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23 juillet 2015 4 23 /07 /juillet /2015 18:27

 

 

 

 

M'appelle Mohamed Ali

Pièce de Dieudonné Niangouna

Mise en scène de Jean-Baptiste Amado Tiemtoré

Avec Etienne Minoungou



 

 On avait eu l'occasion, aux laboratoires d'Aubervilliers en 2014, d'assister à une prestation particulière de Dieudonné Niangouna, "Le Kung Fu", où l'auteur et metteur en scène livrait une interprétation extrêmement physique, fruit d'un apprentissage soutenu de cette pratique martiale, qu'il restituait avec maestria, virevoltant de façon virtuose sur des échafaudages.

 Avec "M'appelle Mohamed Ali", si la question politique est le moteur fondamental de la pièce, celle de la présence d'un corps virtuose l'est tout autant. Il n'est dès lors pas étonnant que Dieudonné Niangouna s'empare de celui d'un des plus grands boxeurs de tous les temps pour en faire une pièce, où le tissu narratif se donne sur différents modes, contribuant à la rendre vertigineuse.

 Mais cette figure mythique n'est pas livrée comme telle. Etienne Minoungou, le comédien, ne se glisse pas dans la peau d'Ali de bout en bout pour en incarner le personnage. C'est là que le texte de Niangouna, s'envisage comme une mise en abîme où un comédien joue à être un personnage, tout en s'en détachant constamment. "M'appelle Mohamed Ali" procède ainsi par des va-et-vient entre jeu vériste et distance critique, entre fascination d'un comédien pour un personnage, et le renvoie à sa propre réalité d'acteur africain.

 Véritable pamphlet politique, le texte de Niangouna pourrait donner l'impression de se servir du personnage d'Ali comme prétexte à déverser des tirades furieuses contre le racisme. Les mots de Niangouna, tendus, savants, rendus par la bouche d'un seul comédien, sont comme autant de flèches décochées dans l'assistance. Mais le brûlot conserverait une sécheresse théorique si le dispositif adopté, et rendu brillamment par le metteur en scène, ne consistait pas à faire du spectateur le complice de ce témoignage.

 L'interpellant constamment, le comédien va jusqu'à se faufiler dans les travées de la salle, saluant là un spectateur, provocant une autre sur la beauté du mâle noir. Adresses qui se révéleraient des facilités de one-man show si elles ne renvoyaient pas à une interrogation soutenue sur la question raciale. En ce sens, ce rapport privilégié qu'entretient le spectateur avec le comédien est renforcé par l'aménagement de la salle littéralement en salon (on y sirote un apéro, petite table basse posée devant soi). Heureuse transformation, qui évoque également, au niveau musical, les clubs musicaux constitués principalement de spectateurs blancs.

 Etienne Minoungou, dans ce rôle à la fois de séducteur et de pamphlétaire, fait véritablement merveille. Tenir ce monologue, rapporter la capacité d'esbroufe de Mohamed Ali, tout autant que sa sincère révolte - qui culmine dans la réitération de son refus d'aller bombarder des vietnamiens pendant la guerre - tient véritablement de l'exploit. Sa prestation dépasse la fonction de comédien, puisque sa parole tient de l'ampleur du griot (il est par ailleurs conteur). Sa plasticité dans le maniement des mots de Niangouna, le sentiment qu'il donne d'improviser par ses hésitations, ses clins d’œil au public, confèrent à son rôle une mobilité souvent surprenante. Il fait tout simplement jubiler la légende d'Ali.

 

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20 juillet 2015 1 20 /07 /juillet /2015 17:32

 

 

 

Hill of freedom

Film de Hong Sang-soo

Avec Ryo Kase, Moon So-ri, Seo Young-hwa, Kim Eui-sung, Yoon Yeo-jeong


 

 Curieux film, que cet opus de Hong Sang-soo qui, dans la forme courte à laquelle il recourt parfois, appelle, à la manière d'une nouvelle, un traitement rapide du sujet. Seulement, "Hill of freedom", en peignant le portrait de Mori (Ryo Kase), un japonais venu retrouver à Seoul une amante, adopte un étonnant surplace.

 Pourtant, le volontarisme du japonais est assez clair, lui permettant de faciliter la rencontre avec son amie : prendre une chambre dans une guesthouse (Hue Ahn Hanok) juste à côté de chez elle, dans le désormais familier quartier de Bukchon. Mais au lieu de tisser, comme il en a l'habitude, une fiction où la question de la conquête du désir est très présente, Hong Sang-soo enferme au contraire son personnage dans une sorte de léthargie de la non-volonté. Cette inertie est poussée au point que Mori passe beaucoup de temps à dormir, jusqu'à instiller chez ses hôtes le doute sur son état de santé. Il rate par ailleurs ses petits déjeuners, véritable letmotiv comique du film.

