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3 janvier 2016 7 03 /01 /janvier /2016 22:28

 

 

 

Film de Volker Schlondorff

Avec Rainer Werner Fassbinder, Sigi Graue, Margarethe Von Trotta, Günther Neutze, Miriam Spoerri

 

 Il ne fait aucun doute que la sortie de "Baal" est lié à un nom : Rainer Werner Fassbinder. Si c'est le premier film de Volker Schlöndorff, le scandale qu'il a suscité lors de son passage à la télévision allemande, repose sur le personnage incarné par Fassbinder, qui avait à l'époque réalisé un seul long métrage "L'amour est plus froid que la mort". Fassbinder, du haut de ses 24 ans, qui parait déjà plus mature que jamais, revêtu de son blouson de cuir, est de quasiment tous les plans, et transpose déjà ce qui faisait sa singularité : un personnage énorme, bisexuel, assez tyrannique avec son entourage.

 

 Interdit par la veuve de Brecht (le film est adapté de la première pièce de l'écrivain), "Baal" représente un monument de noirceur absolu. Que peut-il rester aujourd'hui d'un film destiné au départ à la télévision, sauvé par Barbara Schall ? S'il renseigne sur l'ogre Fassbinder, par la manière dont son personnage humilie les autres, "Baal" est un film difficile à intégrer, tant sa noirceur empêche au spectateur de trouver un point d'identification. Car le film, à travers le personnage du poète Baal, repose beaucoup sur la figure de l'exclusion : en effet Baal, personnage envisagé comme un génie par les autres, du haut de son piédestal, ne les convoque que pour les rejeter. La scène inaugurale du film (un dîner en son honneur) est complètement axée sur cet aspect et va se répéter un nombre incalculable de fois.

 

 Que ce soit en donnant rendez-vous à une bourgeoise dans une auberge glauque, où en faisant venir dans sa misérable chambre deux jeunes sœurs pour assouvir sa libido, le comportement de Baal débouche invariablement sur l'humiliation de l'autre et par son rejet. Ici, le rejet côtoie la fange, et une scène va jusqu'à le figurer réellement : celle de la femme qu'il ramasse littéralement dans la rue pour l'emmener avec elle, et qu'on voit pétrir de la boue et se rouler dedans ; femme qui, comme d'autres, est mue par une fascination incompréhensible pour celui dont elle souligne la laideur.

 

 Aucune lueur d'espoir ne filtre dans ce film même pas désespéré, porté par un cynisme destructeur soutenu par son personnage principal. Aucune respiration, aucune lueur n'y filtre. Et quand bien même le film serait ponctué par des chants (les fameux songs brechtiens livrés sur le mode western), c'est pour mieux révéler la bestialité de Baal. Et les femmes qui, dans l'univers de Fassbinder - même noir, même sombre - rayonnent, sont ici réduites à des rôles dégradants ; rabaissées, prises qu'elles sont dans les filets contradictoires d'un individu dont le comportement repose sur des mécanismes pervers, elles ne peuvent que chuter, à l'image de Margarethe Von Trotta, enceinte. Glaçant.

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29 décembre 2015 2 29 /12 /décembre /2015 21:53

 

 

 

Mia madre

 

Film de Nanni Moretti

 

Avec Margherita Buy, John Turturro, Giulia Lazzarini, Nanni Moretti

 

 

 "Mia madre" : Avec un tel titre, on avait tout raison de craindre d'assister à un film doloriste, mélodramatique, comme au fond Nanni Moretti l'avait déjà proposé avec "La chambre du fils", Palme d'or à Cannes. Et comment d'ailleurs échapper à cette impression quand il s'agit, pour sujet principal, de la mort d'un être cher, en l'occurence la mère précisément de Moretti, décédée pendant le tournage de "Habemus Papam" ?

 

Cette tendance d'un être qu'on accompagne dans la mort, c'est encore le sujet d'une autre oeuvre plus récemment palmée "Amour", de Michaël Haneke, dont le titre, en forme de programme de générosité affective, cachait une roublardise certaine. "Mia Madre" n'avait donc plus qu'à appliquer ces recettes destinées à tirer les cordes sensibles du spectateur, à coups de projections identificatrices.

 

Mais la première bonne nouvelle du film, s'il n'écarte pas en soi la matière mélodramatique de son sujet, c'est qu'il dépasse les deux options palmables (la veine ouvertement dramatique de "La chambre du fils" et la distance froide et clinique d'Haneke. Car si, dans "Mia Madre", le moteur narratif est bien la maladie de la mère de la cinéaste Margherita et de son frère Giovanni, il n'en constitue pas pour autant le centre. En tout cas, s'il en est le centre, c'est bien la périphérie qui importe dans le film, avec précisément le tournage d'un film conduit par Margherita.

 

L'écart adopté par Moretti, en confiant à l'actrice Margherita Buy le rôle principal, participe d'une volonté d'apaisement, et au fond d'une mise à distance. En évitant de reproduire la pure dépense mélodramatique de "La chambre du fils", Moretti injecte dans son film des modalités diverses, où le drame côtoie le burlesque et la simple bouffonnerie. A côté de l'inexorable sentiment d'un être amené à disparaître, c'est l'idée même que la mise en scène d'un film, avec tout ce qu'elle suppose de tatonnements et de difficultés, contrarie l'évidence de cette perte.

 

Mais, dans ce film gagné par une contamination d'éléments hétéroclites, le plus fort reste sans doute le jeu sur le temps qu'exploite Moretti. Plus le film avance, moins on a l'impression d'en repérer le trajet précis, sa vraie courbure. En cela, "Mia Madre" devient un film mental, où certaines séquences avec la mère semblent issues du cerveau de Margherita, telles des traces mémorielles prégnantes, qui gomment les repères entre réalité et rêve ; Giovanni ne dit-il pas à sa sœur, à une question qu'elle lui pose : "Mais enfin, Margherita, maman est morte".

