Après les révélations sur les mécanismes d'emprise mises en œuvre par le cinéaste Benoît Jacquot, (re)voir certains de ses films permet de mettre en lumière une relation entre la réalité et la fiction, fondée sur l'assujettissement de personnages féminins. Une analyse axée sur deux films avec Isild le Besco, "Sade" et "Au fond des bois".
Daniel Auteuil et Isild le Besco dans "Sade", de Benoît Jacquot
À présent que les langues se délient, que le caractère de prédateur de Benoît Jacquot s'affirme, avec sa litanie de violences et d’agressions sexuelles, d'innombrables questions secouent le monde du cinéma, portant notamment sur la figure du cinéaste envisagé comme un créateur tout-puissant, principal maître dans l'élaboration de son film, et qui entraîne avec lui ses suivants.
L'une des interrogations les plus lancinantes, particulièrement attachée aux réalisateurs français, chez qui la notion d'auteur est la plus prégnante, la plus valorisée tourne autour du rapport entre l'homme et l’œuvre ? Par extension, qu'est-ce que les films de Benoît Jacquot peuvent révéler d'un mécanisme pervers, qu'il a en partie dévoilé dans son interview avec Gérard Miller (Les ruses du désir), et qu'on a pas su voir (ou regarder) dans ses films ?
Si la séparation entre l'homme et l’œuvre est régulièrement convoquée dès lors qu'il s'agit de trancher sur la responsabilité d'un artiste concernant des actes répréhensibles (Jean-Claude Brisseau défendu par nombre de personnes de la profession), la nature de l’œuvre est rarement questionnée. Pourtant, à y regarder de plus près, au regard des révélations de Judith Godrèche sur la perversité du cinéaste, certains de ses films peuvent être appréhendés comme des pièces à conviction, dans la façon dont ils disséminent des signaux éloquents au cœur de leur dispositif narratif. En cela, les films fonctionnent comme des rapports fantasmés, exacerbés, de situations qui ont pris corps dans le réel.
C'est en particulier dans les films tournés avec Isild Le Besco que cette dimension prend forme, particulièrement deux d'entre eux : « Sade », tourné en 1999, qui a marqué la première collaboration entre Le Besco et Jacquot, et « Au fond des bois (2010)», dernier opus tourné ensemble.
Si « Sade », sur un plan purement esthétique, se cantonne dans une veine de téléfilm, à peine rehaussé par un casting prestigieux (Daniel Auteuil, Marianne Denicourt, Jean-Pierre Cassel, Jeanne Balibar), on ne peut s'empêcher, au vu de son scénario, de penser à un déplacement de situation graveleuses se resserrant autour de la figure d'Isild Le Besco. En matière de rencontre entre un cinéaste et une actrice – qui, à l'époque, était un peu connue pour avoir joué dans le fin et délicat film d'Emmanuel Bercot, « La puce », qui relatait déjà l'initiation sexuelle d'une jeune fille par un homme beaucoup plus âgé - « Sade » représente bien plus qu'un saut … de puce.