 Il faut dire que cet état de "vacance" de Mori, qui avoue ne pas travailler, trahit encore plus cet entredeux dans lequel se trouvent souvent les personnages masculins chez Hong Sang-soo : point de cinéaste ici qui arrive avec un projet de mise en scène (qu'il mettra rarement en oeuvre), et voit graviter autour de lui une nuée d'admirateurs. Dans "Hill of freedom", la démarche initiale de Mori, affirmée, est frappée du sceau de la dépossession : la longue lettre adressée à l'amante coréenne, tombe, une feuille s'égare, et sa reconstitution, sous forme de lecture hasardeuse, est propice à suivre le parcours de Mori à Seoul.

 Cette reconstitution, qui fait de Mori un pur objet soumis aux émotions d'une lectrice (nombreux plans de la jeune femme lisant) est pourtant rendue avec une étonnante fluidité par Hong Sang-soo : pas d'éclat visuel si ce n'est ces invariables zooms avant qui renforcent un sentiment d'immédiateté du récit ; et si l'on trouve - passage obligé chez Hong - ces scènes de beuverie, rien ne s'y décide, ni conflit ni révélation involontaire ; tout juste Mori, hors contrôle, élève la voix devant ces partenaires dans un esprit d'approbation plutôt que de conviction.

 La vivacité dans le film, elle est totalement prise en charge par Youngsun, la serveuse du café "Hill of freedom", qui en arrive à orienter les mouvements de  Mori, au point de l'amener au lit. Et comme souvent chez Hong Sang-soo, le réveil donne matière à une interrogation sur le fait d'être réellement en prise avec la réalité.

 L'une des qualités de "Hill of freedom" c'est précisément d'avancer dans une épure formelle extrême, tout en gardant ce pouvoir de rendre complexe un récit où les différents niveaux (rêve et réalité) se confondent, où en tout cas ne peuvent réellement dessiner leur tracé. Il suffit d'une scène, alors que le film est bien avancé, quand le patron de la guesthouse salut Mori pour la première fois, pour que l'on ne sache plus dans quelle temporalité on se trouve. Et avec cette fragilité liée à une pratique précautionneuse de l'anglais par ses personnages, Hong Sang-soo les maintient dans une enveloppe délicate, incertaine, qui est la promesse d'une perte de contrôle supplémentaire.
 

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1 juillet 2015 3 01 /07 /juillet /2015 20:36

 

 

 

Comme un avion

Film de Bruno Podalydès

 

Avec Bruno Podalydès, Sandrine Kiberlain, Agnès Jaoui, Denis Podalydès, Vimala Pons, Pierre Arditi

 

 La matière dans laquelle travaille le film de Bruno Podalydès contribue constamment à le situer dans une sphère réjouissante : film ouaté sans pour autant être mièvre, imprégné d'innocence et d'émerveillement, sans pour autant être naïf. Travaillé par la question du rêve (le mot est mentionné dans le jeu de citation des palindromes : "rêver"), "Comme un avion" prend le pari de mener son personnage vers d'autres contrées, même si, en film comique, il en escamote son parcours, renvoyant la tentative d'accomplissement émerveillée de Michel à une utopie de petit garçon qui, désirant franchir une montagne, traverserait finalement un bac à sable.

 La beauté du film, son attraction, qui suscite une adhésion sans fard, tient à  cette ouverture de l'espace, même finalement étriqué, qui donne au film l'allure d'un faux road movie. Mais surtout, malgré ce personnage qui se parle tout seul, tout entier orienté sur sa fascination des avions, la réussite de Bruno Podalydès est de n'en pas faire un sujet autocentré, vieil ours mal léché misanthrope (ça, c'est Arditi, à peine reconnaissable, qui en incarne la pesanteur immobile), mais de provoquer, pour le spectateur un respect bienveillant quand à la mise en place de son rêve.

 Réussite du film liée également à cette capacité à élargir le champ d'un thème bien ancré dans le cinéma français (le couple), pour en liquider toute nature conflictuelle et psychologique. "Comme un avion" part ainsi d'un point qui le fait ressembler à "Arrête ou je continue" de Sophie Fillières : signifier une érosion du couple en le séparant spatialement. Seulement, là où Sophie Fillières, avec l'aide du conte, donnait une dimension onirique à son film, Bruno Podalydès fait de la question du lien le moteur essentiel de "Comme un avion". La rencontre avec Laëtitia (Agnès Jaoui), affublée de personnages loufoques qui repeignent tout, casque sur la tête, a tous les airs d'un conte adapté par Disney, sauf qu'ici, point de sorcière, mais de figure féminine révélatrice.

 "Comme un avion", sous ses airs d'échappée bucolique rafraîchissante, adopte un mouvement à rebours de ce qu'on pourrait appeler avec humour un "river movie" : il y est plus question de surplace et de retour. C'est justement les rencontres qui empêchent Michel d'avancer réellement. L'accomplissement de son rêve, en se collant à une réalité humaine, donne à son itinéraire une trajectoire bouffonne, jusqu'à ce qu'il échoue devant un centre commercial. Il y a du "Groundhog day" (Un jour sans fin), dans ce mouvement de repli et de retour, où la prise de conscience de la réalité, annihile un peu plus la dimension du rêve. Et, avec l'ultime retour de Michel, suivi sur la berge par Rachel (Sandrine Kiberlain), on tient sans doute l'une des plus belles résolutions du cinéma français de ces dernières années.