 

Cette dose d'irréalité, de dissolution d'une réalité tangible (temporelle ou spatiale), trouve sa pleine mesure dans une succession de séquences, où l'on voit d'abord l'appartement de Margherita inondé, dans une résonance tarkovskienne – on note d'ailleurs l'action surréaliste de la cinéaste qui utilise une serpillière pour éponger. L'errance de la mère, en chemise de nuit, dans les rues, telle une somnambule, participe de cette perte de repères, tout comme la scène, aussi désopilante qu'empreinte d'une douce poésie burlesque, où les assistants de Margherita la suivent dans ses mouvements, elle qui est complètement perdue, mais pas forcément dans ses réflexions.

 

C'est John Turturro, excellent dans son rôle d'acteur suffisant, qui donne au film un élan grotesque contribuant à faire vaciller sa crédibilité réaliste. Mais que dire de l'actrice Margherita Buy, qui porte complètement "Mia Madre" sur ses épaules. Remarquable de sensibilité contenue, les gros plans sur son visage exprimant une palette d'émotions d'où ne perce aucun excès ; rendant avec justesse l'égarement face à la maladie tout comme des accès de colère devant John Turturro. C'est par le prisme de sa perception, rendue par les nombreux plans sur son visage, que la réalité dans "Mia Madre" devient instable. En cela, le film de Moretti, avant d'être celui de la disparition annoncée d'une mère, marque surtout le trajet sensible d'une autre, que Margherita Buy porte au plus haut point.

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23 décembre 2015 3 23 /12 /décembre /2015 22:31

 

 

 

Paris Nanjang

 

Avec Kim Duk-soo, Kim Ri-hae & SamulNori Hanullim Performing Arts Troupe

 

 

 

 Finalement, ils ne seront venus que pendant 3 jours, alors qu'il en était prévu 5. Eux, ce sont avant tout Kim Duk-soo, la figure charismatique du Samulnori, accompagné de sa troupe, SamulNori Hanullim, détonnant ensemble de percussions. Familiers des spectateurs du Théâtre du Soleil avides d'échappées asiatiques, ayant tissé un lien avec la troupe d'Ariane Mnouchkine, puisqu'ils les ont formés à la percussion, en vue du spectacle "Tambours sur la digue".

 

 Venus 3 jours seulement ? On apprendra que ce changement serait principalement lié à la volonté de Kim Duk-soo de proposer un spectacle différent de celui qui était prévu, en hommage... aux victimes du 13 novembre à Paris. Et, comme bon nombre de spectacles que l'on aura pu voir depuis le début de cette saison coréenne (Rituel chamanique, Jongmyo Jeryeak), tout commence par une cérémonie, lors de laquelle résonnent déjà gongs et tambours, éléments moteurs de ces styles. Bougies allumées, spectateurs qui montent sur scène pour participer au recueillement : l'hommage ne déroge pas à cette règle purement asiatique d'entremêler musique, fête et spiritualité.

 

 Avec cette entrée en matière, le chant se fait très présent, et ponctuera, tout au long du spectacle, les folles envolées percussives. Volonté de créer un plan plus humain, comme une prière qui s'étalerait tout le long, avec une chaleur supplémentaire. Et quand Kim Duk-soo apparaît seul et vient se placer, assis, devant les spectateurs, muni de son janggu, il se coule dans une enveloppe d'officiant ouvrant une cérémonie.

 

 L'homme, né en 1952, les cheveux grisonnants, ne semble n'avoir rien perdu de sa prestance et il tire déjà du janggu ces sons si caractéristiques : de sa main gauche, il produit des sons secs, mélodiques, tandis que la droite tire des sons sourds. Un instrument d'une malléabilité étonnante, dont la fortune est loin d'être tarie, tant son champ d'expression est large dans la musique coréenne : utilisé aussi bien dans des formes plus savantes, comme le Sanjo ou le Sinawi, il accompagne aussi le Pansori, ce désormais fameux chant coréen, de manière aussi discrète qu'essentielle.

 

 Lorsque Kim Duk-soo est rejoint par son ensemble, composé de jeunes musiciens, on pénètre très vite dans la quintessence de cette forme musicale, dont la séduction s'exerce très vite sur l'auditeur. Car le Samulnori n'est pas seulement ce déchaînement percussif intense qui imprime un rythme endiablé dû à son origine populaire. En évoluant, en passant des cérémonies liées au riz dont il tire sa source à la scène, il a gagné en subtilité et en sophistication. Au comble d'une frénésie instrumentale, il y a souvent, dans les pauses, les suspens, cette impression de vouloir créer un courant paisible, où les sons s'étouffent, pour mieux repartir dans l'accélération. Mais c'est bel et bien les précipitations rythmiques, la façon dont les musiciens engagent leur corps avec leur instrument (héritage des cérémonies chamaniques qui confinent à la transe) qui rend leur prestation époustouflante.

 

 Après l'entracte, le spectacle prend une autre teneur : une grosse percussion, installée presque en fond de scène, attend son exécutant. C'est Kim Ri-hae, danseuse de Salpuri, autre style coréen emblématique, qui apparaît. Particulièrement lente et gracieuse, cette danse, qui utilise comme principal accessoire un long foulard blanc, atteint un haut degré de délicatesse. Mouvements des bras, brèves accélérations du corps dans l'espace, le Salpuri confine à l'évanescence jusqu'au sidérant morceau de bravoure qui le caractérise : la danseuse, quittant ses gestes éthérés, s'empare de deux bâtons et engage avec le tambour un corps à corps virtuose. Martellements stupéfiants, gagnant progressivement en force, associés à un subtil jeu sur les bords de la percussion. De façon inhabituelle, Kim Duk-soo, présent sur les côtés, accompagne Kim Ri-hae avec son janggu. Les sons produits dessinent alors une palette sonore enrichie, tel un dialogue improvisé.