Le film, en polarisant son intrigue sur la relation de Sade avec la jeune Émilie de Lancris (Isild Le Besco), faisant fi de toute véracité historique, trahit l'emprise progressive que cette figure littéraire fameuse veut avoir sur la jeune femme dans le cadre de l'hôpital de Picpus où, pendant la Terreur, des aristocrates sont enfermés. Exerçant une fascination mêlée de répulsion sur Émilie de Lancris, au point de la détacher progressivement de ses parents (mère malade, père volage), Sade profite de sa réputation sulfureuse pour l'attirer. Tout pourtant, dans son attitude, donne à croire qu'il ne fait rien de particulier pour qu'elle vienne à lui. Elle est en quelque sorte poussée par une irrésistible attraction. Elle semble perdue, et percevant cela, Sade s'adresse à elle dans une scène matrice du film, alors qu'elle est venue le rejoindre. En matière de prise de possession psychique d'une âme, ses paroles sont éloquentes :
« Vous cherchez une protection ? Obéissez-moi et vous n'aurez plus peur (…) Marchez ! Avancez ! Ne soyez pas raide !.. Retournez-vous !.. Cambrez-vous !.. Fermez les yeux !.. Ouvrez la bouche !.. Plus grande, la bouche... Je veux en voir le fond !.. »
Dans cette séquence qui constitue le point de bascule du film, il convient de se représenter la scène visuellement, où Émilie-Isild Le Besco, répond aux injonctions de Sade-Auteuil, comme absente à elle-même, dans un état de total dépossession, alors qu'elle avait précédemment manifesté une résistance. Cette fois-ci, les digues s'effondrent et la voilà littéralement transformée en une marionnette (une poupée) entre les mains (même pas, puisqu'il n'y a pas de contact physique) de son hypnotiseur qui le dirige à la voix, la faisant plier à sa guise. Une scène dans laquelle il n'est pas difficile de voir en Sade la figure du metteur en scène, qui donne ses instructions à son actrice docile. Figure du personnage historique dont la Terreur voudrait se débarrasser pour son libertinage et celle du cinéaste tout puissant se confondent alors. On ne manquera pas, dans cette brûlante actualité où les révélations s'étendent, de faire la relation avec le psychanalyste Gérard Miller, accusé d'avoir abusé de jeunes femmes suite à des séances d'hypnose.
Cette position du Sade manipulateur, corrélée à celle du cinéaste, revêt pourtant un caractère assez sage dans le film, puisqu'il se contente de la diriger, non de la dépuceler. Pour peu de temps encore, c'est le langage qui sert de matrice à l'emprise. Quand il la quitte, il se veut encore attentionné : « Au revoir Lancris. Ne le prenez pas mal. Ma brutalité était de la délicatesse ». Et plus tard, avec Augustin, le jardinier quelque peu benêt qui salive à la vue d’Émilie : « Il faut lui parler d'abord. Les femmes bandent par l'oreille ».
Sade, dans sa position de metteur en scène, propulse Émilie comme comédienne dans une pièce qu'il monte à l’hôpital, malgré la résistance de son directeur. Bien évidemment, on voit la jeune femme exulter parmi les autres... Mais comme Sade ne saurait se contenter de cette mise en scène collective, une autre va se dérouler dans une grange, quand il réunit Émilie et Augustin « Approchez ! Doucement ! » Il guide ainsi les deux tourtereaux tétanisés « Vous êtes deux rôles. La captive et le janissaire. ». S'ensuit une scène digne d'un film pornographique où Isild Le Besco, allongée nue, est « préparée » par Sade-Daniel Auteuil, lequel introduit un doigt dans son sexe avant de le ressortir ensanglanté, pour ensuite diriger le timide Augustin vers l'ouverture aménagée. Séquence abjecte, qui sanctifie le metteur en scène, tel un dédoublement de Jacquot, comme celui qui a tous les droits sur ses acteurs en les manipulant comme de simples effigies.
Nahuel Perez Biscayart et Isild le Besco dans "Au fond des bois" de Benoît Jacquot
Pourtant « Sade », en mettant le personnage quelque peu en retrait, non plongé dans une emprise directe, physique, avec son modèle, consacre un certain retrait. C'est avec « Au fond des bois » que Benoît Jacquot parvient, dans sa collaboration avec Isild Le Besco, à un sommet dans la dégradation « sadique » d'un personnage féminin. Il n'y a plus besoin de se réfugier derrière la distance d'un démiurge qui met en scène ses personnages assujettis. Le manipulateur, ici, a les oripeaux d'un demeuré, et c'est pourtant lui qui a les pleins pouvoirs pour mener à sa guise Joséphine (Isild Le Besco), jeune femme qui vit avec son père médecin, lequel accueille à sa table un jour Timothée (Nahuel Perez Biscayart), un vagabond ayant des pouvoirs de magnétiseur.