 

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25 juin 2015 4 25 /06 /juin /2015 21:16

 

 

 

 

Trois souvenirs de ma jeunesse

Fim d'Arnaud Desplechin

Avec Quentin Dolmaire, Mathieu Amalric, Lou Roy-Lecollinet, Dinara Droukarova



 

 Avec ce dernier film présenté à Cannes, il faut reconnaître à Arnaud Despleschin l'envie d'injecter un nouveau souffle à son univers cinématographique, souvent axé autour de la famille ou d'un cercle d'amis. Confinement thématique qui n'a pas manqué ça et là de susciter des critiques, notamment par la classe sociale invariable qu'il dépeint.

 En s'emparant avec "Trois souvenirs de ma jeunesse" du thème du "teen movie", il y avait matière à conférer à son film une autre orientation, en terme de renouvellement générationnel. La peinture de la jeunesse en question, qu'on se gardera de qualifier d'autobiographique, suppose à priori d'adopter un autre mode discursif, tout comme elle implique une présence des corps différente. Celui de Paul Dédalus, toujours joué par Mathieu Amalric, induit un effacement pour que puisse se libérer, par des flash-backs, une autre temporalité. D'ailleurs, que Dédalus soit retenu et interrogé par André Dussolier dit combien le corps vieilli du personnage de "Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle)", apatride, ne peut plus s'inscrire dans la fiction, si ce n'est sur le mode de la remémoration.

 Une remémoration présentée de façon assez mythologique, avec ce voyage d'études à Minsk venant expliquer un vol d'identité. Cette partie, assez courte, ne convainc pas vraiment, précisément parce qu'elle met déjà à mal cette approche de la jeunesse envisagée comme moment de frémissement nouveau.

 Arnaud Desplechin a beau faire, il ne peut s'empêcher de représenter ses personnages dans un cadre autre que celui qu'il connaît. Et cela se ressent jusque dans la façon dont ces jeunes s'habillent, ce qui a tendance à les vieillir quelque peu. Le film navigue constamment sur une crête de contradictions, où le fait de représenter des ados n'empêche pas d'y voir des adultes, car c'est avant tout l'univers commun de Desplechin qui prime, et que leur valeur fondamentale ne peut se renverser par un seul changement d'époque.

Bien sûr, des horizons s'ouvrent, en permettant un élargissement de l'espace, justifié par les études d'anthropologie de Paul Dédalus, qui le mènent dans des pays éloignés. Le voir pendant quelques instants, dans une courte séquence témoigne de cette ouverture du cadre. Il en est de même (prolongement de la nature de ses études) de sa prof d'anthropologie réputée, choisie comme directrice de thèse, incarnée par une comédienne noire. Si le choix de dépasser ce cadre intimiste est louable en soi, il n'en demeure pas moins teinté d'une certaine maladresse : on ne peut s'empêcher de penser que la couleur de peau, en plus d'être un alibi pour élargir la palette humaine du film, rend caricaturale l'idée de l'accoler à la question anthropologique. Que dire des dealers, dont l'un est présenté avec une mine patibulaire, caricaturale, si ce n'est que Despleschin les présente dans une enveloppe univoque.

 Il n'est pas aisé de dépasser ses ancrages thématiques, et c'est aussi avec une matière très présente dans le film que Despleschin révèle une tension insurmontable : l'utilisation de la musique. Si l'on met de côté un certain scepticisme à l'endroit du rapport que les personnages entretiennent avec la musique (on parle d'ethnologie, mais à une invitation de la prof, la musique qui est écoutée est classique), la présence constante de morceaux de rock devrait opérer, chez les jeunes qui les écoutent, une mutation. Mais là encore, les corps peinent à s'incarner, à prendre le pli d'une musique malgré une volonté louable de rendre compte d'une époque. Comme si la présence de la musique traduisait une volonté d'illustration, sans pour autant créer d'osmose avec les corps.

 Sur ce plan, la seule séquence d'une fête dans un moyen métrage comme "Les jours d'avant", de Karim Moussaoui - où les jeunes libèrent leurs corps -, témoigne d'une spontanéité autrement plus électrisante. Même un cinéaste comme Philippe Garrel, qui n'est pas réputé pour proposer des films agités, a composé une anthologique séquence de soirée dansante dans "Les amants réguliers".

 Pourtant, c'est en s'attelant à cette jeunesse que Desplechin marque des points. Les scènes d'intimité entre ses jeunes amants font saillir une vibration assez inédite chez le cinéaste, comme si le fait d'aller chercher de jeunes corps apportait une souplesse plus grande à l'exploration des surfaces sensibles. Jeunesse conçue comme une matière malléable, champ d'expérimentation nouvelle de l'approche des corps. Même si le cinéaste ne peut se départir d'une présence abondante de la parole, car même au lit, on continue à disserter, à commenter. Il y a jusqu'au geste épistolaire en voix-off (qui le rapprocherait du Truffaut des "Deux anglaises") qui affermit cet ancrage littéraire. Par cette tension entre le verbe et le corps, où chaque élan nouveau est rattrapé, freiné par les gestes patiemment assimilés, "Trois souvenirs de ma jeunesse" imprime un tournant dans la filmographie d'Arnaud Despleschin, où s'égrènent de manifestes traces de changement.