 

 La suite est des plus réjouissantes et constitue peut-être l'un des aspects les plus surprenants du Samulnori : voir des musiciens habillés avec des coiffes extravagantes, de longs rubans voletant, avec lesquels ils vont harmoniser rythmes percussifs et mouvements de tête. Une fantaisie qui flirte avec une veine folklorique, mais qui, avec ce groupe, atteint à un haut degré de jubilation. Il faut les voir effectuer des courses circulaires, tout en continuant à jouer. Tour à tour, un musicien s'extrait du lot pour livrer un solo, comme celui qui, dans la première partie déjà, se distingue avec son kkwaenggwari, petit gong au son particulièrement retentissant qui sert de fil conducteur musical. On note ce moment cocasse où, assis, le percussionniste produit des résonances entre son morceau  et les mouvements de son chapeau de plumes.

 

 Et, comme dans la majorité des spectacles coréens, le public, à la fin, est invité à participer à la fête, qui se prolonge et se termine à l'extérieur, autour d'un feu. Une façon de retrouver, sur une tonalité mineure, l'origine profonde du SamulNori, conçu, entre autres, comme une cérémonie de village liée à la célébration du riz.

 

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18 décembre 2015 5 18 /12 /décembre /2015 22:15

 

 

 

Ixcanul

 

Film de Jayro Bustamante

 

Avec Maria Mercedes Coroy, Maria Telon, Manuel Antun, Justo Lorenzo

 

 

 Des films venant du Guatemala, il est rarement donné d'en voir en France. Aussi, la sortie de "Ixcanul" suscite autant une curiosité liée au défrichage cinéphilique d'une terre inconnue, qu'une crainte de voir cette découverte passer par le prisme d'une vision ethnographique.

 

 Mais le début du film, exemplaire, vient déjouer tout de suite cette crainte : le visage de Maria, la jeune maya, investit le plan, à tel point que l'on peut déjà envisager ce point de départ comme l'acte de naissance d'un film. Le visage est conçu comme un monde en soi, sans coup de force significative. Tout juste sent-on, dans l'immobilité de la jeune femme, une certaine rigidité dans la pose, une préparation. Des mains qui commencent à cercler la tête d'un bandeau décoratif. On subodore qu'une cérémonie se prépare, mais ce n'est que plusieurs séquences plus tard que se bouclera ce mouvement préparatoire, lorsque son destin d'épouse se dessinera.

 

 L'immobilité de Maria, alliée à une impression de passivité inaugurale, va se renforcer dans les séquences qui suivent, en compagnie de sa mère, non pas pour signifier une quelconque soumission à un mode de vie maya, mais pour signaler une distance doublée d'indifférence. Maria donne l'impression d'être dans une présence-absence, semblant sortir d'un sommeil diurne quand sa mère l'invective à faire une offrande au volcan. On sent chez la jeune femme une conscience des gestes à accomplir (comme l'étonnante scène où elles font ingurgiter de l'alcool à des cochons pour faciliter chez eux l'accouplement) en même temps qu'un retrait.

 

 Grâce à cette figure féminine au fond assez opaque, le film de Jayro Bustamante s'imprègne d'une atmosphère naturaliste, où les actes sont accomplis sans que n'y perce un quelconque volontarisme. Les séquences s’enchaînent aussi sûrement que les actes du quotidien, et le fait que Maria soit promise, lors d'un repas, au patron qui fournit du travail à son père place les comportements sous le sceau d'une évidence fataliste. Et que Maria ait un amant, cela ne se fait aucunement sous l'angle d'une quelconque révolte contre les codes en vigueur, mais simplement parce que c'est ainsi.

 

 La quintessence de ce réalisme naturaliste est atteinte avec l'ahurissante séquence, pourtant filmée avec le plus de distance possible, qui montre Maria arrivant ivre devant le bar où, dans un premier temps, un homme sort pour uriner, puis son petit copain pour vomir. Le dépucelage qui s'ensuit, dans cette veine pour le moins sordide, entre en écho avec la scène des cochons.

 

 "Ixcanul" n'aurait pu avancer qu'à la crête de ce réalisme poisseux, étouffant, à force de vouloir s'extraire de la peinture d'une couleur locale. Pourtant, il s'en échappe en brossant de fines relations entre Maria et sa mère. Fondé sur la question de la transmission et de son dépassement, le film offre de beaux moments entre les deux femmes, comme ces séquences où elles sont toutes les deux à leur toilettes, nues. Cadrages resserrés qui participent de l'intimité et de la proximité et maintiennent au loin les hommes qui, dans le film, paraissent assez passifs (la mère ne dit-elle pas, à un moment, qu'une fois de plus, c'est elle qui va régler les problèmes ?).

 

 C'est au plus fort de ce cheminement entre la mère et la fille que le film bascule dans un surnaturel à la Bunuel, quand Maria enceinte, s'imprégnant de la conduite précédente de sa mère, décide d'adopter un rite prétendument magique pour chasser les serpents qui infestent les champs. Moment critique qui, s'il permet une conjuration de la superstition, emmène le film, dans son dernier mouvement, vers une curieuse option : le retour à une certaine réalité à la tonalité sociologique, en relation avec le rapt d'enfant. Un suspens final un peu vain qui, s'il rend "Ixcanul" légèrement bancal, n'en atténue pas pour autant la générosité de son approche.

