin" que de s'appuyer sur un texte à la nature éminemment politique pour l'engager dans un élan purement comique. Benoît Lambert réussit ainsi à nous donner en partage un moment vibrant.

 

(1) "Que faire (le Retour)" est repris à la Colline du 12 au 22 juin.

 

A lire aussi sur ce blog, la critique de  "Que faire (le Retour)"   :  http://attractions-visuelles.over-blog.com/article-que-faire-le-retour-la-scene-du-politique-76984128.html

 

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18 mai 2013 6 18 /05 /mai /2013 22:36

 

 

 

 

The Grandmaster

 

Film de Wong Kar-wai

 

Avec Tony Leung Chiu Wai, Zhang Ziyi, Chang Chen, Qinqxian Wang

 

 

 La sortie très attendue du nouveau film de Wong Kar-wai, après plus de six ans sans tournage, pouvait susciter autant d'impatience que de curiosité. Habitué au romantisme glamour du cinéaste hongkongais - qui a culminé avec "In the mood for love" -, le spectateur peut légitimement s'étonner que Wong Kar-wai revienne sur le devant de la scène avec un genre aussi codé que le wu xia pian.

 

 Etonnement qui, pour certains vire au scepticisme : comment ce cinéaste subtil peut s'engouffrer dans les pas d'un Ang Lee ou de Tsui Hark qui, respectivement avec "Tigres et dragons" et "Détective Dee", et, à un autre degré, Zhang Yimou, ont redoré le blason du film de sabre chinois, et par là même, leur carrière ? Y aurait-il donc un opportunisme de la part de Wong ? Ou tout simplement un manque d'inspiration ?

 

 Il faut cependant rappeler qu'avant le virage décisif d'Ang Lee - contribuant à populariser le film de sabre au niveau international - Wong Kar-wai avait déjà touché aux scènes d'actions sur fond d'histoire costumée, avec "Les Cendres du temps", son troisième long-métrage, et qui reste l'un de ses plus beaux. Seulement, dans ce film où déjà s'installait une profonde mélancolie, Wong Kar-wai avait totalement déjoué, pour ne pas dire détourné, les scènes de combat obligées. Elles n'étaient constituées que par des brouillages visuels dignes de la peinture abstraite. Comme si, à ce moment, le cinéaste ne désirait pas respecter la charte de la représentation de ce style si codé.

 

 De combats flamboyants, "The Grandmaster" n'en manque pas. S'ils n'ont pas la splendeur démocratique de "Tigre et dragon", la virtuosité baroque de "Détective Dee" ou la stylisation vaine du "Secret des poignards volants", de Zhang Yimou, ils traduisent cependant l'évolution de Wong kar-wai depuis "Les cendres du temps". Le cinéaste s'y colle, tout en enrobant ces séquences d'un formalisme particulier, au travers d'une attention portée aux différentes composantes de l'espace : brume, pluie, etc.

 

 Cette attention particulière au cadre dans lequel s'effectuent ces combats, si elle dessine un espace particulier, fuyant et opaque, s'accompagne d'un paradoxe : là où Ang Lee rapprochait sa caméra des corps des acteurs, filmant souvent en plan moyen (l'un des effets de séduction de "Tigre et dragon"), Wong kar-wai, égal à son traitement "romantique" des corps, se tient au plus près de ses acteurs. S'il consent à se plier au cahier des charges consistant à filmer avec ampleur les combats, il n'oublie pas ses fondamentaux en inondant, même au sein des combats, les scènes de gros plans.

 

 L'intime, le confidentiel, alternent ainsi avec le collectif. C'est Zhang Ziyi, plus que Tony Leung, qui se révèle la passeuse entre ces deux frontières. Actrice à la beauté transparente (la révélation de "Tigre et dragon"), on peine au départ, en contemplant son visage, à y voir se dessiner une quelconque profondeur sentimentale. C'est en inscrivant son corps dans l'épreuve de la bataille, à deux moments clés (avec Ip Man puis avec Ma San), que son personnage devient réellement intéressant, qui plus est sous l'écoulement du temps.

 

 Là perce réellement le Wong Kar-wai qu'on connaît et qu'on apprécie : quand il enserre ses personnages dans cette bulle temporelle flottante, où la nostalgie reprend ses droits, où le sentiment d'incomplétude enveloppe les caractères à leur insu ; où l'énonciation des affects quittent les lèvres pour s'imprimer en lettres sur l'écran, pour ne finalement laisser advenir la parole que pour de tardifs aveux. En déjouant le règlement de compte attendu entre Ip Man et Ma San, Wong kar-wai conduit son film vers un apaisement inattendu, où les rides de Zhang Ziyi ne sont pas seulement un artifice représentant la vieillesse, mais viennent tapisser un récit dont la toile de fond historique enveloppe le tout d'un manteau nostalgique.

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Blog De Jumarie Georges

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