 

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19 juin 2015 5 19 /06 /juin /2015 23:36

 

 

 

 

 

Golden hours (As you like it)

Chorégraphie d’Anne Teresa De Keersmaeker


 

Avec Aron Blom, Linda Blomqvist, Tale Dolven, Carlos Garbin, Tarek Halaby, MikkoHyvönen, Veli Lehtovaara, Sandra Ortega Bejarano, Elizaveta Penkova, Georgia Vardarou, Sue-Yeon Youn


 

 Dernier spectacle en date d'Anne Teresa De Keersmaeker au Théâtre de la Ville - qui dans la régularité de sa présence, a en quelque sorte pris la place de Pina Bausch -, "Golden hours (As you like it)" représente moins un virage qu’une synthèse de son oeuvre. En s’appuyant sur la musique d’un album culte de Brian Eno (Another green world), Anne Teresa De Keersmaeker a beau mettre une fois de plus en avant son rapport au son, l’exploitation semble tout de même moins appuyé que "Vortex temporum", axé sur la musique de Gérard Grisey.

 Ce rapport soutenu à la musique passait dans les dernières pièces soit par une intrication essentielle entre musique et traduction corporelle (Vortex...), soit par de la pure déconstruction conceptuelle (3Abschied), ou encore par une inscription de son propre corps dans la danse, soutenu par Bach (Partita 2), en compagnie de Boris Charmatz. "Golden hours (As you like it)", dans cette répétition initiale du même morceau (quatre fois), traduit à la fois une révérence, mais qui vaut tout autant comme une forme de liquidation. Car, durant les deux heures dix que dure ce spectacle, la musique sera loin d’occuper la plénitude du spectacle. C’est le silence qui, le plus souvent règne sur la scène, où l’on entend d’ailleurs assez régulièrement le crissement des tennis des danseurs.

 Ce en quoi "Golden hours..." marque une synthèse dans le parcours de la chorégraphe tient beaucoup  à une approche où la plupart des thèmes qui la préoccupent sont disposés de façon étirée, dilatée : l’imbrication de la musique et de la danse (un musicien qui, jouant de la guitare, chante en se tenant au plus près des danseurs, une danseuse qui reprend un couplet de Brian Eno...) ; mais surtout, une présence constante du texte, à travers la pièce de Shakespeare "Comme il vous plaira" , dont nombre de passage sont présentés en fond de scène.

 Mais comme souvent dans la démarche d’Anne Teresa De Keersmaeker, cette importance accordée au texte ne saurait se faire sans une interrelation avec les danseurs, qui ajoute une dimension narrative patente à la pièce. Les danseurs traduisent ainsi sur scène des passages du texte, les conduisant à se défier entre eux et à entamer des luttes explicites. On y voit même un danseur passer au cou d’une danseuse un collier, concomitamment au texte qui définit l’acte.

 Est-ce à dire que, par cette présence abondante du texte, "Golden hours (As you like it)" tient la danse à distance ? Au contraire, la longueur de la pièce permet, comme on ne l’avait pas vu dans certaines chorégraphies plus intimistes, un développement plus aigü de la danse, où brillent des corps de jeunes danseurs, dont certains, en particulier les hommes, ressemblent à des éphèbes tout droit sortis d’un film de Franco Zefirelli (Roméo et Juliette). Leur côté gracile, leur juste au corps évoquant beaucoup ces costumes d’époque, inscrivent leurs silhouettes dans une grâce éthérée. Ces danses, par leur spontanéité, la variété des figures liée à la multiplicité des sujets, emmènent souvent "Golden hours" vers une zone de pure libération formelle. C’est dire si, entre musique culte et fameux texte de théâtre, les danseurs d’Anne Teresa De Keersmaeker tirent leur épingle du jeu.

 

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14 juin 2015 7 14 /06 /juin /2015 21:33

 

        Photo : Hiroyuki Kawashima

 

 

La planète des insectes

Chorégraphie, direction artistique et interprétation : Akaji Maro

 

Danseuses : Emiko Agatsuma, Akiko Takakuwa, Naomi Muku, Azusa Fugimoto, Jongye Yang, Oran Ito, Yuna Saimon, Aya Okamoto, Yuka Mita, Sakura Kashiwamura
Danseurs : Maro Akaji, Takuya Muramatsu, Ikko Tamura, Atsushi Matsuda, Tomoshi Shioya, Barabbas Okuyama, Daichiro Yuyama, Kohei Wakaba, Naoya Oda, Yuta Kobayashi, Yoshiro Kim, Seiya Miyamoto


 

 

 On était resté sur la splendide ouverture, la semaine dernière, de "Ode à la chair", chorégraphié par Emiko Agatsuma. Avec "La planète des insectes", on guettait cette nouvelle création de Maro Akaji dès ses premiers mouvements. Quand les danseurs apparaissent alors en habits de ville, on pourrait croire que, sous forme de contrepied à une esthétique élaborée, on assiste à une sorte d'avant-spectacle, comme si les coulisses se déplaçaient sur scène.