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15 décembre 2015 2 15 /12 /décembre /2015 22:05

 

 

 

 

Je danse parce que je me méfie des mots

 

Spectacle de Kaori Ito

 

Avec Kaori et Hiroshi Ito

 

 

 

 Que ce soit dans le cadre du Festival l’Étrange Cargo, avec Clara Le Picard et sa mère Françoise Lebrun l'année dernière, La Ménagerie de Verre se prête aux expériences intimes, personnelles, familiales. C'est encore le cas pour ce festival Les Inaccoutumés où la danseuse et chorégraphe japonaise Kaori Ito propose avec "Je danse parce que je me méfie des mots" un spectacle en compagnie de son père.

 

 A la fois bas de plafond, mais avec un espace très profond, la Ménagerie se prête à faire surgir des figures surprenantes. La distance entre le public et les artistes y est à la fois proche et lointaine. Kaori Ito, sur scène en présence de son père, amorce très tôt un discours, comme pour retourner de façon ironique la signification du titre. Elle parle, oui, dans une tonalité digne d'un Georges Perec, avec une succession de questions adressées à son père, qui commencent toutes par "pourquoi ?".

 

 Lancinant, le questionnement - destiné à priori à mieux comprendre ce père qu'elle a perdu de vue pendant longtemps - n'est pas assené, pas plus qu'il ne se veut accusateur. D'ailleurs, la succession mécanique, portée par une voix adoucie par l'accent français, n'ouvre sur aucune réponse. Cela fonctionne comme un message adressé à posteriori, une bouteille verbale jetée à la mer du souvenir, qui appelle plutôt une remémoration qu'une volonté d'en découdre.

 

 Hiroshi Ito, le père, sculpteur, renommé, est là, assis sur une chaise, immobile, assez rigide, tel un fantôme en attente d'une réanimation. A partir de là, la démarche de Kaori Ito vise à créer un dialogue, en franchissant la barrière des ans et des âges. Quand elle parle d'elle, c'est au départ pour reprendre le fil biographique qui l'a conduite à danser, sous les injonctions de son père. Elle évoque son corps atypique de japonaise, avec un bassin haut, qui a peut-être été modelé par la danse classique.

 

 A partir du moment où Kaori Ito s'engage véritablement dans la danse, son corps, d'une extrême souplesse, passe par tous les états possibles, comme si, sous nos yeux, il s'agissait de livrer toutes les étapes qui l'ont amenée petit à petit, à en venir à des spectacles plus confidentiels, elle qui a accompagné des chorégraphes aux styles énergiques : Philippe Decouflé, Angelin Preljocaj, Sidi Larbi Cherkaoui, Alain Platel. Mais ici, ce précipité de styles divers (un peu bûto, un zeste de classique, etc.), proposé dans une urgence du corps, vise moins à témoigner de sa virtuosité et de sa plasticité qu'a impressionner littéralement le père, à attirer son attention.

 

 Une vraie opération de séduction, en quelque sorte, qui passe aussi par l'expression de cris, la ramenant à un état un peu infantile, mais dont le but, comme dans une joute animale, est réellement d'attirer le regard. Et quand Hiroshi Ito, s'extirpant de sa chaise, se lance à son tour sur scène, c'est à un véritable étonnement auquel on assiste : l'homme, âgé de 66 ans, de grande taille, le haut du corps dont la robustesse semble façonnée par un rapport soutenu à la matière, entame une gestualité vivace. Faisant preuve d'une grande vivacité, d'une étonnante rapidité d'exécution.

 

 Hiroshi Ito ponctue souvent ses mouvements de paroles parfois inaudibles, parfois en écho à celles lancées par sa fille. Lui aussi, par ses borborygmes, semble plonger dans un état d'enfance. Mais sa prestance virevoltante l'emmène ailleurs, pour le plus grand bonheur des yeux. Et quand les deux s'adonnent à des pas ensemble, l'harmonie est évidente. La distance qui avait séparé le père et la fille paraît lointaine. "Je danse parce que je méfie des mots" s'apprécie alors comme un rituel de conjuration des liens distendus. Sans gravité, et avec une pointe d'humour qui en fait un spectacle aérien.

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13 décembre 2015 7 13 /12 /décembre /2015 21:43

 

 

                              

Orestie (une comédie organique ?)

 

De Romeo Castellucci, d'après Eschyle

 

Avec Loris Comandini, Giuseppe Farruggia, Marcus Fassl, Carla Giacchella, Antoine Marchand, NicoNote, Marika Pugliatti, Fabio Spadoni, Simone Toni, Georgios Tsiantoulas

 

 

 

 1995-2005 : cela fait donc 20 ans que "Orestie (une comédie organique ?)" a été présenté pour la première fois au public et la tendance, lorsqu'on le découvre, serait de se dire : quelle modernité, avant de se demander de quoi participe exactement cette modernité. On se doute par ailleurs que pour Romeo Castellucci, reprendre une telle pièce en forme d'anniversaire n'a tout simplement pas de sens, tant tout ce qui fonde l'esthétique de cette œuvre va à l'encontre même de cette démarche.

 

 Car si l'on part du titre de la pièce, l'important est sans doute, plus que ce qui renvoie à Eschyle, dans ce qui est mis entre parenthèse sous forme interrogative. Faire d'une œuvre non seulement un questionnement, qui balaie ainsi toute notion d'achèvement, mais fonder sa puissance créatrice sur les possibilités infinies de la mise en scène. C'est ainsi que l'Orestie de Castellucci, à l'inverse d'une autre adaptation-fleuve fameuse (celle d'Ariane Mnouchkine), procède par retranchement, comme si, pour envisager cette œuvre fondatrice du théâtre antique, il fallait l'aborder par coupe, synthèse, artisanat.

 

 Si la mise en scène de Castellucci fascine dès l'abord, c'est par cette impression de capharnaüm qui règne sur scène. Objets qui flottent, tirés par des fils. Une esthétique du chaos renforcée par ce rideau fin devant la scène qui vient jeter un voile sur la perception du spectateur, comme si celui-ci était arrivé par inadvertance devant un chantier ; placé face à un spectacle en cours d'agencement, dont il ne saisirait que des bribes.