Dès le début du film, Benoît Jacquot entretient une forme d’ambiguïté quand à la façon qu'a Joséphine d'appréhender Timothée le nouvel arrivant. S'il semble la terrifier d'emblée, Jacquot met en avant sa sensibilité, qui faciliterait l'attraction que va exercer Timothée sur elle : en pure héroïne romantique, sa conduite se caractérise par une sorte d'absence rêveuse, elle semble en proie au somnambulisme (la nuit, on la voit dangereusement perchée sur un rocher proche du vide ; elle se penche au bord de sa fenêtre ouverte). Mais les actes de la jeune femme se confondent avec le regard du vagabond sur elle, comme si il avait déjà enclenché sa force magnétique sur elle. Littéralement, il lui fait déjà de l'effet.
Dès lors, toute l’ambiguïté du film, son caractère profondément retors, va reposer sur le postulat selon lequel elle le suivrait de son plein gré, après qu'il l'a violé chez elle. Quand il repart sur les routes, elle le suit en effet, totalement désemparée. Et l'on comprend bien que cet arrachement à son foyer est liée à une dépossession du corps, dont elle sent qu'il ne lui appartient plus. Et quand il lui demande, plus tard « Tu es venue ? », elle lui répond « C'est toi qui m'a prise ! ».
Dans les séquences qui vont suivre, la jeune femme, contrôlée par son magnétiseur, est soumise à des degrés d'humiliation ignobles (réduite à un état animal, obligée de marcher à genou devant une assistance terrifiée, violée à tour de rein). Dans ses moments de lucidité, elle a beau essayé de s'échapper, la force d'attraction de Timothée finit par la faire rentrer dans le rang. Jusqu'à ce que Jacquot nous la montre, lors d'un autre viol, serrer le vagabond dans ses bras.
Pour le cinéaste, il serait trop simple qu'il y ait un agresseur et une victime, puisqu'il renvoie la victime à une prétendue part de responsabilité : interrogée dans la dernière demi-heure par un capitaine, alors que Timothée a été arrêté, il lui est demandé pourquoi elle n'a pas fui. Si ses explications sont claires, le doute s'instille dans l'esprit des autres, jusqu'à son père qui en tombe malade. Alors qu'il est au lit, elle lui adresse ces paroles, guillerette : « C'est moi qui devrait faire la grasse matinée (…) C'est la joie de me retrouver qui t'anéantit ? ».
Clairement, la victime devient coupable, autant que son bourreau, dont le caractère fruste pourrait presque l'innocenter. Et quand vient le procès de celui-ci, il lui est demandé : « Tu l'as magnétisée ? », ce à quoi il répond : « Elle m'a subjuguée. De l'os à l'anima mia [mon âme]. C'était sa volonté à elle ».
Au regard de ce que l'on sait désormais sur Benoît Jacquot (particulièrement ses aveux à Gérard Miller), ces paroles résonnent étrangement, conférant au film une allure de traité de l'emprise, avec tout ce que cela comporte de renversement des rôles. Jacquot a dit clairement que c'était Judith Godrèche qui avait exercé une attraction sur elle, au point de lui faire remonter la pente lorsqu'il doutait de sa trajectoire de cinéaste. « Au fond des bois » applique avec une minutie implacable cette démarche d'humiliation, d'agression physique et psychologique, avec l'étape clé consistant à faire de la victime la responsable de son sort, jusqu'au retournement la rendant maîtresse du jeu : Jacquot renverse la séquence de suspension sur le rocher au bord du vide, en montrant Joséphine, plus assurée, mimer la chute si Timothée ne la retient pas. Il prend peur et s'enfuit. Elle le rattrape en riant : « Je faisais semblant ».
Il y a jusqu'à une forme d'exonération de la culpabilité dans le film puisque, de souillée, Joséphine accomplit un chemin évocateur d'une résurrection : sa pâleur maladive du départ – qui la rend proche de l’héroïne de « Wann-Chlore » roman de jeunesse de Balzac - s'efface pour la doter d'une blancheur éclatante, sa robe retrouve son caractère immaculé. Et le sourire en coin qu'elle adresse à son agresseur pendant le procès veut nous faire croire que tout est réglé, que les deux être humains, même si leur destin va suivre un chemin asymétrique, sont unis dans une complicité apaisée. Par delà le bien et le mal.