 Mais cette impression est très vite balayée par le rigoureux ordonnancement de ce début de spectacle. Opérant des mouvements circulaires autour d'une structure en lamelles métalliques, les danseurs (hommes et femmes) exécutent minutieusement les mêmes gestes  : se pencher en avant, en arrière, balancer la jambe à droite, à gauche. La simplicité inaugurale de cette ronde témoigne d'un marquage très contemporain de la danse occidentale - de Boris Charmatz à Anne Teresa De Keersmaeker, la ronde est en effet une figure usitée.

 Comme souvent, la ronde est propice aux dérèglements et, très vite, dans un premier temps, un danseur s'adonne à des mimiques face au public. Il s'ensuit que chacun, petit à petit quitte la ronde pour se rendre à l'intérieur de la structure et se livrer à des actes qui rompent la tranquille harmonie initiale : se jeter par terre, crier, se livrer à des gestes désordonnés, électriques. Le pulsionnel et le régressif reprennent naturellement leurs droits dans "La planète des insectes".

 Découpée en 9 parties qui représentent moins une histoire linéaire que des phases d'intensité variable, la dernière pièce de Dairakudakan fourmille en scènes inventives, autour d'une confrontation entre les hommes et les insectes. Rien de véritablement sérieux ou inquiétant dans cette thématique. La bouffonnerie, carburant essentiel de la troupe, s'invite une fois de plus dans certaines séquences.  L'une des premières, délirante, montre l'arrivée de danseurs coiffés de casques qui ne sont rien d'autres que des bouilloires. Effet saisissant quand on voit la prestance avec laquelle ils dansent, jusqu'à donner des effets percussifs à leur drôle de tête d'insecte.

 L'un des effets les plus forts de "La planète des insectes" tient justement à cette incarnation des insectes, afin que le sujet ne soit pas simplement une pure métaphore : les danseurs surgissent des coulisses en avançant courbés, recroquevillés, comme autant de mouches vues en gros plan se frottant les pattes, exécutant des gestes saccadés de la tête. Et quand un groupe de femmes, dans une espièglerie toute enfantine, surgit avec des filets, mimant la chasse aux insectes, on bascule dans une bienvenue dimension bucolique.

 "La planète des insectes" ne serait qu'un spectacle magistral de butô de plus, qui salue l'expression des corps, si le décor ne lui conférait pas une qualité supplémentaire. Unique décor de métal, mais pris dans une mobilité constante. Là où dans bien des mises en scène de théâtre occidental, on en arrive à voir des machinistes se déplacer sur scène pour changer le décor, celui de la pièce de Dairakudakan étonne par sa qualité graphique et visuelle : il suffit parfois d'un éclairage particulier de la structure pour que l'on ait l'impression de se retrouver dans une forêt de bambous - celle d'Arashiyama, en particulier, hors saison touristique. Et quand se profilent des nuages derrière ce décor, une vraie bascule s'opère dans l'oeil du spectateur.

 A côté de cette structure centrale, quatre autres sont disposées autour, sur la scène. Elles permettent un jeu extrêmement dynamique, axé sur l'intégration (nombre de corps y sont comme conviés) autant que sur des échappées. On assiste à un va-et-vient constant des danseurs de l'intérieur vers l'extérieur, et ces quatre structures ne sont pas sans entrer en écho avec les filets suspendus de "Ode à la chair", sauf qu'ici Maro Akaji les envisage comme des cages à oiseaux : symboles d'accueil, mais aussi ouverture vers un désir de liberté.

 Bien entendu, dans "La planète des insectes", il y a Maro Akaji, figure tutélaire du groupe, que beaucoup attendent. On ne manquera pas de penser que son rôle dans cette pièce tient à une forme d'autodérision, jouant sur son âge (72 ans) pour interpréter un drôle de personnage qui va à plusieurs reprises s'allonger dans une fosse. Et si cette pièce passionne, c'est que ce maître de cérémonie, autour duquel gravitent littéralement des jeunes femmes, n'occupe pas complètement le centre de l'oeuvre. C'est une figure de passage, qui met en avant d'autres personnages, en particulier la figure du poète errant Matsuo Bashô, célèbre auteur de haïkus. Le danseur qui l'interprète, dans une sobriété inhérente au personnage, dit d'ailleurs sur scène quelques poèmes.

 A l'inverse, une danseuse soliste (Emiko Agatsuma), prenant de plus en plus de place, investit l'espace, entre mouvements débridés et nombreux cris. Symbole de vie, elle se retrouve elle aussi dans la fosse, comme s'il devait constamment exister une dualité entre la vie et la mort, entre l'expression du désir et sa retenue. Et quand ces trois figures se réunissent dans une scène commune, vers la fin, c'est pour donner à "La planète des insectes" cette irréductible force qui fait de ce spectacle une oeuvre majeure de Dairakudakan.