 

 Avec cette hybridation d'objets composites, de corps (un ensemble de jouets pour chœur, face à la masse imposante de Clytemnestre, minceur des comédiens jouant Oreste et Pylade, un Agamemnon joué par un trisomique), l'Orestie de Castellucci met en œuvre une sorte de théâtre de la cruauté, en comparaison avec Artaud. Castellucci, avec l'appui de machines (traduisant chez lui une obsession de la mécanique) fait intervenir des animaux (chevaux, singes), jusqu'à cette scène inconfortable d'une chèvre suspendue dont le corps est ouvert par un mécanisme régulier.

 

 Si on a également comparé le théâtre de Romeo Castellucci au cinéma de Carmelo Bene, bien des aspects l'en distinguent : la lenteur de "Orestie (une comédie organique ?)" participe d'une liturgie opératique, là où chez Bene le montage précipité de ses séquences instille un inconfort visuel permanent. Mais on trouve bien chez eux des traits formels foncièrement iconoclastes. A partir de là, Castellucci – et il l'a montré dans son approche du "Sacre du printemps" ou dans la mise en scène de "Moïse et Aaron" - s'achemine de plus en plus vers l'impalpable, donnant à ses spectacles une aura nébuleuse. En cela, son Orestie apparaît bien comme l’œuvre irréductible et étonnante d'un jeune metteur en scène dont le souffle radical vient de nouveau se répandre sur le théâtre contemporain.

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12 décembre 2015 6 12 /12 /décembre /2015 22:07

 

 

 

 

Lieu historique

 

Chorégraphie de Jennifer Lacey

 

Avec Alix Eynaudi, danse ; Zeena Parkins, composition et harpe

 

 

 

 Qui n'a jamais pénétré dans la fondation Mona Bismarck aura une occasion unique d'en arpenter certaines pièces grâce à Jennifer Lacey, dans le cadre d'une chorégraphie conçue comme une sorte de visite, doublée d'une reconsidération de ses espaces. Avec le titre programmatique "Lieu historique", la chorégraphe américaine basée à Paris offre un parcours teinté de drôlerie et d'extravagance qui interroge les différentes salles de cet ancien hôtel particulier.

 

 La surprise du lieu commence, avant le spectacle, avec l'attente dans un salon aux murs recouverts de papiers peints chinois aussi agréables à regarder que des estampes japonaises. On croirait venir assister à un cocktail chic (il y a pas mal de gens familiers, qui échangent bises et franches accolades, d'autres attendant sagement accoudés à un fauteuil), mais la fantaisie commence dès lors qu'un numéro vous est attribué, à ne pas confondre avec les tickets de vestiaire remis par les jeunes femmes du lieu.

 

Puis, pour dissiper cette atmosphère tranquille, des femmes élégantes, qu'on imaginait être des hôtesses, invitent le public à se regrouper autour d'un numéro (curieux comme on passe facilement du 2 au 153, gage d'une dispersion illogique). Un groupe disparaît, et l'on se retrouve dans une sorte d'attente, les portes du salon fermées, en s'interrogeant sur la suite des événements. Soudain, la soi-disant hôtesse rompt la cérémonie d'attente, et procède à une mutation radicale de sa tenue de soirée : quelques torsions de jambes nous font comprendre qu'il s'agit d'Alix Eynaudi, intégrée dans le spectacle.

 

Lorsque celle-ci se dirige vers la fenêtre (pas loin, trône la tour Eiffel dans sa luminescence nocturne), elle dissipe ses derniers lambeaux d'élégance en remontant crânement les pans de sa jupe. Se baissant, elle entame non pas des travaux d'Hercule, mais envisage d'arracher un morceau de bambou inséré dans un pan de mur, auquel l’œil distrait du spectateur avait à peine prêté attention. Cette capture vigoureuse est suivie - en une réminiscence d'une scène de "Vertigo" avec Kim Novak cherchant ses origines devant un arbre – par un geste de la danseuse portant le bambou vers une partie du papier peint afin de l'ajuster à un motif représentant un… bambou.

 

Quelques paroles sont énoncées par Alix Eynaudi, d'une voix blanche, portant sur le monde. Une jeune femme (une vraie hôtesse, cette fois-ci) ouvre la porte d'une autre pièce, quelques personnes la suivent, mais fausse alerte, Alix Eynaudi est toujours là et, dans ses mouvements à travers le salon, intime aux spectateurs de trouver le lieu qui facilite sa vision.

 

On finit par sortir de cette pièce pour se retrouver dans une autre, moins éclairée, en remarquant au passage quelques tableaux accrochés en haut, attirant le regard pour mieux s'en dérober. Jennifer Lacey est là, assise dans un fauteuil, comme en attente du thé vespéral. Mais quand elle se lève, ce n'est pas vraiment pour danser, mais pour se muer en une désopilante guide de musée, et entonne un discours esthétique devant certains pans de murs décorés de la pièce, qu'elle décrit comme la plus achevée des commissaires d'exposition.

 

En poursuivant cette visite itinérante, on se retrouve dans la plus grande salle, non sans avoir entendu au préalable des sons venant d'une autre pièce. Il y a alors comme une crainte de rater quelque chose, savouré par un autre groupe de spectateurs. Mais ne voilà-t-il pas que dans cette grande salle, où des chaises sont installées, tout le monde finit par se retrouver. C'est pour y voir Jennifer Lacey et Alix Eynaudi se livrer à leur dernière entreprise de ritualisation des lieux : quand Alix Eynaudi accroche par bonheur une écharpe à un clou en un seul geste, Jennifer Lacey doit s'y reprendre un certain nombre de fois, comme si le charme des lieux se refusait à elle un instant.