 

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7 juin 2015 7 07 /06 /juin /2015 21:31

 

        Photo : Hiroyuki Kawashima

 

 

 

"Ode à la chair", par Dairakudakan

Chorégraphie et mise en scène : Emiko Agatsuma

Direction artistique : Maro Akaji


 

Avec Emiko Agatsuma, Akiko Takakuwa, Naomi Muku, Azusa Fugimoto, Yang Jongye, Oran Ito, Yuna Saimon, Aya Okamoto, Yuka Mita, Sakura Kashiwamura


 
Si la troupe de Dairakudakan repose autour de la figure emblématique de Maro Akaji, la célèbre troupe, familière de la MCJP, est loin de se figer autour d'un culte du personnage, maintenant âgé de 72 ans. En découvrant à nouveau deux spectacles cette saison, on a l'occasion de constater à quel point la démarche artistique de Dairakudakan passe par un renouvellement incessant. Ainsi, "Ode à la chair" témoigne d'une double postulation du groupe : maintenir une sorte de légende du butô par sa longévité, et injecter, par l'intermédiaire de certains danseurs, un souffle créateur nouveau.

 C'est à Emiko Agatsuma qu'a été confié "Ode à la chair". Se lançant dans l'aventure après quelques solos (notamment dans "L'homme de cendre", en 2011), elle consacre cette pièce uniquement aux femmes de la troupe. Ca n'en fait pas pour autant une pièce féministe, simplement l'orientation thématique, selon Emiko Agatsuma, se veut essentialiste, en abordant des questions autour de la fertilité, le cycle de vie, notamment. Mais, pour le spectateur familier de la troupe, il s'agit avant tout d'une pièce de butô, avec ses caractéristiques propres (techniques, visuelles, physiques).

 "Ode à la chair" offre une ouverture proprement sidérante : des corps de femmes recroquevillées, suspendues dans un filet de par et d'autre de la salle ; et au centre, tel un bas-relief qui s'éclaire peu à peu, d'autres corps littéralement statufiés, comme emprisonnés dans une structure rigide. L'effet est réellement saisissant, et les voir s'animer petit à petit ajoute à notre fascination.

 On tient d'emblée, et avec une force peu commune, l'un des thèmes les plus usuels du butô : le rapport de la vie et de la mort, et ce thème va constamment traverser "Ode à la chair", évitant de se figer. Cette seule scène inaugurale contient déjà une force d'interprétation dynamique : si on voit des corps qui s'animent, cette sorte de pan mural d'où ils s'arrachent n'est plus simplement une toile de fond, mais évoque une ruche, propice à métaphoriser le cycle de la vie. Troué, divisé, en arrière-fond ou s'avançant sur le devant de la scène, invitant les corps à en prendre sans cesse possession, il appelle un jeu sur la profondeur, le voilé, la disparition.

 Et quand, par le côté droit de la scène, arrive lentement une grande forme sombre (qu'on aurait pu simplement associer à une ombre), c'est pour donner à "Ode à la chair" cette dimension rituelle propre au butô. Sorte de Chewbacca étiré, cette forme qu'on pourrait croire menaçante, se révèle en personnage d'officiant, de figure ordonnatrice dont les actes s'envisagent à la fois comme une exclusion douce (faire sortir d'un coup de tête les danseuses pris dans un filet) que comme une projection dans le mouvement de la vie.

 Mais cette position incarnée par Emiko Agatsuma n'est pas unilatérale. Il ne s'agit pas de figurer, de par la taille, dans un statut univoque de prêtresse : "Ode à la chair" procède par des renversements, à coup de métamorphoses (le corps d'Agatsuma qui s'extrait de son enveloppe-chrysalide) ou de régression (les danseuses, en lycéennes sorties d'une bande dessinée qui s'offrent un festin, munies de leur fourchette et couteau).

 Dans ce foisonnement de séquences, le spectacle alterne moments purement bouffons et clins d'oeil à des phases contemporaines de séduction - comme cette scène avec les chaussures, d'une sophistication un rien saugrenue par ses effets mode, mais on saluera la prouesse d'une danseuse ayant cassé son talon lors de la première. Avec cette création stimulante d'Emiko Agatsuma, Dairakudakan, en montrant sa capacité de renouvellement, distille de nouvelles promesses d'émerveillement.

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30 mai 2015 6 30 /05 /mai /2015 22:59

     Photo © Elisabeth Carecchio

 

 

Affabulazione

Texte de Pier Paolo Pasolini

Mise en scène de Stanislas Nordey


 

Avec Marie Cariès, Raoul Fernandez, Thomas Gonzalez, Olivier Mellano, Anaïs Muller, Stanislas Nordey, Véronique Nordey


 

 On sera gré à Stanislas Nordey de nous faire découvrir "Affabulazione", de Pasolini. Inlassable découvreur de texte, il entretient avec l'écrivain et cinéaste italien un compagnonnage essentiel, puisqu'il considère que son entrée dans le théâtre comme metteur en scène est liée à l'adaptation de "Bête de style".