 

Ce passage prend une tonalité kafkaïenne, avec les deux danseuses s'emparant de pans comme arrachés à la décoration pour y faire disparaître leur corps, où alors glisser comme des zombies au sol, tandis qu'une troisième comparse, dans un autre pièce, offrait quelques allers-retours, distrayant le regard, comme si elle épousait l'allure du fantôme des lieux. C'est à peine si on remarque Zeena Parkins qui entre dans la salle et commence à distiller quelques sonorités cabalistiques arrachées à sa harpe.

 

C'est précisément avec elle que le groupe 2 terminera son exploration des lieux. Le public au plus près d'elle, Zeena Parkis annonce qu'elle va tenter devant nous des choses qu'elle n'a pas encore faites, et conclut par  : "my fail will be my success" (mon échec sera mon succès). Mais, pas de doute, son interprétation, proprement vertigineuse, offre cette palette de sonorités qu'on ne peut véritablement retrouver que dans une musique contemporaine totalement affranchie de tout cadre mélodique. C'est l'étrangeté sonore qui prévaut, l'exploration ahurissante des timbres qui donne tout simplement envie de la voir en concert.

 

Et pour parachever cette soirée, il n'y aura plus alors qu'à grimper à l'étage pour savourer une coupe de champagne. Parcours chorégraphique qui se mue en simple moment de délectation. Le lieu devient soudain familier, et il semble normal de s'en assurer dans cette détente.

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6 décembre 2015 7 06 /12 /décembre /2015 22:38

 

 

Gala

 

Spectacle de Jérôme Bel

 

Avec (en alternance) Taous Abbas, Cédric Andrieux, Michèle Bargues, Ryo Bel, Coralie Bernard, La Bourette, Vassia Chavaroche, Houda Daoudi, Raphaëlle Delaunay, Diola Djiba, Shadé Djiba, Sheila Atala, Nicole Dufaure, Chiara Gallerani, Nicolas Garsault, Lola Gianina, Stéphanie Gomes, Marie-Yolette Jura, Salvador Kamoun, Akira Lee, Aldo Lee, Françoise Legardinier, Magali Saby, Marlène Saldana, Oliviane Sarazin, Frédéric Seguette, Marceline Wegrowe

 

 

 

 Dans le champ de la chorégraphie contemporaine, Jérôme Bel reste au fond une énigme, alors même que "Gala", qui s'inscrit dans une continuité, se signale par une lisibilité extrême. Un temps, on aurait pu croire que ce geste artistique, depuis au moins "The show must go on", participait d'une démarche critique, post-moderne, en ce qu'il prendrait la danse comme un moment particulier de l'histoire avant d'en retourner ses effets, de façon distanciée et analytique.

 

 Force est de constater que, dans son approche conceptuelle, Jérôme Bel propose des spectacles qui ont la force de la simplicité. Mais, surtout, en traçant un sillon que peu emprunteront, il assoit de plus en plus un style, marqué par un retrait personnel, et l'affirmation d'autres trajectoires. Sa démarche, qui consiste à vouloir extirper du champ du professionnalisme des comportements communs, identifiables par tous, ramène le spectateur à un degré de familiarité qui, les barrières esthétiques s'écroulant, favorise une identification.

 

 Si "Gala", à l'image du superbe "Disabled Theater", met en avant des personnes qui ont rarement accès à la scène (en l’occurrence des handicapés mentaux dans le second), il s'en détache un peu en mêlant, sur un mode démocratique, des amateurs aux expériences variables. C'est ainsi que sur scène apparaît Cédric Andrieux, danseur émérite, qui était au cœur d'un des plus beaux spectacles de Jérôme Bel "Cédric Andrieux". De cette biographie qui lui était consacrée à "Gala", la position n'est plus la même, Andrieux se fondant dans la masse des amateurs et professionnels méconnus de ce dernier opus.

 

 Qu'on ne s'y trompe pas : si démocratisation, dans "Gala", rime avec multiplicité des corps en présence, l’intérêt de la pièce repose essentiellement sur la capacité de chacun à générer un corps singulier. En cela, la partie la moins intéressante de "Gala" reste la "valse", en ce que la figure de la valse, répétée et enfermée dans des duos successifs, produit finalement le même effet de reconnaissance. Ça tourne en rond, en quelque sorte.

 

 D'un autre côté, dès l'entame de "Gala", avec la partie "ballet", si le spectateur, face aux propriétés physiques de chaque protagoniste, se demande comment ils vont s'y prendre, c'est bien parce que la question primordiale qui sous-tend chaque passage, c'est celle-ci : comment, avec sa propre présence corporelle, on va aborder une figure éprouvée de la danse ? Et c'est d'abord, dans une série d'exercices, que Jérôme Bel en appelle à ces différentes présences de manifester leur potentialité. On ne réagit pas de la même façon, avec "Billie Jean", le tube de Michael Jackson, suivant que son "moonwalk" est proposé par un petit garçon, une femme d'un certain âge, par une danseuse plus chevronnée, ou une jeune femme en fauteuil roulant.

 

 Passés ces moments d'expérimentations de figures imposées, c'est la partie suivante, la plus longue, qui rend le spectacle véritablement passionnant. Cela devient affaire d'expression qui n'est plus vraiment portée par l'exercice de style. Dans cet élan d'accomplissement singulier qui fonde "Gala", les danseurs sont appelés à se manifester individuellement et à entraîner les autres dans leur manière à eux. Une antillaise – et c'est presque un cliché – convie les autres à zouker, un homme jusque-là discret dans son allure d'indien se lance dans un trip hard rock, une petite fille, dans ses déplacements tranquilles, embarque les autres jusqu'à flirter avec les rideaux sur les côtés.

 

 Deux autres moments se distinguent de cette valorisation de l'expressivité individuelle : la jeune handicapée qui quitte son fauteuil roulant et, par terre, se livre, telle un serpent à peine éclos, à quelques mouvements souples, que les autres suivent avec bienveillance. Mais surtout, une danseuse, qui ne se distinguait pas jusqu'alors, s'empare d'un bâton du genre utilisé par les majorettes, et avec une grande virtuosité, s'engage dans des mouvements maîtrisés, que les autres, et on le comprend, peinent à suivre, munis eux aussi de leur bâton. C'est véritablement hilarant, car la dispersion créée (comme un petit garçon qui craint de recevoir le bâton qu'il lance en l'air) produit un écart radical entre celle qui est concentrée dans son épanchement technique et ceux qui, en deux groupes, tentent de l'imiter.

 

 C'est cette différenciation entre gestes accomplis et balbutiements techniques, qui rend "Gala" si touchant. L'imperfection se frottant à l'expérience, la virtuosité au tâtonnement : de tout cela émerge un spectacle qui a beau suivre un schéma formel évolutif (nécessaire, sans quoi la scène serait gagnée par le chaos), mais d'où ne découle aucune démonstration formelle. On a juste le sentiment réjouissant que ce partage par une multitude d'individus, constamment ouverte, propage dans la salle de belles expériences.

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4 décembre 2015 5 04 /12 /décembre /2015 21:37

Prendre un sujet historique aussi balisé que la Révolution française et l'ancrer dans des vibrations contemporaines, palpitant d'instantanéités, c'est le pari réussi de "Ça ira (1) Fin de Louis".

 

            Photo : Elisabeth Carecchio

 

 

 

Ça ira (1) Fin de Louis

 

Création théâtrale de Joël Pommerat

 

Avec Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Éric Feldman, Philippe Frécon, Yvain Juillard, Anthony Moreau, Ruth Olaizola, Gérard Potier, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu, Simon Verjans, Bogdan Zamfir

 

 

 

 De l'univers théâtral de Joël Pommerat, depuis maintenant un bon nombre d'années, un style s'est imposé, fait d'onirisme, s'appuyant bien souvent sur une dimension évoquant le conte, avec, sur le plan plastique, de superbes effets de lumière, que des "noirs" cinématographiques venaient amplifier. Cela a donné des chefs d’œuvre comme "Au monde", "Cercles/Fictions" ou "Ma chambre froide".

 

A côté des adaptations de vrais contes ("Cendrillon", "Pinocchio"), il existe une veine, moins louée chez lui, plus axée sur le social, qui a pourtant produit l'une de ses plus belles œuvres "Les marchands", ou encore une courte pièce comme "Cet enfant". Comparé à une œuvre comme "La réunification des deux Corée", moins appréciée par la critique, conçue comme une remise à plat de son univers fascinant, "Ça ira (1) Fin de louis" semble sortir de nulle part. L'ampleur de cette dernière pièce (plus de 4 heures), son sujet historique, qui laisse peu de place à l’envoûtement onirique, inaugurerait-il un virage radical chez Pommerat ?

 

Mais c'est peut-être précisément de cette veine sociale, plus discrète, mais tout aussi importante chez Pommerat qu'émerge cette pièce sur la Révolution française. Mais à peine a-t-on avancé cela qu'un doute s'installe. Sur la Révolution ? L'attention qu'a le metteur en scène de ne pas nommer des personnages, que les férus d'histoire reconnaîtront facilement, témoigne pourtant d'un désir de ne pas s'enfermer dans le passé, pour aborder un tel sujet avec des compétences d’historien.

 

Car ce qui frappe dans "Ça ira (1) Fin de Louis", ce sont ses accents contemporains. En gommant les dates, les noms, en réduisant les références à de simples tableaux désignant les lieux critiques où se déroulent des débats virulents, Pommerat amène le spectateur à se faire le témoin d'une suite d'instants vibrants, immédiats. On ne soulignera jamais assez ce dispositif qui consiste à disséminer des comédiens hors de la scène (dans les couloirs, surgissant d'un fauteuil, ou assis sur des marches), afin de faire ressentir le battement intense des voix, des gestes, au plus près de certains spectateurs. Ce choix culmine dans l'arrivée de Louis, à l'arrière de la scène, descendant les marches pour se rendre sur la scène, et serrant les mains des spectateurs au passage.

 

Ce n'est pas tant que ce dispositif serait très original (impliquer le spectateur est une démarche très présente dans le champs de la performance), mais il prend ici une allure singulière, liée au sujet de la révolution où chacun se trouve au niveau d'un citoyen de la révolution.

 

Mais ce qui vient ajouter un trouble particulier à l’œuvre de Pommerat, c'est sa résonance avec l'actualité, particulièrement tragique en ce moment. Il suffit d'entendre des explosions dans la pièce pour qu'une atmosphère troublante s'installe. Mais plus encore, dans "Ça ira (1) Fin de Louis", la volonté de Joël Pommerat de projeter le souffle révolutionnaire dans des strates contemporaines va jusqu'à dépeindre, au chœur du chaos, des étrangers qui, aux abords de Paris, sèment le trouble. Et les réactions, de part et d'autre de la salle à un discours réactionnaire, ne se font pas attendre. Pour Pommerat, cette histoire, où se sont forgées les bases de la démocratie à la française – et sa portée universelle – peut encore nous parler dès lors que l'on transporte ses schémas dans le présent.

 

Le virage de "Ça ira (1) Fin de Louis" passe aussi par la façon d'envisager les corps. De par la nature conflictuelle des débats, de la tension palpable qui y règne, et malgré la dispersion des comédiens dans le théâtre, on n'a jamais autant senti chez Pommerat la présence physique de ses comédiens. On n'a jamais eu autant de proximité corporelle, bien que celle-ci se fasse souvent sous l'angle du conflit (on s'écarte du bras, on repousse l'autre et, dans la scène la plus intense, un corps est traîné). L'immédiateté, le sentiment d'une saisie de l'instant, tout cela vaut à la pièce de provoquer, grâce aux comédiens, une impression de mouvements constants, alors que c'est pourtant la parole qui prime.