 On a beau connaître l'univers cinématographique de Pasolini, son tressage entre mythes religieux et antiques, voir ces thèmes investir une scène de théâtre lui apporte un souffle nouveau, que Nordey semble être l’un des rares à pouvoir impulser. Mais l’intérêt de "Affabulazione" ne repose pas simplement sur ces thèmes qui, pris comme tels, pourraient cantonner Pasolini dans les hauteurs intellectuelles qu’on lui connaît.

 Convoquer ainsi les figures du théâtre antique, même sur un mode citationnel (Eschyle, Sophocle), pourrait déterminer une démarche référentielle, réflexive, et engager Pasolini dans une posture de relecture. La pièce est de prime abord ainsi faite, en adoptant dès son entame une mise à distance un peu brechtienne, avec l’entrée en scène de "l’Ombre de Sophocle", qui annonce les lignes narratives à suivre et son retour à un moment précis.

 Mais si "Affabulazione" ne se cantonne pas dans les hautes sphères intellectuelles, c'est surtout parce qu'au fond, Pasolini n'y parle que de lui, principalement dans son rapport au père, et le programme de présentation de La Colline nous aide en cela à comprendre cette obsession thématique. Les scènes relatives à la sexualité (organiser un rendez-vous avec le fils pour qu'il soit vu faisant l'amour avec sa femme ; doigt pointé vers les parties génitales) témoignent de manière explicite d'une orientation spécifique. Fusion de l'intime dans le politique, le religieux et le mythe antique, dans un brassage vertigineux.

 Sur scène, les comédiens portent ce texte avec bonheur. Une certaine bouffonnerie s'y invite à l'apparition du fils, joué par un Thomas Gonzalez aux cheveux à la blondeur ébouriffée (référence au Ninetto des films de Pasolini), très bon dans son rôle de fils en lutte avec le père, mais cherchant à fond à lui plaire. Raoul Fernandez, en Ombre de Sophocle, détonne dans son costume trop grand pour lui, et donne une légèreté à son personnage, non seulement par un timbre suave porté par son accent espagnol, mais par son côté bondissant. Dans "Affabulazione", il porte ce trait chorégraphique sensible chez Nordey. Il en est de même d'Anaïs Muller, qui, en plus de jouer une jeune femme espiègle, à la fois fragile et déterminée, danse, tourbillonne - en cela, Nordey réussit mieux que Pascal Rambert, qui dans "Répétition", introduisait une scène de danse acrobatique totalement déconnectée de la cohérence dramaturgique de la pièce. Ici, les corps se déplient sur scène afin de rendre de la légèreté aux mots (il est jusqu'à Marie Cariès, dans le rôle effacé de la mère, qui arrive à prendre une place par le volume d'une voix pleine).

 Dans le rôle de la nécromancienne, Véronique Nordey offre tout simplement une fabuleuse prestation. Apparition que l'on pourrait qualifier de "pommeratesque", tant chez Joël Pommerat, le chant s'inscrit dans un moment critique de ses pièces. Ici, Véronique Nordey, baignée de lumière, recevant une pluie de paillettes, entame son rôle comme sur une scène de Music Hall. La voix amplifiée par un micro, soumise à quelques réverbérations, elle utilise avec saveur sa boule de cristal pour débusquer, à la demande du père, l'emplacement du fils. Passage magnifique, jubilatoire, qui contient des perles descriptives (celle des cheveux du fils), et rend sensible à l'oreille du spectateur la diversité des typages des italiens, comme Pasolini l'avait déjà si bien montré dans son film "Comizi d'amore" (Enquête sur la sexualité).

 Et dans "Affabulazione", il y a Stanislas Nordey, bien sûr. Son désir de jeu, qui l'a conduit ces dernières années à des rôles chez Pascal Rambert ("Clôture de l'amour", "Répétition") ou dans "Par les villages" témoigne d'un irréductible écart anti-naturaliste. Cette sécheresse d'interprétation, qui le conduit à se maintenir dans une intensité éructante (son texte est régulièrement ponctué de cris et d'attaques vives) se réalise au fond sur un mode binaire : apaisement, vocalisations, comme si la voix ne débrayait que pour repartir sur toujours plus de profération.

 Il faut dire que dans ses nombreux monologues - et en cela, il rejoint sa prestation dans "Par les villages" - la parole ne pouvait être conçue que comme un incessant martèlement qui devait être porteuse de vérité. Proférer pour convaincre. Mais il y a le corps de Nordey : tendu, noueux, suant sous sa chemise. Il ne lui faut pas beaucoup d'effort pour faire donner à son personnage d'industriel en crise mystique une allure christique. C'est le petit miracle visuel de la pièce qu'un comédien puisse, par les seules vertus d'un positionnement physique, habiter à ce point un rôle. Quant à la mise en scène, si elle est au fond assez efficace, elle a le mérite d'une belle lisibilité, à travers notamment ces grands tableaux qui investissent régulièrement le champs, comme "Le sacrifice d'Isaac", du Caravage. En contribuant à aérer la densité du texte, elle permet d'autant plus aux comédiens de déployer leur verve. Et Pasolini nous devient plus proche.