 

Dans la mise en scène, en comparaison des flamboyantes œuvres antérieures de Pommerat, il règne par ailleurs une trivialité destinée à renforcer le sentiment d'une urgence : des projecteurs, souvent allumés, éclairent la salle, rendant malaisé la perception du spectateur. Comme pris à revers, entrant dans un monde presque à son insu, obligé d'ajuster son regard par rapport aux bruissements des voix, à l'agitation ambiante, il est pris au cœur d'un processus qui l'englobe définitivement dans un univers changeant.

 

A Nanterre-Amandiers, du 4 au 29 novembre

 

Reprise 2019 : Théâtre de la Porte Saint-Martin, jusqu'au 30 juin

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30 novembre 2015 1 30 /11 /novembre /2015 20:58

 

 

 

Hommage à Choi Seung-hee

 

Yang Sung-ok, chorégraphie et danse, et son ensemble

 

Kim Jung, danse ; Kim Young-gil, cithare ajaeng, cymbales bara ; Nah Young-sun, hautbois piri et taepyeongso, tambour janggu ; Yu Kyung-hwa, tambour janggu , cithare cheolhyeongeum, gong jing

 

 

 On a du mal à l'imaginer de nos jours, mais Choi Seung-hee, à qui est dédié le beau spectacle du Festival de l'Imaginaire, fut une telle célébrité qu'elle remplissait le Théâtre National de Chaillot en 1939, avec une jauge de… 2600 places. Élève d'un chorégraphe japonais, navigant entre la Corée du Sud et du Nord, elle contribua au renouveau de la danse traditionnelle coréenne.

 

 Née en 1954, la danseuse Yang Sung-ok se charge de transmettre ce patrimoine, et c'est dans la belle salle du Théâtre Claude Levi-Strauss, au musée du quai Branly, qu'elle propose un large panorama de ces danses, dont certaines emblématiques du répertoire. C'est avec la pièce "Seugmu", interprétée par la jeune Kim Jung, que s'ouvre le spectacle. Appelée la "danse de moine", elle affirme de prime abord la nature de ces danses coréennes, où se mêlent noblesse de port et intériorité. Vêtue d'un large costume blanc, effectivement évocateur d'une tenue religieuse, Kim Jung se livre à une prestation délicate, ses bras, prolongés par des bâtonnets qui transparaissent à travers le tissu, se déploient lentement dans l'espace. Avec la forme évasée des vêtements, elle évoque un insecte, telle une mante majestueuse rompue à quelque exercice de lent délassement.

 

Avec la pièce suivante, "Geommu", la danse des épées, c'est Yang Sung-ok elle-même qui intervient. Si cette danse, à l'inverse de la première, semble plus folklorique, elle renvoie en tout cas à une forme ancienne d'exercice de sabre. La souplesse de Yang Sung-ok, dans son maniement virtuose d'épée, entre en écho avec la très belle danse des éventails interprétée plus loin par Kim Jung. Simplement, l'allure martiale de la danse des épées, ponctuée par des mouvements des pieds qui semblent emprunter à la tradition chinoise, donne une bouffée de légèreté à ce moment.

 

C'est avec "Binari", chorégraphiée par Yang Sung-ok elle-même, qu'on atteint un haut degré de raffinement. Ici se conjuguent grâce, lenteur, et délicatesse dans la manière de manipuler des pans de tissu. A l'origine danse chamanique de funérailles, "Binari" rend compte avec bonheur de cette transformation d'une forme ritualisée en attributs chorégraphiques modernes.

 

Tout cela, ne serait que délicatesse éthérée s'il n'y avait pas, en appui, une qualité musicale exceptionnelle. Yang Sung-ok s'est en effet entourée d'un ensemble dont on a pu déjà voir certains éléments à l’œuvre, particulièrement dans un style lui aussi issu des cérémonies chamaniques : le Sinawi. Basé sur l'improvisation, cette forme musicale exceptionnelle met en œuvre des instruments familiers des spectateurs du Festival de l'Imaginaire, comme la cithare ajaeng, jouée par Kim Young-gil. Avec son archet (mais aussi, plus rarement, en se servant de ses doigts), il arrive à créer une expressivité étonnante. Le son rêche, rendu par un frottement vigoureux des cordes - alors que la main gauche produit ses étonnantes vibrations -, installe une atmosphère aussi instable que troublante.

 

 A côté du son délicat du hautbois piri et du tambour janggu, on retrouve une cithare étonnante, assez récente dans la panoplie instrumentale coréenne, le cheolhyeongeum. Proche par sa sonorité de la slide guitar, voire de la guitare hawaïenne, elle est jouée par l'étonnante Yu Kyung-hwa, dont le visage évoque celui d'une poupée sortie d'un manga japonais. Munie d'un petit bâton qui lui sert à pincer les cordes de sa main droite, elle tient dans l'autre un cylindre qu'elle fait courir sur les cordes, produisant ainsi des variations inspirées.

 

C'est la même Yu Kyung-hwa qui, vers la fin du concert, troquera sa cithare pour livrer une prestation magnifique au janggu, percussion utilisée dans le Samulnori. Son aisance dans les frappes, ses accélérations avec la baguette qui la conduisent à frapper des deux côtés de la percussion, en font une grande musicienne rompue à des techniques de jeu pourtant très différentes. En écho assoupli à ce déchaînement percussif, la danse du tambour de Yang Sung-ok, toute en retenue, concluait ce beau spectacle, pour une traversée du temps aussi émouvante que dynamique.

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