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30 mai 2015 6 30 /05 /mai /2015 22:11

 

 

 

UTT, hommage à Carlotta Ikeda

 

Chorégraphie de Ko Murobushi

 

Avec Maï Ishiwata, danse

 

 

 Ce fut, sur la scène de la MCJP, un très bel hommage rendu à Carlotta Ikeda éminente figure féminine du butô, disparue le 24 septembre 2014. Avec "Utt", solo emblématique, on a pu assister à une transmission précieuse, puisque c'est Maï Ishikawa qui est devenue la dépositaire de cette œuvre. Avec cette relecture, plus de trente ans après sa création, le butô, danse des ténèbres, prend un sens particulier car, en arrachant cette pièce à l'oubli, en la faisant ressurgir sur scène, c'est toute la question de l'apparition, essentielle au butô (et au delà, à un tout un pan de la culture japonaise) qui est exploitée ici.

 

 Maï Ishiwata investit ainsi la scène comme une ombre surgie lentement des ténèbres, pour se livrer à ce qui s'apparente souvent à un mystérieux rituel. Pièce ayant pour thème central la naissance et la mort, on ne pouvait pas imaginer une recréation plus appropriée. Pour autant, cette pièce ne se cantonne pas dans un écrin funèbre, et la danseuse restitue avec maestria les différents modes du spectacle : bouffonnerie, exaltation, phases régressives à coup de grimaces, cri primal. Les différents cycles de la vie (enfance, âge adulte, vieillard) se télescopent avec force.

 

 Spectacle d'autant plus précieux qu'il a été suivi par la diffusion d'un documentaire sur la répétition de "Utt", mettant en présence Carlotta Ikeda et Ko Murobushi, éminent créateur de butô, dont elle suit les directives souples. Il est très troublant de revoir les mêmes scènes juste après avoir assisté au spectacle, et de repérer le jeu de Carlotta Ikeda, qui donne l'impression d'être plus brut, teintée d'une puissance d'incarnation explosive. Une danse des ténèbres qui se transforme en lumière.

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15 mai 2015 5 15 /05 /mai /2015 21:45

 

Le chagrin

Par la compagnie les Hommes Approximatifs

Mise en scène de Caroline Guiela Nguyen

Avec Dan Artus, Caroline Cano, Chloé Catrin, Violette Garo Brunel, Medhi Limam


 

 

 Pour sa deuxième mise en scène au Théâtre de la Colline, après "Elle brûle", inspirée de Flaubert, Caroline Guiela Nguyen a choisi de radicaliser son dispositif. "Le chagrin" a de prime abord tout d'une matière informe, et le spectateur doit traverser un océan de signes avant de pouvoir s'agripper à ce qui lui est le plus familier : la parole.

 Le spectacle, avant de commencer, adopte un schéma visuel largement usité dans le théâtre contemporain : les comédiens sont déjà sur scène, rompus à des actes précis. En général, quand la lumière s'éteint, quelque chose de précis s'amorce : une histoire, en principe propulsée par des dialogues. Seulement voilà : dans cette pièce, ce qui nous apparaissait comme un prélude en forme de mise en bouche récréative, mâtiné de bizarrerie, constituait l'ossature de la pièce, au point de se poursuivre pendant de longs moments.

 Que voit-on ? Devant un décor surchargé, où figurent nombre d'objets liés à l'enfance (poupées, ours ligotés sous un évier, animal suspendu, etc), les personnages (deux femmes et un homme) s'adonnent à un comportement étrange, profondément régressif, dans un silence complet. Une femme plus âgée, à l'arrière, devant une petite table, confectionne des petits bouquets de fleurs. C''est surtout l'attitude de l'homme qui frappe : touillant deci delà, manipulant des casseroles, tirant sur des éléments en plastiques, jouant complaisamment avec de la terre, accablant une jeune femme avec des jets d'eau.

 Gestes incompréhensibles au départ, qui interpellent autant qu'ils peuvent irriter. Puis, petit à petit, la parole s'invite dans ce cérémonial particulier, et on commence à comprendre que ces personnages qui semblent livrés à eux-même, hors de tout lien social (bien qu'on sache que l'homme est en arrêt maladie), s'adonnent à un rituel de conjuration autour de la mort du père. Et, sans qu'on y prenne garde, ce délire fait d'actes absurdes, prend au fur et à mesure une vraie force, car il dit combien ces personnages font face avec des moyens limités à la disparition ; comment ils entament un hommage au défunt, en recourant à des éléments principiels (l'eau, la terre, le feu).

  A un moment, l'éclairage des différents casiers renfermant tous ces objets (qui prennent chez Caroline Guiela Nguyen l'allure d'un cabinet de curiosité assez morbide), donne l'impression de se trouver dans une église. Une discrète mélancolie se glisse peu à peu dans "Le chagrin". Dans cette forêt de signes épars et à priori inconfortables, la metteuse en scène et sa compagnie tirent cette démarche ô combien funèbre vers une assomption lumineuse.

 

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